Revue de la
B.P.C. THÈMES II/2015
http://www.philosophiedudroit.org
Mise en
ligne le 23 avril 2015
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Un crash
métaphysique
ou l’impasse
nihiliste du principe utilitariste de raison suffisante [1]*
par Jean-Marc TRIGEAUD
Scénographie
On ignore tout de la mort par noyade de Jules Lequier en
1862. Mais l’on a souvent fait l’hypothèse d’une démonstration de la liberté
absolue dans l’esprit des expériences relatées dans La feuille de charmille,
comme un défi lancé à son incrédule fiancée, cependant imaginaire, Mlle
Deszilles !… Le principe de raison suffisante baignait encore dans le
néo-kantisme, dont avait essayé de le sortir un Rosmini que la France dédoublée
honorait alors et que plagiera abondamment un autre Jules : Jules
Lachelier.
Cet acte « libre » et cette philosophie
inachevée de Jules Lequier exaltant les vertiges du choix, influenceront
certes, non sans paradoxe, et aux côtés de Nietzsche, le pragmatisme de William
James, avant l’existentialisme de Sartre : celui d’une « libre
création » de sa propre essence ou de son propre être qui entendrait ainsi
échapper au tragique du néant. Mais ils n’en étaient pas à cette phase
contemporaine et post-moderne où a culminé tout au début la théorie (de raison
très suffisante) de la justice d’un Rawls.[2]
Découvrons-en alors des effets qui, sans être inattendus,
et même s’ils n’apparaissant que brutalement « matériels » et sensibles,
vérifient sans doute cette première intuition qu’un retour à l’utilitarisme
foncier de la raison d’origine ne pouvait qu’introduire dans la culture
d’aujourd’hui le nihilisme le plus complet et en même temps la contradiction la
plus insupportable, une contradiction que chacun fuie parce qu’elle
terrorise sa conscience et lui injecte le soupçon d’une trahison, d’une
trahison et de l’esprit au profit de la raison, et de la vérité
au profit des opinions qui « réussissent ».
*
« - Qui m’empêche, se dit-il avec un mouvement de
jubilation encore inconnu, très trouble. Les ponts sont coupés. Je suis ici. Je
fais ce que je veux. (…)
Peut-être qu’il n’y a plus rien ? Mais à cette idée,
qui lui paraissait presque plausible, son cœur battait d’excitation contenue ;
il sentait son esprit flotter avec légèreté sur les eaux de la catastrophe.
‘Peut-être qu’il n’y a plus rien ?’ La terre lui paraissait belle et pure
comme après le déluge (…), et il lui semblait que ses yeux se pressaient contre
leurs orbites jusqu’à lui faire mal (…) ; on n’entendait plus
rien ; le monde semblait se rendormir (…) ‘Je suis peut-être de l’autre
côté’, songea-t-il avec un frisson de pur bien-être ; jamais il ne
s’était senti avec lui-même dans une telle intimité. » (Julien Gracq, Un
Balcon en forêt, Corti, 20 s.). L’auteur, qui a appartenu au mouvement
surréaliste, a été traducteur, interprète esthétique et critique des
principales figures du Sturm und Drang, romantisme « noir »
allemand, visant tous les héros suicidaires de la « conscience
malheureuse » hégélienne ou du vertige du gouffre goethéen (werthérien).
Mais voilà qui est aisément transposable.
Ainsi Andreas Lubitz, le copilote de l’A 320 de la Germanwings[3],
précipita son appareil contre la paroi rocheuse. Avec l’avant-goût de supprimer
le monde, d’éloigner les cris mêmes qu’il n’entendait déjà plus, par l’acte de
se faire disparaître, d’anéantir l’extérieur, son altérité, ses
résistances, à travers l’intérieur, en retrouvant le sens inégalable
d’une puissance infinie sur cet extérieur, enfin apaisé et dominé, et offrant
un spectacle admirable et saisissant. Tout s’ouvrit dès lors sur le vide
longtemps recherché, tout se résorba selon une force centripète qu’aucun
principe de raison n’expliquera jamais, parce qu’elle a embrassé la totalité de
l’être, et du monde et de l’acteur qui s’y produisait ; elle n’a sollicité
aucune contrepartie, elle n’a engendré aucun échange, elle n’en a appelé à
aucune rétribution dans la haine, la vengeance, ou la volonté d’avoir le
dernier mot.. Elle ne s’est réclamée d’aucune compensation ou utilité. Elle
s’est affirmée gratuite. Mais d’un gratuit calculé pour s’auto-détruire dans
son objet et échapper même à la posture de la complaisance ou du narcissisme
gidien. Elle a provoqué le métaphysique et revendiqué l’absolu. Elle s’est
érigée, brandissant le pouvoir et la domination, l’hegemonikon eût dit
le Stoïcien, de l’esprit, au-dessus de la simple raison. Elle n’a connu cette
raison qu’afin de préparer l’émergence ou l’Ortung, l’Ursprung,
l’Urgrund d’une puissance intellectuelle et proprement
« idéative » comme un saut, par perte immédiate de son contenu et de
son objet, et par fascination de sa seule forme, dans l’Abgrund ;
et elle a entraîné, par là, cette puissance au geste que seule la liberté
commande en son mouvement imprévisible.
Et certes un rationalisme proscrit tout intérêt et exclut
de soi un utilitarisme. Mais, d’un côté, il l’engendre, et, de l’autre, il
pratique un tel schéma homologisant des termes abstraits relationnalisés
entre eux, et aussitôt consensualisés, contractualisés, à travers la
perception du supra-genre au fond qui leur est commun, et par où il adhère à ce
qu’il prétend réfuter : l’intérêt de ne valoir qu’eu égard à un autre
terme que lui-même si c’est au sein d’un rapport de liaison entre les termes ;
c’est la technique héritée des Stoïciens, du Descartes des Méditations,
du Grotius même du De bello ac pacis… ou du Kant de la Kritik der
praktische Vernunft ; tout s’y passe comme si la contrepartie était
désignée par le substituable universellement parlant, ce que le juriste
civiliste nomme le « fongible » propre à une chose dite précisément
« de genre » (v. d’ailleurs Kant après Wolff).
