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Irak ou autres.
La philosophie des beaux
prétextes
par Jean-Marc
Trigeaud
Professeur
des Universités
Dir.
du Centre de philosophie du droit de l'Université Montesquieu Bordeaux IV
A tous mes collègues et amis
américains dans l'épreuve,
au sujet d'une guerre qu'ils
n'ont pas voulue
Au professeur Zdenek Krystufek (Univ. Colorado)
Aux sources ontologiques du mensonge
Les grandes consciences religieuses, philosophiques,
morales, culturelles s'en émeuvent. L'injustice qui tient très simplement à la
violation du droit et à un déséquilibre ou à une inégalité, les a enfin tirées
d'une étrange torpeur.
Mais ne leur faudrait-il pas éviter de braquer une attention
exclusive sur l'Irak, sans jugement de comparaison, et sans analyse des causes ? Non des causes empiriques des
historiens ou des journalistes, ou des sociologues ou des spécialistes de
science politique : mais des causes
métaphysiques et éthiques.
Ne leur faudrait-il pas consentir encore un effort de
lucidité ?
L'effort de se placer à
l'arrière-plan de ces conflits où l'on entend complaisamment maintenir leur
opposition. Car l'on espère au fond que cette opposition est
"reconvertible" ; tel est le débat d'"opinions"
adialectique vanté par une "démocratie" qui semble ignorer la vérité
quand il s'agit des autres.
Ne faudrait-il donc pas obliger toutes ces consciences
respectables et édifiantes à s'élever à des causes plus profondes, plus
étendues, plus anciennes, et déjà ancrées dans une mémoire qu'il est toujours
douloureux d'assumer ? Les causes d'un schéma mental, d'une logique, d'un
discours qui se trouvent être, quels que
soient les prétextes utilisés, l'Irak ou autres, de même essence.
Alors, l'on comprendra mieux, en cas de résistance à leurs
oeuvres, comment ont été mis au point de dérisoires techniques d'amalgames, de
faux-témoignages, de falsifications éhontées d'écritures, de documents, de
photos, de noms, si visibles, comme en un jeu vidéo, qu'ils provoquent
peut-être l'hilarité de jeunes étudiants incrédules mais aussi la consternation
stupéfaite de leurs professeurs plus âgés.
Comme si, pour reprendre le propos de Kafka : "le
mensonge s'érigeait en ordre du monde" ! "Jamais je n'ai vu aussi
nettement la puissance du mensonge qu'en ces temps horribles", écrit
incisivement Elisabeth Kessler, ironisant du coup sur le "choc des
cultures", ce mythe, néo-raciste dans le fond, dont on commence à
comprendre les enjeux tactiques.
Théories de la justice alliées d'une imposture
A tout le moins, c'est le philosophe du droit qui devra ici
débusquer des théories de la justice qui
sont sans doute premières responsables de telles catastrophes, qui en ont
installé le cadre ou le décor mental et culturel qui en permet la possibilité.
Ces théories passent par tous les avatars d'un universalisme abstrait, par toutes les
hypostases d'un positivisme idéaliste, jusqu'à la conception d'un modèle
ultra-libéral de marché suivant le processus dit de "mondialisation".
Théories de la justice dont la notion idéaliste inspiratrice
est, depuis le XIXe, la relation,
dont l'expression est l'acte de la pensée
unissant, consensualisant les contraires (actualisme
et philosophie gentilienne de l'économie, déjà, des années 30) ; leur
instrument est le contrat, aux lieu
et place des institutions ou très significativement de la loi (v. notre
critique, visant certaines politiques économiques et sociales promouvant le
"contrat", au début de Droits
premiers) ; leur domaine est une société civile empirique, individualisée,
privée de communautés vivantes, et conçue en termes de marché ; leur leitmotiv est de décrier la fonction publique en la
déconnectant de la chose publique et en en faisant une catégorie sociale reliée
à l'Etat ; leur référence est, dans la haine de l'altérité, comme dans celle
des identités culturelles, l'abstraction
de l'homme, et non l'homme, personne singulière et irréductible,
existentiellement ; leurs produits, engendrant de nouvelles formes
d'aliénation, sont le "citoyennisme", le "partenarianisme",
les "faisceaux" d'intérêts, l'écrasement du plus faible...
Aucun concept, du reste, n'est à absolutiser dans un sens
unique. Il est possible de le délivrer de ses connotations contingentes et d'en
faire un usage réordonné à ce qu'il paraît nier. Il en va ainsi de
"l'universel" ou, en son versant empirique et matériel, du
"mondial", en lui conférant une portée qui privilégie les termes sur
la relation, et qui empêche de pouvoir préjuger d'une idéologie réductrice plus
que d'authentique réflexion ouverte à l'altérité de l'être.
Devoir d'engagement du philosophe du droit
A la faveur de circonstances qui ne paraissent troubler les atmosphères
intellectuelles et universitaires repliées dans leur tour d'ivoire, et que le
sujet de la guerre trop trivial épouvante, ne peut-on s'adresser à ce
philosophe du droit, d'Europe en Amérique, d'Occident en Orient, pour le tirer
d'une léthargie coupable ou d'une indifférence après tout scandaleuse ?
