Revue de la B.P.C. THÈMES IV/2012
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La théologie de
l’« entre nous »
ou les clés d’un politisme religieux (*)
par Jean-Marc Trigeaud
Politisme ? Parce qu’il y a enfermement délibéré
dans un modèle de type politique et générique fondé sur la discrimination de
l’autre et son exclusion.
Religieux ? Parce que le discours sur
lequel il se fonde est à visée religieuse, prend la forme même d’un discours
religieux dont il usurpe le vocabulaire qu’il fausse dans sa portée et parce
qu’il prend à témoin ses propositions de base qu’il détourne de leur sens
initial.
Rien de très nouveau sans doute. Jadis le christianisme
positif ou pratique a sévi dans un mélange de pseudo-philosophie et de religion
politique dont nous n’avons cessé de dénoncer les réintrusions dans la pensée
contemporaine, depuis notre Justice et tolérance et nos textes sur
les origines du fondamentalisme religieux ; et sous l’alibi de l’ouverture
à la pluralité et de la tolérance, il n’a été au fond que l’instrument qui a
permis de fomenter tous les verrouillages de l’éthos religieux proposé en exemple comme toute intolérance nouvelle
d’évacuation a priori des contradictions. Rien non plus de si surprenant,
lorsqu’on s’avise que beaucoup se sont réhabitués à une sorte de schmittianisme
ingénu dans les années même du retour prétendu à une réflexion plus
métaphysicienne sur l’être, si ce n’est sur l’existence, et alors que c’était
plutôt un mode de pensée théorisant et conceptualiste qui les avait fascinés,
en leur faisant préférer une vérité à caractère pragmatique et en les poussant
à plus emprunter à la rhétorique du pouvoir politique qu’à celle du
dialecticien du droit. Aussitôt s’est réintroduite l’idée des uns et des autres,
des amis, de « nos » amis, et des ennemis, ralliés à un monde
extérieur d’emblée désavoué et hors de prise. Et cette logique de
l’auto-satisfaction repue de tels micro-groupes sociaux, volontiers adoptée et
entonnée comme hymne permanent par les partis, « particularisants »
par définition, voire surtout par ceux d’un chauvinisme partisan, nationaliste
ou « provincialisant de l’être, du sentiment et de la volonté »,
comme l’eût dit Ortega y Gasset, s’est réanimée curieusement en invoquant la
justification d’une transcendance réaménagée ou reconfigurée à sa dimension
immanente. Et si, dès lors, elle a dénié la société en vantant « sa »
communauté en ses lieu et place, c’est pour des raisons qu’elle a osé aller
chercher dans cet ordre même dont elle a confisqué abusivement
l’interprétation, en se posant en autorité intermédiaire et jalouse qui a coupé
tout rapport direct de chacun à ce dont elle se dit être erronément
l’indispensable relais. Complexe
« représentationniste » s’il en fut, qui use de la culpabilisation
facile de la personne. « Vous avez un mandat ? » Evidemment,
seule une religion révélée, celle d’un Livre s’adressant universellement à
tous, et non gnostiquement à quelques uns ou à des initiés, peut
répondre : chacun est « prêtre et roi », n’est-ce pas ? En
Islam, aussi, ne vous déplaise, chrétiens positifs qui n’avaient rien à envier
aux tenants de l’Islam positif (que vous avez inspirés à votre façon ou même
fabriqués comme le Dr Frankenstein, son monstre par dédoublement à l’essai d’un
« même » sécularisé et illuministe dont les défauts ne lui étaient
pas encore avérés…). Cette dérive, toutefois, une politique de démocratie
radicale la réprouve elle-même, qui s’en prend justement aux systèmes de
médiations neutralisés ou inféodés avec leur consentement abusé ou passif, ou
même corrompus, quand ils servent de prétexte commode à dominer des représentés
réduits à l’impuissance avec la complicité d’élus peu dévoués à leur
charge ; et quand ils se trouvent subitement dépossédés eux-mêmes du contrôle
d’instances qui leur ont un peu trop rapidement ravi le pouvoir qu’elles
exercent.
Mais venons-en au langage sur lequel s’est étayé notamment
un discours chrétien assez répandu pour être relevé, même si certains de ses
accents ou si plutôt certaines des clés qui autorisent à en démonter les
mécanismes et à en éclairer les arcanes (une nébuleuse logomachique et souvent
misologique – quoique se glisse toujours une pensée évidente même dans
l’incohérence de la pensée ou son refus le plus contradictoire), même si donc
certains de ses accents ou des clés de leur compréhension renvoient au fond à
un passé déjà connu et répertorié. Les formes qui le réactivent, et qui
réitèrent le même rejet persévérant de l’essentiel, un rejet inquiétant quand
il vise la personnalité du Dieu de référence et celle corrélative de ses
créatures, si ce n’est à travers précisément celles-ci (qui nie l’homme et nie
le Dieu qu’il reflète ; qui nie « cet » homme-ci en tant
qu’irremplaçable le nie aussi dans son être propre et son unicité…) se
manifestent sous des aspects inédits et par le biais de tendances qu’il faut
bien qualifier de sectataires, puisqu’elles sont mues par l’intolérance, par la
discrimination, et par la volonté obsessionnelle d’un alignement sur le plus
trivial aspect du politique de groupe négateur de l’altérité ou de la
singularité personnelle.