Toute pensée qui élimine le singulier ou l’unique de l’universel
fait basculer ce dernier dans un rétributivisme de la raison, puis dans
un complet utilitarisme, puis dans un pragmatisme, puis dans un nihilisme ;
mais ce dernier ne se révèle à la fin que parce qu’il aura été inscrit,
« au futur antérieur » donc, dès la genèse de ce processus de mise
entre parenthèses du réel. Il hante, en effet, tout au commencement, les
mésaventures d’une raison qui s’egocentrise.
Un
suicide, un acte psychiatrique ? L’interprétation est close et entendue.
Mais non ! Suicider le monde à travers son propre suicide traduit un acte
bien différent. Un acte libre, de nature métaphysique. Un acte dont l’approche
d’un comment des purs moyens ne saurait rendre compte. Un acte dont la
conception rationalisatrice visant à en établir les motivations, et dont la
dialectique de l’intérêt exploitant ses ressorts prétendument cachés, en termes
de déceptions ou d’échecs, ne parviennent pas davantage à justifier qu’il
ait eu lieu.
D’une
pensée au-dessus des contraires
Mais,
au fond, derrière l’homme, derrière une pensée plus ou moins consciente, s’est
engouffrée La Pensée qui l’a tenu jusqu’au bout pour, elle, se suicider
et démontrer l’impasse d’un « sans fond » à laquelle elle conduit.
Pensée de l’idéalisme, sans doute, de son subjectivisme solipsiste, de ses
tendances foncièrement nihilistes et contemporaines de ses manifestations
historiques dans un univers germanique auto-référentiel ; un univers qui
constitue la trame sous-jacente, qu’il le veuille ou non, de l’univers culturel
moderne. Cet univers s’est débattu encore récemment dans les tourments
dialectiques de ses oppositions et conflits mal surmontés, impossibles à
dompter, au regard de ses enfants, qui s’apparentent à des monstres
frankensteiniens : il a accusé sa significative impuissance devant
« Daesh », il a même trahi plus que sa complicité, et fait apparaître
ses contradictions dans l’inaptitude à avérer sa perception sémantique univoque
et sa cohérence argumentative face au cas précédent comme à l’affaire Charlie.
Mais comment cet univers porté par une telle vacuité ou relativité pourrait-il
résoudre l’énigme du contraire né de lui et de ses œuvres et avec lequel, non
sans perversion, il pourrait bien pactiser ?
Or voici pire : ou l’accomplissement du pire.
Mieux que les horreurs de Daesh ou des assassinats d’innocents au cœur de
Paris, voici le pire en son essence absolue, l’acte précisément qui lui renvoie
la grimace d’un visage absurde et nihiliste, qui lui prouve l’impasse de sa
culture idéaliste, et la vanité de sa bonne conscience ; l’acte qui donc,
cyniquement, exacerbe la logique néantisante de sa culture tout en s’affirmant plus
fort, et au-dessus même de Daesh ou du terroriste de Charlie. L’acte
même dans lequel il n’y a aucune contradiction à déceler, aucun intérêt, ni
même aucun dépit à saisir ou à pouvoir scruter. L’acte qui rappelle que l’homme
que la culture a nié est indépendant de cette culture puisqu’il la tue.
Gêne aussitôt de cette culture et de la société qui la porte pour accueillir un
événement aussi culpabilisateur et qui humilie d’un coup ses prétentions. D’où
sa fuite commode vers les curiosités biographiques ou de circonstances de vie
et vers l’explication plus que vers la compréhension. Mais l’auteur, le
délinquant malade, c’est une telle culture décidément tyrannique qui l’est, et
c’est elle qui avoue ses élans suicidaires à travers un pilote.
Et il ne semble pas qu’en revenir aux données d’une
conscience « amorale » de l’agent du crime pour le déclarer, déjà
moralement, irresponsable de ses actes [4],
suffise à procurer la bonne approche, puisque, métaphysiquement, il s’agit de
se placer en deçà de cette conscience, d’en faire précisément le vide
(presque de façon indiano-platonicienne) et de ne regarder que ses référents
ontologico-axiologiques suprastructurels. C’est pourquoi il est, de même,
paradoxal, d’évacuer les concepts de « réel » et de
« réalité », déclarés artificiels et étrangement
« philosophiques », ce qui est cependant significatif d’une
transcendance ontologique, quand on s’attache aux phénomènes de désordres
agitant la conscience réduite à sa dimension psychologique eu égard à un
« modèle communautaire » extérieur [5] ;
voilà qui pourrait bien convenir, certes, à « l’analyse » du cas
Andreas Lubitz et qui permettrait de dégager une figure supplémentaire de sujet
ravagée dans sa psychè émotive, longtemps abreuvée d’images stimulantes,
et dissociée de sa conscience, au moment du passage à l’acte, d’où son
attention soutenue à son projet dans son inattention caractéristique au
reste du monde ; mais ce retour de démarche positiviste empêche de poser
la question radicalement métaphysicienne, du fait d’une méthodologie ou d’une
épistémologie déjà encombrée par le préjugé de la doctrine conscientialiste.
Du
singulier qui résiste à l’utile
Eminemment
métaphysique est cet acte de liberté
comme réfutation existentielle de tout idéalisme et des analytismes qui en sont
issus, et des positivismes qu’il a alimentés par un anti-intellectualisme
commode et en fortifiant l’anti-métaphysique d’un principe utilitariste de
raison suffisante.
Car il est universel et il est unique,
l’unique est le reflet même de la liberté qui à travers tous les arcanes de ses
mystères dissimule le moteur même de la personne comme dominium sui actus,
si l’acte est enfin compris comme acte ontologique et non, selon la
vulgate phénoménologique à la mode dénaturante française (comp. J.-L. Marion)
héritée de Husserl, comme acte pratique, nourrissant tous les pathos
d’une théologie pareillement éconduite de l’être et luciférianisant l’homme en
lui faisant imiter un divin conçu comme actif pratique ou créatif pur et par là
comme en même temps, pour confiner au vide, pur langagier. On en voit
effectivement les effets.