De qui attend-on des lumières si ce n'est de lui ? Pourquoi
de tels silences, de tels propos de surface, tandis qu'il s'alarmait hier
d'événements mineurs par rapport à ceux-ci ou de graves événements certes, mais
commodes à interpréter de loin (le 11
septembre), sans guère manifester de compassion aux victimes en tant que
personnes, comme les spectateurs des naufragés décrits par Lucrèce ont éprouvé
une sorte de satisfaction morbide à regarder impuissants le bateau couler de la
rive où ils étaient.
Le devoir premier de sa charge n'est-il pas d'engagement de
la pensée en lui opposant une nécessité d'analyse critique et de confrontation
au contraire de l'expérience et de l'histoire ? Devoir de remise en cause
immédiat des concepts qui ont visiblement entraîné le pire, tel que celui,
chargé d'abominations, de "choc des cultures" ?
Il est vrai qu'il existe une tendance entretenue par
l'empirisme positiviste qui conduit le philosophe du droit à se détourner de
tout devoir-être et de toute valeur, comme s'il s'agissait d'une donnée
extra-scientifique. Sa science refuse d'assumer ce domaine, comme si le droit
était à décrire alors qu'il implique une cause ou un présupposé qui consiste en
un jugement normatif. Mais la philosophie elle-même est atteinte par le même
mal, qui la met en conflit avec pratiquement toutes les grandes philosophies de
l'histoire de Platon à Bergson, Merleau-Ponty ou Sciacca, lesquelles ne
s'entendent dans leur accomplissement que comme philosophie de la justice et de
l'engagement dans un jugement de valeur. Le refus du jugement de valeur n'est
donc pas que le test d'une forme de faiblesse psychologique et morale de
tempérament d'évasion où l'on fuit la réalité humaine faite d'évaluations permanentes
(v. l'ortéguianisme jusqu'à Recasens-Siches) en prenant en otage une science et
en s'y réfugiant, il trahit nettement le
reniement de cette science si son objet est devoir-être autant qu'être et non
fait.
Détournement de la démocratie par le "contrat"
Le politique conforte il est vrai dans l'idée que le bruit
de la rue insulte la démocratie, que la démocratie se situe, non pas dans le
peuple fondement d'un pouvoir, mais dans ces "contrats" que l'on
passe entre égaux d'une même nomenclature, ces contrats à la transversale,
nouveau droit divin de la déification de l'homme initié, à la transversale.
Chacun aura à s'expliquer ensuite de son programme en vue d'adaptations aux lieux et aux mœurs à dompter.
Comprenez que la démocratie consiste à informer de ce qui a été décidé pour le bien de celui que l'on est
censé représenter, mais qui n'a jamais été directement consulté, et qui sera
suspect de ne pas être un démocrate s'il ose poser une question, non sur les
réponses qu'on lui offre de retenir, mais plutôt sur l'opportunité du sens de la question dont ces réponses se faisaient
l'écho en anticipant sur elles...
Perspective éternelle du despotisme "éclairé", de
l'épanchement de l'abstraction dans le réel, dans une matière humaine que l'on
fait profession de mépriser.
Une solution à quel "problème" ?
Une première contradiction montre dans quel clair-obscur de
mauvaise foi l'on risquerait de s'engager.
"La guerre est la plus mauvaise des solutions",
a-t-on entendu dire par les mieux intentionnés. "Elle est la pire",
a-t-on parfois ajouté avec plus d'audace.
Oui, mais elle est présentée comme une possibilité !
Propos explicables chez des politiques ou chez des
diplomates, même religieux, soumis aux chantages que l'on sait et usant de
nécessaires compromis de langage.
Mais propos tout simplement inacceptables lorsqu'ils émanent d'une intelligence critique et
libre. Car ils laisseraient supposer qu'il existe un problème, qu'il a existé ou qu'il eût pu exister. Or,
précisément, le problème est, jusqu'à preuve du contraire, pure invention, ses
données sont largement contrefaites ; et, s'il en est ainsi, c'est pour
soustraire l'attention à ce qui poserait justement problème chez les dénonciateurs du problème en cause,
ou de ce qui pourrait être peu avouable dans leurs mobiles plus ou moins
secrets.
Tout dépend il est vrai de la nature du problème. Mais
quelle que soit sa nature, l'on sait bien, en droit, comment il est possible
fabriquer des preuves, des présomptions, des indices, surtout selon un mode
d'établissement solitaire et sans contestation. Testis unus, testis nullus, énonce le vieil adage de procédure. Le
premier arrivé sur le terrain avec ses chars pourra faire les montages
hollywoodiens appropriés ; c'est sans doute pourquoi beaucoup ont eu le mauvais
esprit de soutenir qu'une démarche pluraliste et conforme au droit était
nécessaire ; le danger subsiste toujours cependant d'une complicité entre
acteurs impliqués dans les mêmes intérêts (pays alliés à la cause, parce
qu'alliés à la même société financière).
La nature du problème aurait pu être humanitaire, liée à un régime dont nul ne doute qu'il soit
criticable (mais qui a eu au moins la vertu d'exclure l'extrémisme religieux) ;
or l'intervention humanitaire acceptée et promise à l'efficacité immédiate fut
curieusement refusée par l'Amérique (v. nos art. précéd.).