Une première clé nous paraît s’imposer : elle vise ce
qui semble hanter un discours raciste actuel fréquemment indirect ou
d’ « alliance objective » dont malheureusement trop d’Eglises
mal formées et mal prévenues se font le relais implicite, certes plus rarement
au sommet, mais suffisamment dans les propos qu’elles véhiculent ou encouragent
du fait de leurs ministres et de leurs fidèles ; elle révèle ainsi le rôle
pervers que pourrait jouer la déjudaïcisation
du phénomène christique postérieurement à la passion et au cœur de la
résurrection transfigurante (un thème que l’on sait transmis par les
christianismes positifs, intégré au programme nazi et défendu en particulier
par la théologie goebelsienne sous-jacente à bien des mouvements d’extrême
identitarisme actuels tentés par la violence et jouant de fausses oppositions à
un monde oriental qu’elle a en réalité séduit) ; tout se passerait en
somme comme si le Christ homme (et juif à cet égard) et Dieu (sans autre
détermination « universalisante »), ne subsistait qu’en tant que
Dieu, et comme si, héritier de l’impureté d’un peuple, vautré dans ses
lamentations, égaré dans la douleur et les gémissements de Gethsémani, le « Christ »
souffrant, reflet d’un homme
souffrant, du juif souffrant et
persécuté, de l’homme dit « singulier », de la judéité de cet homme,
s’en débarrassait au fond pour faire admettre en ses lieu et place l’homme
enfin universel coupé de l’homme singulier, la divinité de l’homme, le theioteros de Platon et des Grecs,
« celui qui suis » (de
la Paraphrase gréco-alexandrine) au lieu de « celui que je suis » (de l’hébreu primitif), Dieu donc à la place de
l’homme, mais un Dieu confondable avec « l’homme de l’homme », avec
son humanité abstraite de tout support propre et de souffrance.
Voilà qui permet très vite l’alliance entre cette théologie
de la désincarnation mettant à profit des concepts néo-platoniciens ou
plotiniens incorrectement assimilés, avec la théologie de l’humanisme
génériciste porté déjà par le christianisme positif et exalté par Feuerbach,
quoique rejoignant les gnoses de toutes les religions du Livre et leurs
mystiques initiatiques de l’ « homme universel » ou de
« l’homme intérieur » absolu d’une idée – cette idée même du divin
qui n’est pas Dieu que repousse Rosmini afin d’écarter le soupçon à la fois
d’ontologisme et de panthéisme, et que l’on retrouve dans le spinozisme. Mais
ici simplement, cette image du divin est rattachée à une institution juridico-politique
qui l’enferme dans son temple au sein d’une micro-société des déclarés aptes
qualifiée de communauté, et se disposant en marge de toute société générale, de
la société civile précisément, car la société civile ambiante est susceptible
de voir émerger des sujets qui pourraient revendiquer sans autre contrôle leur
relation à un Dieu ayant conservé une attache native à eux, par le fait même
d’avoir été « homme » dans la singularité que ce terme suppose
existentiellement, et sans avoir abandonné ou renié cette qualité pour l’élever
mystérieusement à une dignité supérieure qui rejoint celle de l’être
hypostatique dans l’inséparabilité de ses éléments.
Cette déjudaïcisation qui s’assimile à la désingularisation, est typique de
l’antisémitisme classique, un antisémitisme larvé et peu conscient, et toujours
présent malgré les protestations souvent sincères mais curieusement bavardes et
à psychanalyser qui s’en défendent. Mais elle explique l’utilisation de l’Islam
lui-même ramené de sa plus haute spiritualité à un politisme étroit du point de
vue de son prophétisme présentant le Christ comme un simple
« inspiré » (la théorie au fond du christianisme de Strauss que
stigmatisait Rosmini, puis de Küng et de Drewerman), ce qui permet d’éliminer aisément
la référence au « tout autre », la singularité existentielle – du
moins croit-on, car c’est n’avoir lu ni Sovarhardi de Baghad, ni Ghazzali de
Damas, ni Al Razi d’Herat, ni tant d’autres… Mais, de fait, l’on ne peut
ignorer les concordances historiques entre christianisme positif de forme nazie
et Islam lui-même nazifié... L’un alimente l’autre. Et le discours anti-Islam
permanent n’est pas indirectement pro-sémite si ce n’est pour avérer une autre
forme d’anti-sémitisme qui se tourne contre toute pensée du contraire ou de
l’irréductibilité de Dieu et de sa créature voulue libre dans l’existence.