Sous sa version idéalisante et généricisante, préfigurée
déjà par le cynisme diogénien, la liberté de l’unique peut vouloir se
désolidariser de tout objet réel dont elle refuse de partir pour y substituer
un vide d’être, et elle peut écarter par là l’idée qu’il serait appropriable
en tant qu’extérieur extra-mental ou méta-logique. Elle peut ramener justement
l’appropriation à celle des données d’un moi lui-même assimilé à cette liberté
qui prépare en son geste d’unicité néantisatrice, l’acte final.
C’était
aussi l’anniversaire de la chute, cette semaine-là, du Troisième Reich, qui a
porté la pensée du vide au sommet, comme Emil Brunner l’avait compris dans sa
Gerechtigkeit, publiée à Zürich pendant la guerre (et déclenchant les foudres
de Karl Barth) ; le régime inversa justement très schmittiennement la
théologie en la faisant partir d’un droit et en soumettant celui-ci à une dogme
wébérien d’utilité moyenne, source de Werantwortungsethik,
« d’éthique de la responsabilité », n’est-ce pas ?
C’est non loin, même altitude approximativement, à 1700
m, que le lac de Sils Maria, en basse Engadine, attirait vers ses profondeurs
Nietzsche, dont il est étonnant, quand on le présente, de faire oublier les
données biographiques : n’était-il pas, très rapidement, et à ce moment,
écarté de toute responsabilité, et interné à l’hôpital de Turin. Car lui
« pense », son acte de formalisation d’un nihilisme de la volonté du
vide (de la Wille der Macht et non zur Macht), i.e de la forme
pure de la puissance de la volonté, est à l’abri des critiques des psychiatres.
Sa pensée est objet d’analyse objective. Pas celle qui a inspiré Andreas dont
on préfère dire qu’il est donc, quant à lui, …et unanimement, psychiatrisable
ou fou. Surprenante incohérence ! Mais tout se tient pourtant dans la
« mauvaise conscience » de ce refus en forme de lapsus révélateur.
Comment admettrait-on que c’est justement cette culture
qui est folle parce qu’introduisant au seul relatif déjà vanté par
Stirner au moment oublié de tant d’attentats « sans raison » en
Europe, au centre des villes de toute sa partie Est ! Der Einzige
(nous y voilà !), c’est lui « l’unique » de la liberté
sans objet ! Autre Nietzsche, autre Derrida, autre Foucault (dont on
évitera de rapporter les dossiers …soit psychiatrisables soit simplement
criminalisables, s’agissant, par exemple, de l’apologie et de la pratique
avouée de la pédophilie et des manifestes en faveur de la dépénalisation de
certains meurtres d’enfants, à une époque oubliée de l’histoire…). Der Einzige und sein
Eigentum. Qui est propriétaire de qui ? Si un Je, mon Je, est Autre, cet autre est destitué de son trône
divin, il est le mauvais non-être, le néant [6],
il est le Diable ![7]
Ce dédoublement, nous le connaissions, entre Hyde et
Jekyll, au fond, comme assez caractéristique d’un diabolisme de l’engendrement
de toute injustice, dévoilant, au cœur de la liberté supposée, les aliénations
insoupçonnée d’une nature adamique blessée [8].
Et déjà nous savions que le même homme peut avoir soutenu sa thèse, en
l’occurrence en Rechtsphilosophie, la veille, avoir écouté, ému, la Messe
en si le matin, et armé sa mitrailleuse consciencieusement pour exécuter
sur ordre une famille entière implorante au bord d’une fosse l’après-midi. Se
couper d’un réel qui « n’existe pas », ou qui est affecté de
l’indice d’un négatif, déjà qualifié et jugé, est le propre d’une action
purificatrice qui applique au monde se qu’elle s’est appliquée, très
rationnellement, à soi-même en refoulant toute notion de liberté existentielle
dans la personne sous-jacente à la nature, et en essayant de la faire passer
pour un élément empirique estimé subalterne de cette nature qu’elle entend
désindividualiser davantage afin de l’élever à la transparence transcendentale.
Alors pourra s’imposer le seul intérêt de la Vernunft, du Mind ou
de la Consciousness, intrinsèquement calculatrice et qui a perdu les
élans de don du noûs, du kâlam, de l’intellectus ou du Geist
déchu. Une telle raison aura démontré impitoyablement que si le
« mal » (selon la langue d’un monde abandonné à son ignorance) doit
survenir, c’est afin de permettre l’épanouissement d’un « bien », né
du rééquilibrage, au sein de ce processus désespérément contractuel, consensualisant
le monde selon son angélique aspiration, l’enveloppant du blanc manteau d’une
justification par la sola fide démocratique de l’adhésion à un
« pacte » social.
Seulement voilà : il n’y a qu’un pas de la
purification à l’extermination où conduit ce généreux
Providentialisme de la Sainte Raison. Car elle est, très vite, exterminatrice
des existences jusqu’à l’implosion finale de l’acteur « fou » dont
elle commande au personnage, jusqu’au sacrifice que lui rend cet acteur du
contrat, auto-révélant que la Macht …c’est lui ou c’est elle, c’est sa
« forme », et que donc le néant …c’est lui, et que toute cette
histoire qui s’achève dans les abîmes n’avait nietzschéennement aucune
signification autre que de s’accomplir dans sa contradiction dernière.
Mais
il ressort, au moins, de cet homme qui s’est misérablement condamné aux yeux de
tous, qu’il n’a pas réussi à évacuer la liberté en sa plénitude
métaphysicienne. Comme liberté d’oscillation éthique entre un bien et un
mal, entre la connaissance totale ou la connaissance partielle et l’erreur.