Quant à un problème politique,
de démocratie, il est par essence contraire au droit international, tant qu'il
n'y a pas eu de rebellions sanglantes dans un pays, et contraire au respect du
droit des peuples à se déterminer eux-mêmes ; les pays avoisinants, du reste,
présentent certains "déficits démocratiques" connus tout aussi graves
et manifestent des tendances à la militarisation et à la
"policiarisation" de leurs structures administratives (avec pratiques
de tortures recensées par Amnesty
international et par l'ACAT),
même si cela peut naturellement s'expliquer par la protection de leurs
populations contre des agressions ou des attentats (il est en effet facile de
les accabler de loin).
Hégémonisme et terreur
Mais les plus grands accusateurs du moment présentent-ils une autre image que celle des "dictateurs" à la romaine, qui se sont fait confier tous pouvoirs pour organiser la guerre et qui tiennent leurs discours devant les troupes plus que devant les assemblées d'élus ? L'opinion américaine a-t-elle jamais agréé ses dictateurs ? Les a-t-elle élus ou ont-ils du aller chercher les interprétations d'un théoricien du droit, inféodé au bon mouvement, et président d'une Cour suprême, pour les trahir ? Cette opinion est-elle totalement libre d'exprimer un avis contraire ?
Quelle est cette démocratie qui présente (comme en un autre pays européen) sa "légalité constitutive et constitutionnelle" comme la mettant à l'abri d'une critique qui serait aussitôt interprétée comme une "critique de la démocratie" (sic) ?
Quelle est-elle quand elle sollicite la justice en ne la reliant qu'à elle-même, une justice "américaine" (sic), et en qualifiant de "terroristes" et de complices de ce terrorisme, ceux qui invoqueraient des références universalisables ?
Quel est enfin cet appareil d'Etat qui (comme à nouveau en
un autre pays d'Europe) permet l'ascension de chefs d'entreprises privées au
rang de responsables politiques, dans la confusion de leur "chose
propre" avec la "chose commune", appartenant à tous sur un même
sol (et non aux seuls citoyens), cette chose commune et morale que l'Etat est
censé servir pour être un Etat de droit, respectueux de la
"république" ?
Cette "démocratie" peu exemplaire, projetée à
l'extérieur pour tuer l'altérité, c'est-à-dire l'universalité de l'homme, pourrait demain, aidée par des théories de
la justice discriminatoires et à l'œuvre dans des discours officiels depuis des
années, être à l'origine d'une vraie terreur (comp. le discours délirant
d'hégémonisme d'un ancien président américain saluant le nouveau millénaire).
Désarmer les uns plus que les
autres
Le problème peut être en dernier lieu celui du désarmement. Il est la concession accordée
par un ONU peu convaincu à l'époque comme en témoigne les débats en son sein,
mais sous chantage, qui décida même d'un discutable embargo pour tenter de
reprendre le contrôle de l'hystérie belliciste des années 90.
Et quand bien même trouverait-on des armes, leur destruction
ponctuelle résout aisément le problème (même si l'on en laisse de plus
dangereuses chez certains voisins dont l'un d'eux s'est refusé à répondre à 38
résolutions du conseil de sécurité le concernant !).
S'est-on de toutes manières demandé pourquoi désarmer les
uns plus que les autres ?
Et si les accusateurs étaient à nouveau plus dangereux que ceux qu'ils veulent désarmer ? Eux qui les ont
armés hier contre d'autres aujourd'hui redevenus amis de transition, eux dont
personne ne doute (et pourquoi donc moralement ?, et pourquoi donc
"démocratiquement" ?) qu'ils aient la "légitimité" de
posséder les armes les plus dangereuses du monde ?
Un jour viendra également qui est peut-être inscrit dans les
lois de l'histoire, où l'aventure engagée paraîtra horriblement monstrueuse, et
où le progrès de la conscience morale que nous appelons de nos vœux permettra
d'assigner devant une commission de désarmement les puissances armées qui
réclament la guerre en les plaçant à un degré égal à celle qu'elle veulent
abattre.
Mais, en attendant, le comble de l'abjection morale pourrait
être de vouloir pousser un pays que l'on va "attaquer" à un
désarmement dérisoire, touchant un matériel parcimonieux et épuisé (quelques
missiles), de manière à ne plus concevoir la guerre que comme l'acte technique
d'exécution de femmes et de vieillards pourvus de fusils mitrailleurs. Certes,
cela pourrait être "propre", à en croire les meneurs de guerre (dont
les affaires florissent à la Lockheed Martin Cie) si l'on employait mieux que
des armes micro-nucléaires, des dérivés de moyens chimiques. A cette
provocation qui plonge dans des bas-fonds immondes ont adhéré pourtant sans
sourciller des dirigeants européens. Ce qui donne à souhaiter que le chef
irakien ait eu la prudence de conserver quelques projectiles sauvant son peuple
du déshonneur d'une guerre en forme d'extermination collective. Mais comment
avoir pris le risque d'exposer une fois de plus Israël et de favoriser demain
un renouveau terroriste amplement prévisible et généralisé ? Quand les choses
sembleront redevenues calmes, au sein d'une nouvelle monarchie pétrolière au
pavillon théocratique, à la complaisance des nouveaux patrons des puits, qui
tiendront là une victoire bien précaire, les activités terroristes
d'extrémistes redoubleront côté israélien et elles se retourneront en chaîne
contre les populations chrétiennes demeurées sur le sol de tous les pays
voisins jusqu'au Maghreb.