Cette déjudaïcisation produit des conséquences ou se
présente sous des avatars caractérisés. C’est elle a qui a pu conduire déjà aux
récriminations de saint François à travers ses propos à Frère Léon sur la
« joie » parfaite à l’encontre de l’entreprise ou de l’offensive
dominicaine qui entendait se contenter de la conversion intellectualiste à un
savoir à contempler. Après le rejet de l’homme souffrant, du Christ souffrant
(ce « juif » !), le rejet d’une autre forme de l’incarnation
sensible : celle de l’action dans sa finitude concrète et l’exaltation
d’un contemplativisme. Car le Christ
ressuscité, transfiguré, coupé de l’humaine condition, élevé sapientialement,
et iconisé en quelque nouveau monophysisme dans les nuées hésychastes, est donc
coupé de l’action : il se contemple et il paraît suffire de le contempler
et d’avoir accès à Sa vérité. Aimer cette vérité et le suivre, cela consiste à
la regarder et à se laisser intérieurement illuminé par elle, pour passer de
« l’enstase » à « l’extase » comme dans le plotinisme
ou l’hindo-bouddhisme traditionnel. Mais, invoquons à nouveau Rosmini porté par
Augustin et Bonaventure : la vérité qui ne devient pas un autre amour que celui partiel,
angélique, irénique et docétiste d’une pensée, l’amour qui n’est pas l’objet
d’un amour esthétique et donc réel, puis volontaire et donc moral, n’accomplit
pas la triplicité des formes idéelle, réelle et morale de l’être même, ni donc
la trinitarité du Dieu vivant par l’esprit, par le sensible et par l’unité de
la volonté propre ; la Vérité contemplée ou théorique doit déboucher sur
l’amour praxique ou sur l’amour concret d’un « fare la verità » rosminien ; son sens ne saurait être
autrement dit amputé ou tronqué, conspirant contre la perception même de
l’identité du Christ qui n’est pas un Sage, et de ce qu’est censé être chaque
homme, lequel, « le suivant », n’est donc pas a fortiori non plus
celui qui suit le comportement de groupe auquel incite tel animateur d’ashram,
mais suit l’appel immédiat qu’il capte par son esprit à agir de telle ou telle
façon propre en dehors de toute conformité ou légitimité quelconque au groupe.
Certes, il y a eu l’engouement de toute une époque vers la
pensée métaphysique du Tout Autre apportée à travers bien des voies, la voie
d’ailleurs judaïcisante implicite (et assez détestée en France pour ces
raisons) de Gabriel Marcel, toujours lié à Bergson comme surtout à Martin
Buber. Celles, plus intuitives et partielles, aussi bien de Simone Weill, de
Jean Wahl ou de Vladimir Jankélévitch. Lévinas n’aura guère au fond plus
apporté dans cette direction vers l’épiphanie de l’ineffable dans l’altérité de
l’homme. Ce qui remontait à la fascination exercée, n’en déplaise à André
Breton (atteint lui aussi par cette inquiétude sublimée avec Eluard et Tzara
dans les idoles), par le « Je est Autre » de Rimbaud sur une
génération d’auteurs chrétiens agités par cette question de l’altérité radicale
(de Rivière à Gide, de Claudel à Mauriac). Et l’on sait combien le pape
Jean-Paul II que cela tourmentait y était sensible. Mais déjà l’ascendant de la
pensée bultmanienne et déréalisante ou mythicisante et démétaphysicisante ou
« anti-fondationnelle » de Ricoeur a dévié les esprits, pensée
tournée vers l’herméneutique positive et théorique et basculant dans une sorte
de nihilisme où la référence à l’altérité est invariablement ramenée à
l’ « ipséité » du criticisme transcendantal, sinon à la
« mêmeté » empirique humienne et rortyenne, à travers une
« mienneté » phénoménologique qui ne se désempêtre pas de ses apories
et qui reconduit sans cesse à l’idéalisme de départ. Et la pensée de Rawls a
emboîté le pas à ce mouvement, liée à l’hégémonisme américain des années de
guerre d’Irak, et au retour des affrontements inter-culturels et raciaux. Mais
que n’entendait-on pas enfin dans la même période, chez ceux qui recherchaient
plus volontiers un appui dans les traditions d’un thomisme déjà embaumé, sur le
judaïsme de Maritain lié à Raïssa, et sur son luthéranisme refoulé, quand il
s’est agi de faire valoir « l’existant » comme acte
singulier ? D’autres auteurs plus récents offrant d’analogues aspects
discutables sur fond d’assumable métaphysique ? Mais il n’en est guère
dans la franco-phonie qui échappent, hors qualités littéraires et sincérité
mouvante (de foi), aux plagiats les plus obscènes, particulièrement dans le
champ phénoménologique et prétendument existentialisé voire
« personnaliste ». Quant au rosminianisme, l’indifférence dont il n’a
cessé d’être l’objet jusqu’alors est pareillement significative de la fuite de
toute remise en cause critique à assumer pourtant dans l’esprit de vérité.
