THÈMES
Revue de la B.P.C
3/2010
http://www.philosophiedudroit.org
Mise ligne le 24 septembre 2010
______________________
Philippe Borgeaud
et Anne Caroline Rendu-Loisel (sous la direction de),
Violentes émotions. Approches comparatistes,
Publications de la faculté des
lettres de l’université de Genève,
Éditions Droz, Genève, 2009, 201
p.
Au titre des travaux
du Centre interfacultaire en sciences affectives, Philippe Borgeaud et Anne
Caroline Rendu-Loisel ont réuni les contributions d’anthropologues et
d’historiens autour du projet paradoxal de « comparer l’incomparable ».
L’ouvrage de Marcel Detienne ainsi intitulé, et qui a d’ailleurs fait l’objet
d’une nouvelle édition augmentée en 2009, correspond à la fois au point de
départ de la réflexion de nos auteurs et à son prolongement. En effet, les
auteurs de ce volume se sont proposés de mettre en perspective les différentes
manifestations et représentations des émotions violentes par l’instauration d’un
dialogue entre les époques et les lieux. Aussi, l'hypothèse élaborée au fil des
ces études, prône-t-elle l'idée selon laquelle la violence, qui est toujours un
phénomène émotionnel et qui paraît donc ontologiquement unique, peut constituer
un véritable objet d'analyse critique parce que, précisément, cette profonde
originalité du sentiment est commune à tous.
Les réflexions
construites autour de cette trame, nous semblent pouvoir être transposées au
domaine juridique. Ces relations entre le particulier de l’acte humain qui,
comme le signalait Léon Husson, kantien et bergsonien sans contradiction, ne
saurait se réduire à sa matérialité, et le général de la règle de droit y sont
remarquablement prégnantes. Leur compréhension se trouve véritablement enrichie
par la lecture de ces textes.
De telles études
relèvent à leur manière le défi de « l’universel singulier » cher à
l’interprétation de philosophie du droit personnaliste souvent introduite dans
cette revue. Elles convainquent leurs lecteurs qu’au-delà des simplifications
opérées en la matière, peut être plus facilement qu’ailleurs sous couvert de
subjectivisme, mais en réalité relevant d’un positivisme abusif et diviseur,
par les théories de l’inconciliabilité complète des sentiments d’une culture à
une autre ou par les théories, plus fréquentes aujourd’hui, de l’ «
universalité des émotions de base ». Les auteurs ne manquent pas de souligner
que le problème est alors évidemment de pouvoir déterminer le contenu de cette
« base » et de ne pas faire de cette universalité-là un étau réducteur en
considérant qu’un même mot recouvre toujours le même contenu.
Ces deux conceptions
antinomiques sont exposées et dénoncées notamment par David Konstan dans le
premier article de ce recueil. C’est pour étayer sa démonstration qu’il choisit
d’illustrer concrètement son propos par une analyse des définitions que l’on
peut donner de la colère en confrontant ses significations actuelles,
dépourvues de lien avec une éventuelle cause externe au sentiment, à celles
qu’en donnait Aristote. En réalité, la colère ou bien la peur dont elle
procède, s'analysait pour les Grecs comme un phénomène avant tout cognitif au
sein duquel s’affirme la relation à un objet. Si l’on veut bien s’attacher à
ces développements en adoptant le point de vue d’un juriste, ce sont toutes les
discussions autour des crimes dits « passionnels » qui s’éclairent
différemment. La classification généralement opérée pour déterminer le degré de
responsabilité de l’auteur de tels crimes varie entre cause interne et cause
externe. Elle devrait être dépassée au nom d’un simple principe de réalité qui
enseigne à se soumettre à un donné extérieur.
L'auteur achève sa
réflexion en ouvrant le débat à un autre dépassement possible, voire nécessaire
: celui de la distinction absolue de l’universel et du culturel.
Ce premier article
n’est pas le seul dont les problématiques essentielles peuvent avoir un impact
en droit. Dans une telle optique en effet, il est intéressant d’étudier plus
particulièrement les contributions de Claude Calame, déjà connu pour ses
interprétations de la poïétique dans le théâtre tragique, sur la poésie mélique
et de Renate Schlesier sur le pathos.