Il est une mémoire atavique qui agit peut-être à retardement
par rapport à la conscience culturelle d'un début de nouveau millénaire, celle
qui hante les uns, avec le meurtre de nombreuses tribus, des Natchtez, des
Creeks et des Cherokees au XIX e, et les autres, avec celle de plusieurs
millions de Taïnos et de Mayas au XVI e. Voudrait-on qu'une "Nouvelle
Amérique" poussée par les mêmes partenaires fut autant porteuse "de
sang et de fureur" que le fut une "Nouvelle Europe" quand elle
inventa la vieille Amérique ? Il faut encore en passer par des remises en cause
et des dépassements, par un sens critique de l'Autre et par des contradictions
à accepter humblement, pour atteindre, patiemment, à "la
civilisation". C'est ce qu'enseignent déjà quelque huit mille ans
d'histoire mésopotamienne qui ne s'improvisent pas ; même si le régime actuel
irakien, à la suite d'événements tourmentés de mandats français et anglo-saxons
traditionnellement rivaux entre l'Oronte et l'Euphrate, n'en offre guère une
apparence modèle.
Immoralité d'un éventuel recours à la force
L'idée par conséquent d'admettre la guerre comme une possibilité, même éloignée,
constitue (ainsi que le rappelle journellement le pape Jean-Paul II, en
renvoyant d'ailleurs l'opinion des représentants de toutes les religions) un grave contre-sens, et à nos yeux une
faute morale extrême, parce que préméditée et récusant a priori tout esprit de
vérité.
D'abord, le droit
international ne prévoit nullement la guerre, et aucune résolution onusienne
même conditionnée par les maître-chanteurs n'est parvenue à l'envisager.
Ensuite, à défaut d'un problème dont il faudrait
contradictoirement prouver le fondement ici plutôt qu'ailleurs, la guerre
trahit une lâcheté face à la menace belliciste au moment où il conviendrait
plutôt de convenir de sanctions contre ceux qui ont fomenté ces menaces, qui
ont déstabilisé l'opinion, suscité des divisions en Europe, ébranlé
l'impartialité des commissions dont ils étaient membres, bafoué leur
organisation disciplinaire, et inspiré pour finir des sentiments bien écœurants
de racisme néo-colonial.
Opérations de substitution
Mais pour faire admettre cette pénible démarche de recherche
des causes, le mieux serait d'oublier les situations, puis les acteurs et les
lieux et de leur en substituer d'autres.
Bagdad ? Mais pourquoi omettre Caracas ou Abidjan, comme
hier Managua ? Et pourquoi pas Paris ? et pourquoi pas Washington ? Si demain
le mouvement s'inversait, comme la sagesse hellénique nous l'a appris, et comme
nous savons que peuvent se nouer les tragiques forces du destin, quand la force
des moyens matériels et la puissance de l'argent ou des armées est impuissante
à enrayer le moteur d'un retournement des causes morales et la mécanique d'une
auto-destruction.
Et si le danger le pire pour les USA ou leurs
maître-chanteurs français ou autres d'aujourd'hui venait de l'intérieur et
d'une subversion des causes ? Alain,
Aron ne l'ont-ils pas prévu ?... Mais souvenons-nous de Hobbes, jeune
traducteur de Thucydide, épouvanté de récits de campagnes du Péloponnèse
curieusement reproductibles.
Certes, il y a des homologies qui empêchent de sortir d'une
sorte de généralisation où l'on retrouve singulièrement les mêmes profils,
liant les mêmes types d'actions et les mêmes types de destinataires, selon les
mêmes profils politiques. Chacun comprend de quoi il s'agit...
Prenons la Côte d'Ivoire ou le Vénézuela, et imaginons-les à
la place de l'Irak : mêmes coordonnées et mêmes scénarios. Mêmes prétextes
déclarés ou occultes (même langues utilisées par les frondeurs issus de masters
en sciences de gestion, dans l'incapacité à maîtriser la langue de leur pays ;
mêmes résistances de l'autre côté aux cours de matières premières fixés
ailleurs ; et mêmes répartitions jugées suspectes des richesses et bloquant les
profits des préempteurs patentés d'un système de contrôle avalisé par des
institutions gangrénées). Remontons au Panama d'hier ou au Liberia : le cadre
est à l'identique, les circonstances de pillages sans scrupules provoquant des
réactions violentes sont semblables, réactions qui n'ont guère eu le choix de
la forme d'alors : celle des stratégies et des armes venues de régions
diabolisées qui pouvaient alors se targuer de l'avantage de susciter la
crainte.
C'est un devoir de conscience de comparer dans le temps et
dans l'espace. Le test de l'intelligence et du cœur est là. Beaucoup se donnent
de bonnes raisons, parfois même religieuses et donc plus odieuses encore, pour
justifier de s'en tenir à un égoïsme perceptif qui se borne à ce qu'il est
strictement utile ou plutôt commode de dénoncer.