Comme l’enseignait une théologie pourtant classique, une
approche en plénitude compréhensive du sens de l’existence, dépouillée de tout
savoir socio-politique d’organisation de groupe, et indépendamment de la vision
même des sacrements d’Eglise attachée au premier d’entre eux à travers l’acte
baptismal, aurait évité cette dérive sectataire des discours d’Eglise, et que
ceux-ci ne puissent servir d’appui à un anti-sémitisme récurrent et à
l’anti-islamisme qui l’a suivi, par projection d’une société politique ou
plutôt d’un parti sur une communauté chrétienne vécue comme micro-groupe séparé
de la société globale. Si la communauté en question n’est pas celle des
vivants, baptisés ou non, croyants ou non, regardés dans leur existence d’êtres
humains, si elle se confond avec la communauté des baptisés au sens restrictif
de l’entrée dans une institution de type tacitement politique, exclusive et non
diffusive, si elle oublie le premier baptême créaturel de l’existence de
quiconque (qu’invoquait si puissamment Clément d’Alexandrie et à sa suite les
premiers théologiens franciscains et jésuites du Nouveau Monde), l’existence ou
l’actus essendi dans son irréductible
individualité, inviscérée dans sa liberté, dépositaire de l’esprit, alors,
disons-le fortement : l’on est en présence d’une secte coupée et foyer de
racisme permanent.
Mais le racisme n’est pas qu’à l’égard des
« autres », l’autre au fond n’existant pas, il est à l’égard même des
siens. Et c’est la seconde clé : la clé du relationnalisme où
logiquement chacun est suspecté d’individualité pour mieux subir la domination
politique interne d’un pouvoir de pseudo-représentation sans cesse imité d’un
parti ou d’une organisation associative ou syndicale, voire d’une entreprise,
et pour se voir ainsi redéfini dans sa nature transversale et relationnelle.
Chacun n’est qu’ « en relation avec », dans le « mit sein » du « GenossenchaftPartner »
de la « Gemeinschaft »
commandant l’ « allgemeine und
zivilistische Gesellschaft », celle du bon associationnisme néo-nazi.
Chacun n’existe que comme « membre », c’est la communauté qui le
porte et lui indique sa voie. Personne n’est « seul » ;
« personne » : ce mot qui retrouve sa connotation
d’un « rien » intrinsèque assumé dans la fongibilité
désindividualisée et pirandélienne des masques ; « seul » :
la solitude, rémanence de l’odieux judaïsme de la plainte, du pascalisme ou du
kierkegaardisme le plus abhorré comme facteur
d’ « in-quiétude », d’un mouvement d’insatiabilité et
d’inachèvement de l’âme, ou de « nuit du doute », de « noche oscura » révélatrice d’une
organicité existentielle réprouvée. Non, aucun n’est seul parmi la foule qui se
presse, à commencer par le fait d’être « issu de », d’être le
fils d’un tel (la litanie assénée sans complaisance au Christ lui-même réduit à
n’être qu’un mage de quartier galiléen) ; et chacun d’être le frère, mais
dans le sang (mise en otage de rêve pour qui veut tyranniser par l’impersonnel
de l’homme !) et le cousin de tel autre (importance en toute atmosphère de
valeur néo-fascisante de recherches généalogiques saisissant donc les personnes
par ce qui leur appartient, comme
plus tard les « biens » ou le « patrimonialisable », et
qu’en toute rigueur elles ne sont
pas pourtant, jusqu’aux liens qui fixent en un sol ou un lieu…) ; et
chacun d’être, en bref, le « lié » par « Bund » du groupe. Personne, non plus, ne priera plus seul mais
en communauté. De même, le prêtre ne sera pas seul, comme les hallucinés
errants de Huysmanns, de Bloy ou de Bernanos, ou le confesseur dévoreur d’âmes
d’Ars ou ce lévitant thaumaturge qu’était Padre Pio, ou comme un Rosmini
retiré, délaissant sa bibliothèque, et attendant dans l’espace glacé de sa
paroisse la visite d’un seul malheureux « possible », perdu et en
détresse (le « possible » : ce que l’on doit présumer sans
cesse, tenant à l’unicité de chaque homme…) ; mais tout prêtre sera plutôt
défini à son tour par son « lien », son réseau intersubjectif par
paroisse et diocèse interposés, et par la communication interactive
d’informations communes à diffuser… De même, Christ apporte sa
« paix » (par les représentants habilités, par l’institution ainsi
comprise et relationnalisée naturellement, mais non plus par les consciences,
dont le réflexe autonomiste symbolise dissidence et déviance, ni par celle a fortiori de son témoin
sacerdotal) ; Christ envoie son « esprit », afin de justifier,
par Grâce prévenante, celui qui ne saurait, en tant que pure personne
existante, se justifier lui-même par la voix de son cœur (sed cordibus
impressa de Paul pourtant) ou par l’appel de son esprit, cet esprit même
communiqué par son créateur et par lequel il croyait pouvoir fusionner en lui.