Liberté, qu’on le veuille ou non, de valeur ou axiologique. Elle n’est
pas par là libre-arbitre psychologique emprisonnant l’homme dans sa nature
mixte partagée entre sensible et rationnel ; elle dénonce ce « roseau
pensant » et flexible qui entend se placer « au dessus » et
qu’aucun tourment affectant la nature ne fera céder, qu’aucun conditionnement,
qu’aucun déterminisme passant par la nature, ne rompra, qu’aucune situation
d’extériorité des pressions catastrophisantes d’un monde n’abolira, que même
aucun système concentrationnaire n’étouffera (Maximilien Kolbe !),
qu’aucune intériorité en proie à ses exaltations, à ses débordements, voire à
ses démences passionnelles, n’occultera ! Car tout ce qui est extérieur et
appartient en apparence à l’extérieur de l’intérieur sous le nom
d’aliénations intimes, est intégré dans le broyeur de cette liberté sublimante
des forces qui semblent la dépasser et qu’elle transfigure sans cesse, étant
plus forte qu’elles, devenant la force elle-même, et par sa seule
forme, dans l’abolition permanente d’un contenu, en s’objectivant donc dans
le vouloir ultime d’un rien, ou d’un vide qui me traduit à la fois
« moi », dans ma subjectivité absolue.
Et
même un Nietzsche s’accorde à placer l’irréductible d’une valeur, de la Wertung,
au-dessus même des faits et de leur certitude qui l’obsède dans sa critique
d’un positivisme de la science : « la question de la valeur est plus
fondamentale que la question de la certitude ; cette dernière ne devient
sérieuse qu’à condition que la question de la valeur ait déjà trouvé réponse »
(Ecrits Posthumes, Œuvres, tr. fr., Gallimard, t. XII, p. 301,
cité et commenté par Raymond Gélibert lors d’une conférence inéd. sur
« Nietzsche et le positivisme», 1986).
Si,
malheureusement, la valeur dépend d’un faire substitué à l’être plongé dans
« l’innocence du devenir » et si elle accrédite, comme l’ont montré
Gilles Deleuze et Jean Granier (reprenant Heidegger), l’idée d’un pragmatisme
néo-empiriste, elle lance un défi en provoquant aux
« interprétations », à leur profil individualisés dans des
« points de vue », au retour du subjectivisme axiologique des Weltanchaungen,
dont on perçoit bien qu’il déborde des faits et qu’il découvre un néant, comme
placé au balcon sur le vide d’un monde fermé, celui même d’une histoire achevée
sans dépassement précisément anhistorique. L’apparaître vaut par lui-même
comme pur existant, et ainsi avons-nous « aboli le monde des
apparences », s’écrie Nietzsche dans Le crépuscule des idoles (cit.
Gélibert, ibid) ; mais cette valorisation néantisante fait surgir
le grand vide d’une autre valeur par rebondissement et irrésistible
contradiction : il aboutit à l’émergence de la valeur, la valeur
supérieure, quoique absolu néant, qui attire par en-haut, …ou qui focalise vers
la façade alpine où s’écrase l’A 320 ; un avion, du coup, transformé par
l’acte d’un seul en un univers enclos, où la volonté même s’est supprimée dans
son vouloir-vivre, où toute interprétation survivant aux faits a effacé jusqu’à
son contenu et son objet et jusqu’à la dualité même entre un objet intérieur et
extérieur.
Moi
et le monde
Tel aura été déjà à sa façon le héros de Mishima dans L’incendie
du Pavillon d’or, dont Mauriac indique subtilement dans sa Préface
qu’il ressemble aux personnages hallucinés de Dostoiesvki. L’incendiaire
japonais cherche à convaincre un monde de l’objectivité absolutisée qui
l’ignore et qui le voue à l’indifférence, que sa subjectivité est le vrai
« tout » sacrificiellement exposé et suicidé dans l’acte final. D’où
son irruption tragique au cœur même du temple le plus vénéré, car, sans mauvais
renversement du propos évangélique, « le temple c’est lui »… Le
scénario entend faire admettre que le sujet récuse l’objet après
s’y être assimilé pour le détruire, ce qui conduit à déclarer, comme dans Le
roi se meurt de Ionesco, le monde mourir à travers soi, et donc le principe
natif de sa propre vie passer lui aussi à trépas. C’est sous cet aspect qu’il
pourrait correspondre au devenir de la conscience culturelle progressivement nihilisée
d’Orient en Occident, sombrant dans le « vide » d’un « sans
fond » et de tous ses relativismes, parce que confrontée aux vertiges
d’une liberté métaphysique qu’elle refuse d’assumer dans le « plein »
de la valeur et du don, et de la générosité du choix absolu, d’un sacrifice
neutralisant l’échange (le kopher) et accomplissant la justice de
l’absence de contre-partie (la sedaqqah), ainsi que l’atteste
l’enseignement judéo-christique. Il y a là, en effet, un acte très luciférien
qui est de neutraliser le processus créateur en basculant dans le vide, par
l’abus d’une liberté passive tournée vers le mal de cet état privatif de
l’être, de la totalité d’être, ce qui condamne une autre liberté qui, même
passive, serait dévouée au bien d’une plénitude. Un tel acte vérifie l’origine
de la prétention caractéristique d’un principe de raison de s’élever au-dessus
d’un sacrifice pour le tout, et d’un Christ donc surnaturel et
transcendant, qu’au fond il rejette, au profit d’une version déiste, naturelle
et intéressée, qui ne désigne rien d’autre que l’homme-Dieu de la Menschheit
que chacun est invité à « devenir » (Menschenwürde) pour se
justifier à travers son genre abstrait et unificateur et à
« réaliser » dans sa Wirklichkeit. Ce dont la DDH de 1948,
comme nous l’avons souvent indiqué ailleurs à propos des droits de l’homme,
portait à nouveau la trace bien que cette marque idéaliste et génériciste se
soit amoindrie, par conversion de jour en jour à un sens existentiel et
réaliste.