D'ailleurs, les mêmes qui signent "La Lettre
d'Amérique" (v. in fine)
invoqueront un Pape pour organiser des cénacles de réflexion sur des sujets
innocents, économiques et même moraux. Il vaut mieux, en effet. L'on se
souvient de ces catholiques généreux qui sont passés maîtres dans l'art de
protéger la vie pré-natale, pour pays munis d'appareils coûteux en maternités
de luxe, et qui dans le même temps ont osé chercher à justifier... la peine de
mort, voire la pratique des licenciements économiques (confondant la liberté
personnelle ordonnée à la vérité de chaque personne des encycliques et la
liberté naturelle ordonnée à une abstraction utilitaire), les mêmes qui se sont
aventurés à des citations tronquées de s. Thomas d'Aquin amalgamé par
syncrétisme mondain avec les pragmatiques libéraux.
Bonnes lectures sous hypnose
Mais, au-delà de toute généralisation,
une tentative d'universalisation
permet de prendre le chemin qui ouvre à la vérité. Remplaçons un gouvernement américain,
par la rédaction d'une télévision française : ces derniers éléments ne sont
pourtant ni américains, ni inféodés aux mêmes lobbies ; tout les sépare
culturellement ; mais ce qui les unit est ailleurs, dans les causes morales, qu'elles soient conscientes
ou inconscientes, dans la passivité consentante ou la simple docilité
hypnotique et fanatisée à leur action commune.
Les mêmes livres sous la main... En citera-t-on qui ont
savamment instruit sur la manière pour les "pays civilisés" (sic) de partager les richesses et de
suivre une condescendante "égalité des chances" ? Au fond, on le sait
bien, les cabinets de publicité qui "font" des politiques comme l'on
"fait" un produit labellisé, ou les écoles de journalisme qui
préparent des présentateurs de presse, ont les
mêmes sources et les mêmes bonnes lectures, généralement chez d'habiles
théoriciens, peu scientifiques et peu culturels, peu regardant sur les
conséquences de leur doctrine. Une doctrine édifiée pour répondre aux intérêts
du groupe qui l'emportera, une doctrine qui fait sienne les thèses d'un
"réceptionnisme" de la Real
propagand de jadis.
Mais, à travers ces doctrinaires de magazines, l'on peut
remonter à ce qui pourrait avoir tout de même la qualité d'"oeuvres"
de l'esprit, et à la respectabilité qui s'y attache. Il reste que ces oeuvres
de "théorie de la justice" et de "l'équité" ont succombé
elles-mêmes à certains excès, à certaines tendances à la simplification
dualiste, à l'interprétation unilatérale et moniste du monde, et à un moralisme
sélectif, à un réductionnisme abusif concernant avant tout la personne humaine. Et c'est ce qui les a disposées au
néo-généricisme critiqué. Elles apparaissent bien telles, au-delà des
intentions de leurs auteurs : elles sont les références globales du mouvement
incriminé, sa cause métaphysique profonde.
L'on ne s'y est d'ailleurs pas trompé quand on a essayé du
moins de promouvoir ici ou là leur étude universitaire, pour satisfaire il est
vrai à l'opportunisme des concours de recrutement d'Etat, plus qu'à des
exigences scientifiques en la matière indigentes que l'université n'a plus les
moyens de revendiquer face aux besoins de "postes", alors que le
déclin de ces oeuvres théoriques de circonstances, n'assumant aucun jugement
moral, et introduisant des discriminations latentes sans justification,
indiquait déjà suffisamment le genre peu réellement philosophique auquel elles
se rattachaient (v. notre texte de remise en cause sur la partialité des choix
bibliographiques dénaturés de la philosophie du droit contemporaine dans notre Métaphysique et éthique..., 1995, chap.
21). X sera probablement un inconnu demain ; mais c'est son approche théorique
qui émerge à travers l'administration américaine dominante (et à la
transversale des partis), une administration parfois naïvement
instrumentalisée, et même utilisée par hypnose idéologique dans certains de ses
mobiles contre elle-même, contre ses
visées sincères ; c'est bien X que l'on voit surgir en tous ses arguments
pré-établis, répétés plus ou moins consciemment comme en une madrasa pakistanaise par des staffs
rédactionnels de presse française et par des revues pour salles d'attente de
praticiens.
Avilissement de la contradiction
Mais le pire peut être d'être parvenu à dissoudre la contradiction en pays de prétendue
démocratie, qui, comme l'avait prophétisé Marcuse, substituera le consensus
récupérateur à la dialectique de l'opposé. La contradiction donc se trouve
neutralisée, abolie, pour ne pas dire avilie. Elle est un dédoublement du Même.
Ce sont les "intellectuels" dont l'idéologie est
diffuse dans les discours d'un président des USA, ainsi "agi" plus
qu'"auteur" de ses actions, ce sont eux qui ont le plus souvent voulu
monopoliser, organiser, planifier les manifestations de toutes natures contre
la guerre en Irak (et en France aussi bien) ; et cela d'autant mieux qu'ils
rendent le service objectif d'assurer une domination matérielle pour censurer
d'authentiques intellectuels dont ils usurpent la place. L'opposition à la
guerre, comme témoignage d'un jugement métaphysique et éthique de l'homme en tant que personne, et esprit libre,
sans autre vérité que celle de la personne au-delà de toute appartenance et de
toute "doctrine", cette opposition seule universalisable et vraie, est ainsi avilie. Et ce pourrait
être là l'extrême du mal.