La secte a bien huilé et parfait des mécanismes de domptage de groupe. La
liberté y est en totalité d’y être agi.
Elle n’a pas pris que la corporéité des faits et gestes ; elle a pris
l’âme par crainte de son envol séparé.
Alors on sera « frère ». Ce que l’on ne peut être
à l’égard des autres. Car les autres sont différents. Ils le sont par
l’adhésion à un autre élément que celui qui nous rattache ensemble. Leur
existence est hors de propos. Ce n’est pas, en effet, leur être même qui est à
considérer, sinon ce serait verser dans quelque individualisme ou subjectivisme
suspect de dissidence plus grave encore. Ce qui est seul retenu c’est toujours
le lien. Or les autres ne l’ont pas. Aucun faisceau ne nous relie par
conséquent à eux. « Nous », il faut en convenir, c’est bien justement
autre chose. Nous sommes unis en vertu précisément d’un « nous
commun » identitaire, de l’institution, de ses représentants qui nous
assignent nos rôles ou plutôt interprètent les rôles que le groupe, l’être
relationnel et transversal nous confie, ce groupe qui ne saurait se tromper,
car il est habitué par une sorte de Révélation permanente et intime,
renouvelant en Pentecôte l’esprit d’un Evangile qui ne fut pas ainsi donné une
fois pour toutes, mais est à réviser lui aussi, et se redonne sans cesse à
travers l’inspiration dont est témoin l’assemblée. Ainsi, à l’intérieur du
collectif, de la communauté, de l’Eglise « en peuple », la fraternité
doit jouer, et elle tend à traiter chacun comme
le ressemblant de l’autre sous l’aune de la représentation commune que le
groupe même traduit. La fraternité est soumise à une référence copartagée qui
doit bien marquer la distinction entre l’en dehors de nous et nous : cette
référence c’est bien notre « nous » qui la procure, c’est-à-dire ce
groupe que nous formons et l’être commun qu’il désigne. Elle consiste alors à
proscrire celui qui n’est pas identifiable et donc assimilable en vertu du même
modèle identitaire. Il ne saurait être le « prochain » du Lévitique, celui qui est présent devant
moi dans sa simple existence, ou le juif du même peuple que le mien, si son
essence ne fait pas apparaître le lien intelligible qui le rattache à l’entité
de raison commune, si aucune immatriculation, aucune nomination, aucune
grammaire de visage, aucune généalogie même ne peut lui être appliquée ;
en bref, si lui manque la carte à jour du parti. Ainsi se comprend la
fraternisation entre les uns et les autres. Elle fonctionne à l’homologation
d’égalité et nie toute possibilité d’un être distinct en la personne de l’autre
membre ou adhérent. Il ne saurait plus être perçu lui-même dans son existence, mais dans
l’essence qui a fait qu’on le retient, dans son abstraction ou son être de
raison, et à cet égard (c’est toujours le christianisme positif volontiers nazifié, qui parle, et comme
Georges Gusdorf notamment l’a bien déjà décrit), son existence se trouve
définitivement évacuée comme le lieu de survivance virtuelle de toutes les
traces de l’humanité déchue sauvée en Christ, comme siège des émotions et des
passions véhiculant les tourments de l’âme qui ont démontré la faiblesse
maladive du monde sémitique qu’a abandonné le Christ en ressuscitant, comme
singularité constamment suspecte d’alimenter les troubles, voire les doutes insoutenables
dans une foi dogmatiquement requise, et de susciter les tensions d’un
questionnement critique cachant un déséquilibre quasiment nerveux voire une
étologie qui appelle des efforts de resocialisation de groupe. La fraternité
mène à ne regarder que l’autre moi-même
comme mon égal, mais non pas comme
éventuellement « plus grand » que moi, porteur d’une liberté propre,
ayant cette liberté supérieure au groupe et à
l’image d’un Christ qui serait lui-même personne et liberté au fondement de son
Eglise et qui ferait de chacun de nous un fondement identique unis à son corps
mystique.