Jenseits ou
« par-delà », mais de l’intérêt et des explications relatives, et
non, justement, d’un Gut und Böse ! L’acte d’Andreas Lubitz
démontre une liberté métaphysique et non psychiatrisable, n’en déplaise aux
esprits réducteurs de la recherche utilitariste, un acte sans compensation ni
intérêt qui révèle la dimension haute qui fait la Menschheit en tant que
singulier (Einzigkeit) et non pas simplement universel, comme
imprévisible ballotté entre le choix qu’on l’accepte ou non, parce que l’homme
ne saurait être un animal de l’intérêt, de sa matérialisation rationnelle, mais
un animal de l’esprit et de son élévation morale : le choix d’une valeur
partielle qui est le mal et qui devient le vide porté à son absolutisation, ou
le choix d’une valeur totale qui est le bien et qui devient le plein de son
propre sacrifice promouvant à la fois les autres, c’est-à-dire l’altérité, ce
qui n’est pas soi, et, au plus haut, toute altérité, jusqu’à l’altérité d’un
« Tout Autre » en Dieu.
Mais dans l’inconscience du mal l’on peut aller jusqu’au
suicide de ce Dieu ou ce principe d’être à travers soi comme développement
parfois fatal d’un subjectivisme transcendental inhérent à la « liberté
passive ». Pour refermer ce triangle alpin, au centre exact, très calculé
peut-être, d’une vieille Europe (dans le massif… des Trois évêchés déjà visité
en planeur par Lubitz à partir de l’aéro-club de Sisteron), il y a non
seulement Sils Maria d’un côté, mais aussi le lac de Constance de l’autre, là
où se tint, en début de XVe siècle, un célèbre concile entre… trois Papes,
chacun se prévalant de la possibilité d’une même représentation compatible dans
la subordination ou la succession, ce qui paraît avoir déterminé un autre
descendant de Pierre, théologien allemand lui aussi d’origine, et spécialisé
dans saint Bonaventure et sa conception en tous points analogue de la liberté,
de croire pouvoir démissionner à travers lui le « principe
information » qui était censé lui avoir conféré son état[9]…
un acte, à « recontextualiser » certes et réinterpréter plus dans sa
portée effective que dans ses causes, que les examinateurs thomistes et par là
réalistes de la première thèse munichoise n’eussent pas pensé pouvoir
concevoir…
C’est qu’au fond, si la liberté de l’esprit de réfléchir
sur le sens de l’objet proposé est le témoin de l’unique ou du
singulier de l’universel humain, de sa personne sous sa nature, qui le
hausse à son maximum d’humanité, et le révèle en cette singularité comme
prévalant sur tous les universalismes sans autre référence que leur transversalité
abstraite, si cette liberté montre bien que l’on agit, comme le dit
saint Thomas, plus que l’on est agi par son genre ou par l’humanité en
question, si c’est caractériser du coup l’imprévisible et le
« vivre dangereusement » de la liberté en tant que telle, tout
dépendra de sa perception de l’objet représenté : ou bien, cet
objet sera élevé lui-même au « plein » de l’universel singulier, et
la pensée qui le soutient sera dans sa vérité, protégée contre les divisions
qui en séparent des éléments pour dramatiquement parfois les absolutiser ;
elle sera vraiment alors pensée de la cause et de la fin, du de et du pour
; ou bien, tout au contraire, elle connaîtra « la joie de
descendre » baudelairienne dans les gouffres du « mauvais »
non-être, du néant et du mal, qui consistent précisément à refuser
l’être dans le réel, le plus singulier dans l’universel, l’universel donc
lui-même dans sa faculté à le comprendre ou sa vocation à le saisir, en
disséquant les abstractions du genre et de leur vide nominal qui l’accompagnent
très vite, parce que si cela ne permet plus alors de penser en profondeur la
vérité du monde, cela permet un instant de croire le dominer jusqu’à
l’entraîner à sa perte.
Les mouvements de style kafkaien voire gidien ou
ionescien et généralement littéraire appartiennent encore à la première
tendance qui ne quittera jamais la plénitude de l’être, et leur nihilisme
apparent n’est que le signe de la transcendance d’un « tout autre »
nostalgique et masqué (Ferdinand Alquié avait bien vu cela chez les
surréalistes et surtout Breton). Quant aux mouvements de style rationaliste
dans lequel s’inscrit le principe de raison s’il se dévoile ainsi foncièrement
utilitaire en son orientation ultime, de ses commencements stoïciens à ses
parcours par les initiés, souvent juristes horlogers, aux
« Lumières » jusqu’aux idéologies des « théories de la
justice » contemporaines, ils relèvent plutôt de la seconde tendance,
celle qui conduit, sans avoir à être emphatique, aux précipices ou
anéantissements d’une adialecticité totale.
Il est
donc à regretter vivement que s’engage dans une telle voie, flattant
inconsciemment ou non la « déconstruction », une partie non
négligeable de notre intelligentsia, de notre monde médiatico-politique
ou institutionnel (et l’on songe en pareil sens à des déclarations
irresponsables de membres, ex journalistes, ou essayistes mondains, d’académies
jadis d’« humanités » mais n’étant plus capable d’en conserver, à
défaut de l’esprit, que les formes ritualisées dont celle de la quasi-liturgie
orthographique, comme, en d’autres lieux, du vêtement scolaire…). Il est à
déplorer, de même, que beaucoup contribuent à ce nihilisme attirant à lui, par
force centripète, pour consumer et détruire, en s’ingéniant à élaborer des
nominalismes vides, tels ceux d’affiches signifiant un pouvoir au-dessus de la
liberté de l’esprit qui part de la constatation d’un réel de la souffrance et
de la mort et des victimes, signes verbaux s’il en fut (Charlie) couvrant aussi
bien ceux qui en relèvent sans qu’on leur ait demandé, post mortem il
est vrai, leur avis, que ceux qui n’en relèvent pas comme pour les faire
oublier, eux le symbole d’un réel unique comme le demeure d’ailleurs tout être
dans sa mort, en dehors de ses qualités abstraites et même de la fonction qu’il
a exercée, voire, à la limite, du rôle qui a été le sien, et du rôle même le
pire, s’il s’agit donc de l’assassin (comme l’est Polynice dans la tragédie
d’Antigone – argument que nous développions récemment en un autre texte :
“L’argument de la singularité de la personne dans sa portée
juridico-politique”, UP Mexico, tr. en prép.).