C'est en somme ce que Péguy, dans ses Carnets, disait de l'argent du capitalisme triomphant ou des morts
des premières tranchées couvertes d'obus. On peut mal faire, mais avilir le mal en le glissant
subrepticement dans la prétendue opposition qu'il suscite est pire que le mal.
Voilà en quoi certaines réactions à la guerre d'Irak,
reprenant l'en-tête de la "démocratie" et de la "liberté",
entonnant l'hymne discriminatoire de dirigeants infantiles et irresponsables,
"agis" sans être véritablement "auteurs" de leurs paroles
et de leurs actions, et qui pourraient devenir à la limite sympathiques mais
dans une scène de lutte anti-gangs, voilà pourquoi ces réactions aux accents de
division lockiens, fichtéens, léniniens, schmittiens ou rawlsiens, apparaissent
révoltants — pour ne donner que de pudiques références et éviter de les
emprunter à de plus sulfureux écrits que ces maîtres incontestés ont engendrés,
et que peu oseraient regarder derrière leurs nobles écritures, pourtant souvent
partiales et sectaires, ou animées souvent d'un sentiment d'exclusion à l'égard
de la "différence" ou des "autres" : "nous autres pays civilisés" (sic),
"nous autres pays libres"
(sic). On se souvient de Locke : proclamons la liberté, mais, se ravisant,...
la liberté pour ceux-ci, mais non pour ceux-là ! Les Constituants
révolutionnaires français, eux-mêmes horrifiés, ce qui est tout dire, n'en
retiendront en 91 que le meilleur, en compensant leur ouverture par la
xénophobie.
Il reste que les entreprises de production industrielles
engagées dans le domaine de la chimie pharmaceutique et militaire, montrent que
le reproche des armes de destruction massive n'est pas innocent. Certaines
allégations du Réseau Voltaire,
indépendamment des conclusions qu'il en tire, sont malheureusement vérifiables
sur les journaux financiers. La Lockeed
Martin, société américaine cotée à Wall Street, produit sans complexe et
sans contrôle international des armes de cette nature ! Mais la question du
désarmement des USA ne saurait naturellement se poser sans susciter
l'indignation, malgré un principe de distinction assez singulier entre ceux qui
auraient une légitimité à posséder des armes, et les autres, et malgré le
chiffre impressionnant des victimes oubliées du XXe s, de Dresde à Hiroshima,
de la Somalie au Panama. D'autant que les maîtres
d'ouvrage de la campagne de guerre, les dirigeants actuels de
l'administration d'Etat américaine, se trouvent être en même temps en partie...
les maîtres d'œuvre qui officient au sein
de ladite société, société qui a été le fournisseur de l'OTAN, comme jadis,
croit-on deviner, du gouvernement irakien, au moment où on l'incitait au
massacre des Iraniens et des Kurdes, société qui a semble-t-il, enfin, trouvé
de nouveaux actionnaires à l'Est de l'Europe... Il a bien fallu alors
"vendre la guerre" pour assurer une exploitation profitable d'un
capital trop longtemps en attente d'être utilisé.
Soyons clairs. Il est heureux que des voix
"philosophiques" se soient élevées (en France notamment) contre la
guerre ; c'est tout leur honneur, même si elles n'en sont pas à une incohérence
près. Mais l'on ne saurait oublier que ce sont les mêmes qui ont professé une "théorie de la justice",
une "éthique de la responsabilité" anti-métaphysicienne et
anti-personnaliste, qui est la vraie
cause métaphysique et éthique de cette guerre. Inutile de tenter ainsi de
fausser la contradiction, en monopolisant d'ailleurs le débat, et de s'en prendre
aux boucs-émissaires : à des dirigeants américains faisant figure de
dogmatiques et que l'on a complaisamment réveillés à leurs instincts et flattés
dans leurs compromissions, pour les décrier aussitôt après. Il est certes aisé
d'invoquer la culture contre l'inculture. Mais c'est plutôt une certaine culture qui est responsable
de cette barbarie. S'il y a un choc des
cultures, il est bien entre théories de la justice et métaphysiques de la
justice.
Il est dès lors des plus hypocrites de sembler déplorer ces
perspectives d'affrontements en Irak tout en les encourageant, en paraissant se
rallier à des justifications communes et entendues, comme le fait un Premier
ministre britannique en présence de dignitaires anglicans et catholiques. La
question ne tient nullement aux conséquences
des guerres, dont chacun connaît la négativité, ni aux risques démesurés de
leur amplification, comme s'il était
évident que la cause était établie. La question est encore moins de
s'interroger sur un accord entièrement artificiel avec les conditions
dogmatiques ou canoniques d'un traitement "humain" et respectueux de
l'adversaire, ou, pire, avec des théories de la riposte ajustée puisées dans s.
Augustin, s. Thomas ou le Catéchisme
de l'Eglise romaine. La question n'est pas de conformité seconde à des
modalités, elle tient à la vérité des principes ou des causes justifiantes, au
regard d'une conscience métaphysique et théologique libre d'assujetissements
formels et dont les seules références devraient être alors la pensée tout court
ou en ce sens l'esprit des Evangiles.