En l’occurrence, la fraternité nie les qualités différentes,
elle n’est pas d’altérité, ni à l’extérieur, ni donc à l’intérieur (si tu
traites mal l’étrangère que je suis, disait en substance la Médée d’Euripide à
son gendre Jason, comment peux-tu traiter bien les tiens, les citoyens de
Corinthe ?) : elle est de ressemblance ; elle n’est pas de don, elle
est d’échange dans le lien qui contraint au modèle de groupe, à la conformisation
et à l’aliénation de toute liberté propre à laquelle se substitue la liberté de
chacun comme personnage agi. Hors de question que je lui « ceigne sa ceinture » comme le
dit Luc, je ne puis être son inférieur, parce qu’il n’est pas mon supérieur éventuel.
Nous sommes dans la républicaine fraternité d’identitarisation au même qui
interdit la possibilité même de la différence et rejette toute forme de don
sans contrepartie, d’initiative personnelle et non collective, de regard unique
et non générique. La déjudaïcisation a donc conduit à un tel relationnalisme
qui s’accorde avec une égalité fraternelle indifférenciée dans l’« entre
nous », cette bannière de ralliement schmittienne et néo-associationniste
qui a rompu si bien avec tout sens social qu’elle a évolué vers la pratique
endogamique qui est d’ailleurs la moins apte à assurer la survie d’une
société ; d’où un certain effondrement de la densité démographique des
Eglises qui s’en sont réclamées.
Voilà en tout cas qui rappelle qu’un droit canon d’Eglise
n’a de sens que s’il prolonge un droit naturel social, lequel fait écho à la
nature de l’homme dépourvue de ses attributs qualifiés et évidemment de sa
croyance ou de sa foi et de l’appartenance même à l’Eglise. Pas de communauté
fut-elle « l’Eglise » qui ne soit l’expression de la société tout
court comme expression de la nature de l’homme ; une nature qui, à son
tour, peut être regardée comme l’expression de la personne qui découvre la
dimension plus à nu encore de l’existence singulière de chacun en reflet de Sa
Personne, seul fondement virtuel de l’Eglise. C’est Benoît XVI qui, citant
Rosmini il y a quelques mois, indiquait aux canonistes ces principes
élémentaires du respect d’un droit naturel délié de toute autre considération
que celle de la pure ontologie et leur prescrivait de s’attacher avant toute
règle canonique spécifique aux règles plus générales de la Filosofia del diritto de Rosmini suspendues à la « persona » comme « diritto sussistente »…
Mais il ne fallait pas déjà solliciter trop la conscience sociale du membre d’Eglise,
cette conscience qu’il réserve aux siens, ne priant que collectivement et pour
des morts uniquement qui sont les siens, à condition en quelques conflits
qu’ils soient identifiables comme baptisés, ou alors, si la pression politique
est trop forte, et en fonction d’un lien d’analogie avec une société globale
qui est censée fonctionner elle aussi à l’identique et dont on se veut
simplement le sous-groupe dans un protecteur « vivre ensemble »
dénonçant les fondements axiologiques jugés suffisants du système identitaire
commun, l’on acceptera de prier pour certaines victimes désignées à l’utilité
de ce fonctionnement (auto-poiétique ou systémique) global historiquement et
sociologiquement contextualisé en fonction de ses apports rentables, mais l’on
gommera toute allusion aux autres, hier les juifs, aujourd’hui, de concert, les
musulmans.
Si cette conscience devient sociale à l’intérieur du groupe,
« en Eglise », n’allons pas trop présumer d’elle et attendre tout de
même d’elle devienne une conscience
morale : qu’elle accueille l’élan caritatif du don gratuit
d’existence. La morale, elle tient à la conformité extrinsèque et pharisaïque
d’une conduite ritualisée et convenue ; elle plaide en faveur de
l’abstention et de l’ironie qui l’accompagnent souvent touchant les imprudents
agissants qui se démarquent hors groupe, les naïfs qui ne calculent pas leur
geste en fonction de son profilage collectivement monté. La morale a créé aussi
ses mœurs à travers des traditions comportementales internes. Et rien enfin
n’est plus justement « moral » que de démontrer, s’il le faut, son
imperméabilité à tout regard venant de l’extérieur, qui serait susceptible de
faire pénétrer dans le groupe quelque élément empoisonné pouvant l’infecter
dans ses principes. Voici donc une morale qui apprendra à se défier et à juger
que le « gentil » est un adversaire qui se dissimule et qui ne
possède que trop, naturellement, des intentions d’envahissement et de
domination, pour ne pas dire d’espionnage en zone ennemie, comme s’il
représentait une sorte de société commerciale menaçant notre capital d’une
prise de contrôle d’action majoritaire déloyale. La théologie de « l’entre
nous » se découvre : elle vaut bien comme théologie du capital !