Et toute métaphysique, à remonter même aux plus
orientales, est fondée, dès avant ou au moment de la naissance ou de l’éveil de
la theoria hellénique, sur cette démarche reconnaissant obstinément un
réel de l’objet et surtout dans le mal ou la souffrance en leur unicité
universelle, captée par « l’idéation » de l’esprit dira Scheler (l’Ideierung !).
Mais n’auront pas été les derniers dans cette entreprise
« déconstructionniste » les éternels « philosophes » à
l’activité sophistique de la compromission ou de la collaboration à des
intérêts extrinsèques conspirant contre le métaphysique : il est
intellectuellement et moralement navrant d’avoir à mentionner une fois de plus
dans ses emplois et dans ses oeuvres l’utilitarisme de la théorie
rawlsienne entièrement mû par son
capitalisme dit « social » d’une rentabilité aveugle sur le respect
des personnes non quantifiables ni statistisables et des peuples et égarés dans
les programmations de « récompenses » néo-leibniziennes ou simplement
« commutatives », un néo-aristotélianisme douteux s’y mêlant de L.
Straus à McIntyre ou M. Nussbaum (du domaine de la guerre au domaine des
peines, à celui des minima sociaux et de la santé); mais il en va de même du non-fondationnalisme
ricoeurien, le comprendra-t-on (affecté, disait déjà G. Marcel – visant le
décanat manqué de Ricoeur en 68 – de ce qu’il admettait n’être qu’une
« pathologie de bonne volonté », d’une volonté sans mains….) ;
il a habitué à l’idée que l’on pouvait « interpréter », sous un
profil à la fois nietzschéen, saussurien et bultmanien, sans essayer de se souvenir pour
éviter des remontées aux causes sous les motivations immédiates du phénomène
langagier et pour interdire, sans doute, tout renvoi à la mémoire platonicienne
de la vérité cachée ! D’où le culte du « secret » d’une
génération, et la culpabilisation de toute « réminiscence » !
Mais conscience intellectuelle, où sont ton devoir, ton « duty »,
ta « fidelity » à toi-même, ton honneur, ta dignité… ta
vérité ? (comp. Wordsworth, Works, N.Y. Houghton Mifflin, 1904, p. 319
s.). Nous avions pourtant cru avec le Phédon
que penser, c’était clairement se souvenir…, et que la pensée, pour
s’assumer pensée, avait besoin d’un ancrage anhistorique exerçant au
discernement de l’avant, comme irréductible voire antécédent à un simple
psychisme, à ses mobiles rationnels ou à son substrat émotif, pour s’exprimer
avec les analyticiens, afin de mieux comprendre l’après…
Dans
cette direction, comme à chaque époque d’une certaine manière, se répandent les
pseudo-philosophies du « marché ». Elles ne vendent que le
commercialisable, leurs pensées sont le symbole de l’échangeable, le
« marqueur » d’une pensée elle-même payée avant d’avoir été mise en
vente, parce que ne dépendant que sa destination d’être achetée. Une fois de
plus, elles s’emploieront à tuer une paternité que leur faiblesse déjà de
formation et d’étude leur interdit de lire, mais qu’ils blessent au passage
avouant peut-être quelque obscure rancœur. Freud, devenu ainsi une cible de
choix, noyé sous un flot de détractations et dont les vues perspicaces ébranle
pourtant leurs places fortes à la bourse des idées reçues ! Mais Freud,
c’est le détour obligé, déjà, par la mémoire ! Rien n’empêchera dès
lors de s’activer les thuriféraires du nihilisme dont il ne suffit pas d’avoir
à constater que, la plupart du temps, ils sont plagiaires et transposent plus
ou moins adroitement des auteurs découpés, morcelés et replacés en un contexte
servant les intérêts relativistes de la place marchande du jour ! Ce qui
était inévitable après avoir vanté sans cesse les mérites du périphérique, de
la paraphrase, de la répétitivité tautologique et, au fond, néo-éléate, des « grammatologies »
derridiennes et des marges euphémiques, ou du nominalisme récurrent foucaldien,
comme d’avoir sombré dans une histoire de l’histoire, une glose de la
glose, une « grande ceinture » disait Péguy, un casuistisme pédant,
et l’art des dictées et des conformismes vestimentaires ! La forme
dissimulait fond et permettait au passant hâtif de l’esprit de ne pas trop
voir.... Sous cet angle, du moins, toute interrogation primaire et passionnée
sur le sens s’est alors perdue. Tout regard sur le réel, surtout, s’est
par là aboli. Si ce n’était heureusement pour renaître, mais là où il sera
difficile d’avoir à l’admettre. Hors institutions classiques sans doute.
Il est plus que navrant, il peu digne d’avoir évacué la provenance,
l’origine et donc la fin, pour n’y substituer bientôt que des
…commentaires de textes, à la recherche de leurs structures et de leurs ordres
systémiques, d’y avoir substitué les séquences, les syntagmes et leurs
fragments dissséminés ! « Hors sujet » permanent sous
prétexte de liberté, comme aussi bien la liberté d’une presse de la caricature
d’incitation à la haine, violant en permanence ses obligations légales mais
sans intention suffisamment accomplie pour être condamnée estimera le juge
parisien - , ou la liberté du travail réclamée par le nouvel esclave de nuit,
ou la liberté de conduire seul l’avion et au-delà du temps de travail prescrit
(puisque la clientèle s’impatiente, qui part en vacances, que l’on interroge,
« indignée » qu’elle se trouve face à ce qui pourrait presque passer
pour un délit de confort ou d’oisiveté du personnel aérien…, et puisque le
profit n’attend pas). Mais l’on a même introduit dans l’esprit de ces premières
victimes l’analyse « libertarienne » qui aboutirait, si on
l’écoutait, à faire bientôt en droit pénal du consentement de la victime un
fait exonératoire ! N’a-t-on pas déjà cherché opposer une soi-disant
dignité en termes de liberté au statut d’une protection des
personnes s’agissant de la personne violée avec sévices commis sur son
corps ? Et n’a-t-on pas fait procès à des pilotes en grève à Air France de
vouloir ne penser qu’à leurs avantages de travail (toujours l’utilitarisme de
l’intérêt, quand on invoque paradoxalement une liberté pure…) là où ils
s’évertuaient à défendre non seulement la sécurité mais la dignité d’un travail
non exploitable à des fins lucratives ? Qu’on ne fasse pas passer alors
pour « malade » la liberté d’un Lubitz qui démontre de quelle
pathologie est plutôt atteinte cette métaphysique d’une liberté qui conduit la
culture relativiste à un nihilisme destructeur, la même culture qui réclame
sans cesse en bonne cohérence avec cet ensemble de raisons du nihilisme
productif et de son indifférence aux valeurs fondamentales, la suppression
d’une législation du travail et le retour plus commode aux compositions privées
en droit répressif (en matière de responsabilités pharmaceutiques) afin
d’éliminer toute action publique et rendre, de soi, suspecte la référence à
l’intérêt général.