Mais Stevenson ou déjà Mary Schelley ont décrit sur le dédoublement criminel,
sur arrière-plan de théologie de la faute (comp. notre Homme coupable, in initio)
; ils ont bien montré ce qui fait que l'assassin, en prenant le visage de
l'ange et en accumulant les alibis, fait admettre qu'il est le justicier et
attire rhétoriquement l'attention de la foule, comme dans le Jules César de Shakespeare, sur certains
aspects de la situation qui détournent de l'essentiel et qui refoulent des
éléments plus honteux impliquant sa participation active : il a ainsi éludé un
racisme foncier, une volonté de domination, une manipulation des
"preuves", et d'indécentes compromissions dans la production d'armes
chimiques.
Culpabilités sublimées
Quels pays revendiqueraient donc, en effet, l'exemplarité ?
Le philosophe comme le religieux, celui qui a lu Platon ou
les Evangiles, ou la Thora, ou le Coran, ou les Upanishad
ou les grands mythes précolombiens ou dogons, sait que le "pays" dont
il est question est la Cité d'en haut
qui unifie et appelle tous les hommes à la conversion à sa réalité ; qu'elle
n'est pas la Cité d'en bas, et donc
une cité parmi les cités, un "lieu" donné (comp. sur les deux cités,
notre Persona..., 1990, et sur la
notion de "terre intérieure", notre Métaphys. et éth.).
C'est ce qui n'autorise précisément à percevoir ce pays que
par en haut et donc en rapport avec tout autre ailleurs, dans l'universel et
non dans le générique, dans la paix de l'être commun et non dans la guerre d'un
être procuré aux uns et dont virtuellement les autres sont écartés. D'où la monstruosité en l'occurrence de
l'affirmation, facteur de division et non d'unité, anti-philosophique par
définition. C'est bien elle pourtant qui ouvre la Theory of Justice et qui servit de référence à la première guerre
du Golfe persique en 1990.
Le pays descend de l'un métaphysique dans le multiple où
sévit la division et la guerre. Il se confond avec "certains" pays,
et déjà, par cet unique mot, que reprennent à l'envi des chaînes de télévisions
européennes comme s'il n'avait pas déjà été le signal de ralliement des
artisans de tous les génocides, ce seul mot est porteur de l'erreur et du mal
qui se trouvent ainsi consommés. Des pays sont "plus" et donc d'autres
"moins". Des pays qui pourraient ne pas être tout à fait à l'abri de
ce qu'ils critiquent hors de chez eux : l'apartheid,
les ghettos, la censure de la pensée critique, la répression des libertés, les
incarcérations sans preuves, des exécutions sans défense, les licenciements
discrétionnaires, les élections carnavalesques et manipulées, liées au culte de
la personnalité et aux pouvoirs de l'argent et des medias, et aux revenus moins
avouables de divers trafics de la prostitution, de la drogue, ou du mercenariat
sportif ; la négation du droit d'auto-détermination des peuples, voire la
négation de l'histoire, de la mémoire, des cultures : la négation de la
personne humaine — cette négation procédant, comme l'enseigne l'ontologue, de
la limitation d'être (un peu de mémoire, mais pas trop...), de la privation
(pour la partie) du tout.
Il ne s'agit certes pas de
nier des exactions, des crimes dans les lieux auxquels on s'attaque et qui effectivement
peuvent consterner les observateurs les plus indulgents, quoique les
comparaisons avec finalement bien d'autres pays, prompts à donner des conseils,
conduise à la relativité. Mais il se pourrait donc bien que l'on ne soit pas
soi-même investi, au nom de la vérité, et du pouvoir de refuser à autrui la
capacité d'avoir une interprétation différente de cette vérité, et du pouvoir
de ne pas soumettre les siens au même critère que l'on impose extérieurement
aux autres. "La paille et la poutre" !
Et il pourrait s'agir de faire les comptes : qui remboursera
la Côte d'Ivoire et la France de la ruine orchestrée des cours du cacao ? Qui
compensera auprès du peuple irakien les 1 million et demi de morts de l'embargo
prolongé obtenu d'un ONU affaibli et sous menace de l'Amérique ? Qui
contrebalancera auprès des Equatoriens et Colombiens le pillage de leur
sous-sol pétrolier ou auprès des peuples d'Afrique équatoriale et centrale le
pillage de leur sous-sol minier durant les périodes de certains génocides orchestrés
?
L'anti-altérité tout simplement
Ce n'est donc pas en tout cas une question géo-politique, ni
de groupe comme les historiens, les sociologues, les sciences-po aiment à les
établir : ce n'est pas une question factuelle, ni donc générique, suspectant
des groupes humains plus ou moins occultes comme les bandes dessinées les
inventent et comme les esprits d'avant-guerre voulaient les scruter par relent
d'empirisme et d'historicisme ; la
question est métaphysique, elle marque des transversales au cœur de la
pensée, de ce qui fait universellement l'homme : l'homme de la vérité ou
l'homme de l'erreur et du mal, sous les aspects, très platoniciens, d'une vérité significativement
"partielle".