De Rawls à Nowak, offensive et belliciste (de quelle confession sont exactement
les banques qui ont poussé aux guerres du Moyen-Orient ?), elle fait écho
au plus sinistre XIXe des banlieues de Manchester…
Le capital, vous ne croyez pas si bien dire. En un temps où
pour renflouer le capital fragilisé et secoué des spoliateurs, l’on fait
admettre aux spoliés le mythe de la « crise » et d’une prétendue
dette dont il faudrait s’acquitter (sans s’interroger sur sa légitimité
démocratique et morale). L’absence de la personne, la suffisance de l’associé,
mène tout droit à l’argent, et à ne voir… que l’actionnaire. Et de même qu’à
défaut de l’admettre dans son existence « nue », l’on ne percevait la
personne que dans ses qualités (cette généalogie funeste que le roi de Thrace
Diomède, le fils du magnanime Tydée, comme il est dit dans l’Iliade, a besoin
de réclamer des autres qu’il refuse au fond de regarder dans les yeux ;
pas étonnant qu’il livre la chair de ses hôtes à ses chevaux, comme on
abandonne aujourd’hui chacun à l’opinion…), de même l’on n’envisage
l’affaiblissement ou la pauvreté que chez « ceux qui ont ou ont eu »
et non (pour paraphraser la critique cinglante qu’adresse Claudel au Code
Napoléon) chez « ceux qui n’ont pas »… D’où la crainte pour nos possessions
et « nos capitaux » ! Car rien n’intéresse plus au fond cette
morale de la théologie positive que cela, en reflet super-structurel facile à
décrypter pour quelque marxiste, d’une infrastructure de possédants avides de
s’auto-justifier. C’est que déjà elle a remplacé les valeurs de la personne par
celles du patrimoine. Complexée, elle parle de capitalisme « à visage
humain » ou « à humaniser » pour essayer de rattraper l’énormité
matérialiste de ses choix. Comme si la substance pouvait être le capital et
l’homme l’attribut, comme si l’on pouvait justifier les fins par les moyens. Il
n’y a pas ni ne saurait y avoir à plus forte raison de capitalisme ou de
libéralisme (économique) chrétien. Le capitalisme ne se « réforme »
pas, il s’annule, pour céder la place à un autre principe dont l’homme est le
fondement exclusif, et l’homme ontologiquement et non linguistiquement en
quelque acte de parole et adhésion contractuelle de foi. Et Rosmini à nouveau
de faire l’objet d’interprétations détournant vers quelque libéralo-capitalisme
absurde sa doctrine cependant bien claire sur le rapport du propre à la
personne à travers la nature où elle s’incarne et qui y voit se développer son
activité libre d’appropriation. Il était inévitable qu’une lecture récusant la
personne et sa liberté mène au communautarisme d’une « société
close » puis à l’apologie triomphaliste des succès patrimoniaux de fortune
et ne vante les mérites de l’exploitation du salariat par le crédit monétaire
et de l’enrichissement spéculatif par spoliation du travail d’autrui. Tout se
tient très habilement. Et tel ministre du culte français d’appeler en forme de
consigne de vote à peine voilée les baptisés à se « serrer les
coudes » face aux dangers extérieurs venant de la société civile et des
craintes que celle-ci en renouvellement électoral ferait peser sur le maintien
de capitaux en ce sens : la déperdition de ces capitaux en vue d’améliorer
la condition d’un autrui qui, pas plus que chez Ricoeur ou Rawls n’a
d’existence, même pas en référence à une équité, serait une sorte d’impiété
sans doute dirigée contre la religion dont on a bien compris qu’elle en était
la sublimation mentale.
Déjà Georges Ripert, ministre de Vichy actif dans son
dévouement à l’idéologie hitlérienne et anti-sémite, s’était évertué au
lendemain d’un procès dont il eût bien la chance de réchapper à louer les
avantages du crédit financier à l’encontre du crédit réel, du crédit bancaire à
l’encontre du crédit fournisseur ou commerçant, de l’accroissement raisonnable
certes mais capitaliste des biens d’argent et des valeurs boursières, ne
craignant pas de regarder la fin du droit privé non plus dans les personnes
auxquelles s’ordonneraient les biens, mais dans les biens soumis à exploitation
financière des instruments de crédit qu’ils déclenchent en termes d’obligations
contractuelles pour les acquérir. Sa mémoire a probablement bien inspiré ceux
qui, sans le moindre scrupule pour les plus faibles, ont introduit la validité
de la fiducie d’origine romaniste en droit civil français en 2007 dans le mépris
d’une tradition d’hostilité morale qui faisait honneur à ce pays et désignait à
l’admiration la célèbre exception d’ordre public de nullité de plein droit du
pacte commissoire reconnu par une loi étrangère de son droit international
privé. La règle morale, la belle exigence de conscience, est de servir le
« frère » associé ou plutôt actionnaire capitaliste. La solidarité
est contractuelle et non réelle ou sociale. Le glissement n’était que normal.