Itinéraires de fuite ou de contournement
Mais voyez donc les membra disjecta des victimes
qui éclaboussent de sang les falaises rocheuses ? Vous ne voyez donc
toujours rien ? L’on devrait
maintenant faire les comptes, et vous demander de vous justifier d’avoir
d’abord préféré les philosophes à la philosophie tout court (c’était déjà tout
dire…), les penseurs (qu’il est plus facile de critiquer, il est vrai) à la
pensée, puis la pensée du par à celle du de, celle de l’avec
à celle du pour, celle d’une histoire devenant archivistique et plongée
dans les écritures à celle de l’affrontement du sens immanent à la chose vue et
sentie ! De vous justifier encore et avec plus d’arguments que ceux des
alibis politiques et sociaux des autorités convenues, d’avoir à honorer de
pseudo-auteurs à la pensée elle-même « déconstruite » et aliénée aux
phantasmes de « l’oubli », mais vous le savez bien !, qui font
omission biographique de leurs troublantes responsabilités parfois même au plan
judiciaire et criminel et dont on s’enorgueillit de publier des traductions… En
ses nuits hallucinées un Andreas les eu laissés tomber de sa table tant il
n’avait plus besoin de leur cioranesque « décomposition » ! Même
s’ils hantent une culture ambiante et distillent leurs suggestions incessantes.
Avec quelle arrogance et quelle vanité n’opposez-vous à des contraires (que
vous êtes ingénument si prompts à dénoncer, en voulant d’ailleurs être les
premiers à le faire), qu’un tel vide ? Vous opposez-vous vraiment à Daesh,
ou Daesh …n’est-il pas au fond votre enfant ? L’enfant monstrueux et difforme
que l’on dissimule en détournant vers d’autres combats malsains où les
investissements de la vente d’armes alimentent des guerres contre les
populations natives en les faisant passer pour rebelles ou terroristes (la
langue éternelle d’Hitler arrivant à Prague pour y sauver le réduit de ses
nationaux allemands opprimés…) ou en pratiquant le « mémoricide » qui
permet de faire passer le businessman du jour, héritier des fascistes
d’hier, pour le libérateur d’une oppression mythique parce qu’il déboulonne les
statues de Lénine à Kiev ? Qu’opposez-vous déjà en matière de
« droits de l’hommes » dont ni le sens ni le contenu ne semblent vous
séduire mais simplement le mot, à la limite, ou les casuistiques de
procédure qui font bonne conscience d’étudier au moins, voyons !,
« la chose » ? Qu’opposez-vous aux terroristes d’où qu’ils
soient, fichés mais aussi bien financés par des fonds publics de l’Etat où ils
sévissent, qu’opposez-vous comme artisans des « contraires », sans dialectique
d’un dépassement, sinon un vain « dialogisme » adornien ou
habermassien (école de Frankfort oblige), abandonnant toute exigence
radicalement « critique » ? Mais la pensée
« théorique » peut-elle assumer autre chose que le répétitif « non
critique » ? N’a-t-elle pas usurpé ce mot communiqué à toute une
génération de post-marxistes et de post-libéraux unis dans le rejet persistant
du métaphysique ? Que leur opposez-vous si vous ne vous préoccupez nullement de
la conclusion du discours (continuons à négocier pendant que les charniers
s’accumulent et qu’une minorité religieuse subit un génocide qu’il est indécent
de nommer), et si vous vous engagez tout entier dans un art transitionnel, une
loghorrée du commentaire extrinsèque, une rhétorique vide, des auteurs vides,
des signes vides, des valeurs vides, des institutions elle-mêmes vides,
peuplées d’œuvres vides, ou au « goût de néant » (disait avant d’en
démissionner un écrivain de langue française de celle qui l’avait un temps
honoré) ? Qu’exaltez-vous sinon à la limite ces lamentations devant le
« vide » où se complaisent ceux auxquels vous dressez les statues de
l’anti-académisme récompensé par l’académie, eux qui étalent parfois les
capricieuses aspirations insatisfaites d’un « plein » qui se
déroberait à leur prise en raison même de notre culpabilité d’avoir agité à
leurs yeux une sorte de « toison d’or » mirage pour les exciter
davantage ?
Ils allèguent le mal de la privation ou de la frustration
qu’ils subiraient d’un bien ainsi légitime qui leur échapperait tout en
décriant un tel bien suspect et délétère qui consisterait, en désespérance
entretenue, à se représenter, par pure projection subjective, des réalités
évanescentes et donc simplement possibles ?
– « la possibilité d’une île » esquisserait par là, selon l’un des
plus malins, la voie médiane pour se sauver du désastre, si l’on passe de
l’espoir de la chose à la chose espérée, ce qui marquerait, il faut l’avouer,
un pas vers elle.
Mais qu’en est-il alors de cette curieuse
myopie qui est de ne regarder que l’un des termes, en y affectant toutes les
ressources des moyens publics et communicationnels, voire propagandistes, au
détriment de l’autre ? N’est-elle pas caractéristique d’une
« complicité passive », comme l’enseigne le pénaliste, et même
souvent d’une « co-action » somme toute relativement
« organisée » dans la diffusion du message du vide !