Se fondant sur la
pensée de Hegel, Claude Calame (spécialiste de la poiésis hellénique)
démontre que la passion exprimée par la poésie lyrique permet à l’âme, au coeur
précise l’auteur, de prendre conscience, par la représentation, de ce
qu’elle ne faisait qu’éprouver. C’est ainsi que s’opère la katharsis,
car bien que nommer une émotion ne puisse entraîner de facto une
domination de celle-ci, il est indéniable que l’acte de l’esprit de la
concevoir permet du moins de la re-sentir et non pas seulement de la sentir,
d’entrer dans une posture plus active et non seulement passive. Il paraît
superflu ici de considérer le nombre des débats entre juristes, notamment au
plan pénal sur la question de la conscience de l’auteur d’un crime, qui
seraient complétés par ces connaissances, ou par une reconnaissance qui
permettrait l’aveu d’une faute et le repentir moral ou le pardon.
L’article de Renate
Schlesier permet également d’aborder différemment cette problématique de la
partition élaborée entre ce qui relève du voulu et ce qui participe au
contraire du subi. Le pathos apparaît au terme de cette contribution comme une
émanation d’un sentiment de violence aussi bien physique et actif que psychique
et passif ou passionné. Le pathos est donc une expérience, une situation,
tenant à la fois du subjectif et de l’objectif.
Il ressort
finalement de toutes ces enquêtes que les émotions et les sentiments supposent
bien une réalité, mais une réalité qui échappe peut-être aux catégories
traditionnelles du droit parce qu’à la fois interne et externe, relevant plus
du mystère que du problème puisque, selon les termes de Gabriel Marcel, elle
est hors de nous et en nous, et non pas devant nous. Les sentiments sont
au-delà de toute représentation mais pourtant toujours contraints à la
métonymie de ce qui apparaît, à la fois radicalement individuels et
intrinsèquement liés à la vie collective en tant que médiatisation nécessaire
de la communication.
On pourrait
simplement regretter l’absence de la notion de responsabilité car elle
paraît être le fil d’Ariane de ces réflexions, même si elles n’ont pas un
caractère strictement éthique et juridique. En vérité, deux axes de réflexion
orientent ces études, mais seulement l’un d’entre eux semble faire l’objet
d’une démonstration critique.
Celui-ci est
parfaitement assumé, et se situe dans une perspective plutôt religieuse, morale
à la rigueur : c’est une classification opérée autour d’une violence qualifiée
de « normale » et d’une violence de type « sacrificiel », comme celle dont il
est question dans l’article de Danielle Feller sur le Mahābhārata [1]ou dans celui de Guy G. Stroumsa
sur les martyrs chrétiens par exemple. Le sacrifice est une violence de la
communauté destinée à purger les violences « normales » commises par un
individu ou un groupe restreint contre les intérêts de tous. Notons que dans
les analyses précitées, la victime sacrifiée n’est pas nécessairement
identifiée à celui par qui la violence condamnée par la société est advenue ;
Danielle Feller évoque notamment le sacrifice du cheval qui met un terme à la
guerre opposant les ennemis du Dharma (que l’on pourrait d’ailleurs traduire
comme le « bon ordre » du monde et qui désigne un droit positif ritualisé) à
Krishna. Ce processus de rétablissement de l’équilibre originel est exactement
celui qui se situe aux sources de l’idée de justice dès l’émergence de la
pensée hellénique.
L’autre plan d’étude
qui se dégage dans ce livre pourrait être qualifié de normatif, mais n’est
cette fois exprimé qu’à demi-mot, puisque l’ouvrage souligne bien que les
diverses représentations que nous avons pu recevoir des émotions violentes sont
toujours empreintes d’une volonté de les gérer, de les canaliser et en somme
d'y répondre. N’est-ce pas justement ce que propose la responsabilité,
en tant que concept moral et métaphysique, philosophique mais aussi juridique ?
Si c’est un tableau figurant Persée affrontant le dragon qui illustre la
couverture de ces approches comparatistes, il semblerait bien que le
combat ne soit pas ici tout à fait mené à son terme dès lors que le lourd
problème de la responsabilité n’est pas traité.
___________________________________________________________
©
THÈMES, Revue de la B.P.C., 3/2010, mise en ligne le 24 septembre 2010