Voici une superstructure référentielle qui masque donc bien une oppression
constante d’alignement sur le modèle commun de ce que nous sommes par le lien
qui nous unit et qui, vous, vous exclut, par le truchement ou l’interposition
de biens alibis, au nom d’une propriété elle aussi alibi, – langage racial de
Rawls après Huntington avant la lettre : du « nous autres pays
civilisés » ou méritants au jeu des chances selon la règle du
« maxi-min » à l’assemblée des actionnaires, il n’y a qu’un pas, et
il n’y a eu qu’un pas effectivement lors de guerres où il s’est agi de se
venger d’ex-actionnaires ayant trahi leurs engagements et passés, il est vrai,
à des attitudes provocatrices ou terroristes.
La belle morale, stimulée par la théologie de l’entre nous,
n’est que le paravent de notre égoïsme avant de devenir celui de nos plus
misérables intérêts. Mais ne s’était-elle pas déjà exposée ou donnée à voir à
travers tombes et fresques illustres de temps légendaires ? Qui sont ces commanditaires de cénotaphes de
marbres ou de résurrections théâtrales qui voulaient s’acheter une place au
ciel comme certains galéristes d’art voulurent de manière plus profane mais
« humaine trop humaine » s’immortaliser sur les œuvres qu’ils
vendaient ? L’instinct appropriatif ou patrimonial n’est jamais blâmable
en soi à condition d’être recentré sur l’être qui seul le justifie.
Cet instinct possède au fond sa réplique dans l’utilitarisme
qui a suscité un mode de pensée sur la justice plus jusnaturaliste que
personnaliste et métaphysicien : celui qui tire une conclusion facile des
réciprocités et des contreparties synallagmatiques, celui qui ne justifie
qu’hypothétiquement une valeur et échoue à la présenter catégoriquement ou
absolument par peur légitime dans la forme mais infondée au fond du dogmatisme
ou de l’inconditionnalité de son exigence. Ce qui est une occasion de redonner
quelque lettre de noblesse à la morale kantienne qui a fui ce que le
l’utilitarisme rawlsien lui a fait trivialement subir : le raisonnement
assez indigne de Rawls sur le condamné à mort que l’on ne saurait innocenter par
preuve « adn » sans ébranler la sécurité due au système judiciaire
américain est sans commune mesure avec le jugement de Kant qui condamne le
meurtrier selon la loi d’un talion rationnel appliquant l’impératif catégorique
dont il est co-législateur dans sa personne nouménale. Si l’on ne franchit pas
le seuil kantien, certes insuffisant et aveugle sur la personne existentielle,
au sens qu’elle reprendra chez Scheler (vanté par le jeune Wojtyla), aucune
morale n’est possible. Et, sans ce minimum, un tel politisme religieux, du type
chrétien parfois banalisé en France, même s’il n’est propre qu’à une société
occidentale assez fragmentaire et pourrait paraître incompréhensible ailleurs,
ne constitue pas seulement un scandale au regard d’une démocratie réelle :
il présente d’abord un scandale pour la simple morale, et non pas seulement
pour une « morale (qui) se moque de la morale », mais déjà pour
l’élémentaire d’une morale sociale qui exige d’élever l’universel au-dessus du sien
générique. Car cette dernière religion morale, en somme, se montre sans doute plus proche du
respect de l’universel singulier de
la personne humaine, quoiqu’elle risque, selon les vicissitudes de l’histoire,
de l’enfermer dans des statuts abstraits, autrement dit des statuts d’humanité,
de personnalité juridique ou de citoyenneté, que ne l’est une prétendue
religion qui cultiverait moins que l’universel :
qui honorerait un genre, ou l’adhésion
à un club ou encore, car tout est là au fond, par sublimation de classe eût-on
dit jadis, à un clan d’investissement de capitaux.
San Dunstan (Canterbury), février 2012
(*) Art. publ. in Rivista rosminiana di filosofia e di
cultura (Stresa, Sodalitas), 2012 (An. CVI, Fasc. IV), p. 341-354.
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© THÈMES, revue de la B.P.C., IV/2012, mise en ligne le 3
mai 2012