C’est
de ce point de vue que le crash d’ A 320 prend tout son sens. Et vous renvoie
cruellement votre image. Mais il est de bon ton de ne pas voir, de
refuser de voir cette traversée odysséenne des espaces par une conscience
culturelle du néant perpétrant en même temps un crime de masse. « C’est un
fou ! Quel malheur ! »…
Or là le mal a été plus fort que celui de Daesh et
de tous les terroristes réunis, même si un terrible agencement s’opère entre
toutes ces sombres figures de malheur à travers l’atmosphère intellectuelle
d’une époque.
C’est que ce mal n’est plus
« contradictoire » : il est … au-dessus des autres, en
somme, et il les bat tous sur leurs propres terrains ! Si bien que la
culture du vide elle-même est démontrée pouvoir être l’auteur du pire. Et
si le terroriste en chef, l’orchestre du mal absolu, c’était elle, qui
s’est couverte de tous les alibis de fuite possibles, mais que cet acte d’Andreas,
irratrapable et définitif, et cent fois plus puissant qu’elle, par son
effectivité « libre », et rappelant que l’homme, et un seul homme,
singulièrement donc, même si c’est par le mal comme cela eût pu être par
le bien, a toujours le dernier mot !
Certes, l’on peut s’interroger sur la perception de cette
réalité. Une réalité, n’en déplaise au psycho-pathologue plus analyticien
que métaphysicien, qui ne traite plus que du pathos
« émotionnaliste », et qui a relégué et une partie de la
métaphysique, et la psychanalyse naturellement freudienne. Réalité évidente,
pourtant, d’un relief sémantique saisissant et accablante pour tout regard
lucide, selon « l’esprit commun », mais qui n’en emprunte pas moins
au réalisme critique plus qu’à la naïveté du réalisme immédiat.
Même la « patence interne » de l’idée des Méditations s’y
retrouverait à la fois en accord avec des intuitions pré-existentielles et,
sans contradiction, avec les postulats de l’idéalisme pré-transcendental.
« Le Sang des autres »
Mais pourquoi alors la séance de projection d’images
purement oniriques ou fictives continue-t-elle ? Pourquoi, du fond d’une
caverne dont délivre cet acte en vue de pouvoir accéder à une perception
claire, pourquoi donc l’enfermement persiste-t-il avec cette horrible
résignation des esprits et des cœurs ? Et des cœurs surtout, hors
psychologisme, car pas d’esprit, pas de cœur, et inversement ! Dans
l’insensibilité au fond, osera-t-on le dire, aux victimes étiquetées et à leurs
morceaux sanglants dans leurs sacs congelés. …« Le Sang des autres »
il est vrai !
Il devrait suffire d’accomplir sans magie des signes
« visibles » pour convaincre, car la pensée rhétoricienne n’est pas
toujours « ouvrière de persuasion» comme le rappelle le logographe grec du
prétoire. Mais si l’on faisait tomber le soleil et lune et si on les faisait
même, pourquoi pas, remonter dans le ciel, certains, pour ne pas dire la
plupart, détourneraient la tête, leur tête subjectiviste et obstinée, leur
liberté préférant le vide de leurs abysses intérieurs, qu’ils soient spécifiquement
nihilistes ou libertariens, ou simplement
« théoriciens » ou analyticiens de la justice, qu’une même idéologie
de la liberté convenue et obligée fascine. Car tous sont au fond
génériquement nihilistes et aspirés par le vide ; et ils nous
entraînent avec eux dans le tourbillon des croissances et autres maximisations
de l’action en mouvement de production « pour elle-même », comme Wille
der Macht ; et ils sont adeptes, bien sûr, de ses protocoles, de
ses contraintes, de ses parcours vérificatoires, de tous ses scolarismes et
méthodologismes, ce qui déplace à chaque fois le sérieux du contenu de
la coupe vers la forme de celle-ci ; et ils déclareront, bien sûr,
« qu’ils ne voient rien », ou « n’ont rien vu », parce qu’ils
crient à la face de toute transcendance leur refus de pouvoir voir, non
pas seulement l’invisible, mais tout simplement, et inexorablement déjà,
le visible.
15 avril 2015
__________________________________
© THÈMES,
revue de la BPC, II/2015
* Chapitre de notre ouvrage en préparation : Métaphysique
personnaliste, Bière, 2015. Des éléments en ont pu en être utilisés en
cours de philosophie du droit et de l’Etat et philosophie criminelle du Premier
semestre de printemps 2015.
[2] Déjà un symbole de nihilisme ambiant dans le champ qui
affecte l’université : des juristes prétendront s’opposer au projet de
mariage dit « pour tous » en France, en se fondant sur … Rawls
( !), ou à un code civil et à son inspirateur Portalis, dans la visible
ignorance de leurs présupposés philosophiques…
[3] A 320 de la Germanwings (Lufthansa) assurant la liaison
Barcelone/Düsseldorf qui s’est « volontairement » écrasé dans les
Alpes françaises le 24 mars 2015 faisant 150 morts dont le copilote Andreas
Lubitz jugé responsable après s’être enfermé dans le cokpit que le pilote
principal venait de quitter en le laissant aux commandes un instant pour se
rendre aux toilettes…
[4] Comp. Th. Schramme, Being
amoral, Psychopathy and Moral Incapacity, MIT Press, 2015, passim.
[5] Comp. P. Zachar, A
Metaphysics of Psychopathology, MIT Press, 2014, in intio.
[6] Voir la
définition du mal comme mauvais non être in notre Métaphysique et éthique…,
1995, p. 81-86.
[7] Voir notre
ouvrage L’homme coupable, 1999.
[8] Voir id.,
ibid.
[9] Voir notre article « La fourchette anthropophage… », Saô Paulo, Revista Internacional d’Humanitats, Sâo Paulo/Barcelona, Mandruva, 2013, p. 43