Remplaçons, de même, un chef irakien, et voyons qu'il est aussitôt
remplaçable par le diplomate français qui aura reçu la consigne d'opposer un
veto. Rien ne tient ni aux lieux ni aux hommes. Il n'y a pas plus d'Irak dans
cette triste affaire, qu'il n'y d'Amérique, même si des fièvres répressives
s'abattent sur les ressortissants d'un pays quand les dirigeants s'affolent et
autorisent, au nom de la démocratie, une manifestation antisémite sous
protection de la police, tout en proscrivant les regroupements pacifistes en
dehors de ceux qui sont répertoriés !
L'Amérique est traversée par des causes qui sont
actuellement actives sur ses dirigeants, lesquels dirigeants pourront fort bien
les abandonner et s'en repentir demain, surtout si quelque défaite les attend,
et si quelque échec moral les atteint dont la substance leur échappe, ou si
quelque juridiction internationale, dont ils nient la compétence, devait
raviver leur mémoire, comme il est prévisible et presque fatal que cela arrive
un jour. Les historiens sont déjà à pied d'œuvre pour recenser des violations
du droit et des crimes de guerre avant que des juges n'en prennent le relais
dès que la conscience morale aura marqué un progrès de maturité. Les mêmes
causes agitent bien des têtes intellectuelles en France, bien des politiques
dans d'autres pays d'Europe. Ces causes ne sont ni datées, ni localisées, ni
personnalisées, sauf dans leurs émergences fortuites et sans cesse déroutantes,
et quand bien même elles prendraient la forme, rassurante après tout,
d'intérêts matériels. C'est qu'en réalité une
vraie passion métaphysique de l'anti-altérité, une passion suicidaire, les
situe bien au-delà de tels intérêts, du pétrole ou du pouvoir stratégique.
Ces causes ? Elle sont l'erreur et le mal au sens (très grec
et chrétien) que nous avons analysé dans tous nos textes précédents (y compris
sur les conséquences du 11 septembre).
Ces causes ? Cela fait des millénaires que, d'Orient en
Occident, il est de simples recueils de sagesse, des livres métaphysiques sur
le juste et l'injuste qui enseignent à les percevoir et à les détruire, dans la
discrétion et la marginalité, voire une inévitable exclusion sociale. Le mal de
l'injustice qui relève de la pensée indigente est d'une imagination pauvre et
pitoyable, il se répète ; et sa définition d'un continent à l'autre n'a pas
varié non plus (v. L'homme coupable).
Mais voici : ces causes ont trouvé aujourd'hui des
interprètes dans un monde "intellectuel" désigné comme faussement
marginal, ce qui est fort habile, un monde qui plonge ses racines dans une
société maffieuse dont il est la fabrication publicitaire, l'employé rémunéré
et l'alibi, un monde qui bénéficie grâce à de tels financements de la presse.
Et ce monde entend effacer en totalité l'autre, à moins que l'on ne tire de ce
dernier quelque personnage épuisé et que l'ingénuité de la vieillesse, ou une
certaine coquetterie, aura empêché de débusquer le piège des notoriétés
douteuses ; grâce à lui, enfin, l'on pourra espérer caution, comme certains
journalistes tentant d'être écrivains sont parvenus à côtoyer en livre de poche
Malraux, Sarraute ou Simon.
Demain, si les mêmes causes à travers les mêmes discours, le
même hégémonisme, le même hiérarchisme dogmatique, la même fatuité de
commandement, le même mépris de celui qui se croit supérieur pour celui qu'il
infériorise, la même avidité maffieuse et indifférente au droit de dominer, la
même cupidité d'avoir, la même soif surtout de mentir ; demain, si donc la pensée ne joue pas son rôle critique et se laisse enfermer dans le "cas"
sans remonter à la cause du cas, à l'Irak, sans voir que le problème est le même ailleurs et fut le même encore
il y a peu ailleurs, à condition de ne pas confondre la force brute confrontée
au terrorisme extérieur (Tchétchénie) et les systèmes mentaux et idéologiques
qui déterminent la force brute (Irak and
Co) ; demain, le problème rebondira donc pour l'Iran ou la Lybie, pour le
Pays basque espagnol, pour l'Ecosse ou l'Irlande du Nord, ou pour
l'Equateur-Colombie, dans les endroits "faibles", où l'on sait ne pas
avoir à redouter plus fort que soi derrière (comme ce serait le cas en Corée,
au Vénézuela ou au Tibet).
Accablantes turpitudes
Mais, déjà, à l'intérieur, le discours non diagnostiqué
s'est établi sans susciter de remises en cause autres que politiques et
factuelles.
Est-il pensable qu'un pays conserve dans des réserves des
zoos d'autochtones qui, en dehors des débits de sandwichs ou de carburants, ou
des filières de nettoyage en altitude des tours de verre et acier, n'ont aucun
accès aux principales professions civiles, que ce même pays laisse le sida
ravager le Bronx en condamnant à une zone circonscrite sa population noire
jusqu'à une sorte d'extinction programmée, accueille les étrangers comme les
Mexicains au travail mais leur refuse une nationalité des années après leur
parquage dans les bidonvilles du Texas, et que ce pays, co-fondateur et membre
des Nations-Unies, prétende s'y exprimer plus fort que les autres (même s'ils
n'ont pas de leçons forcément ni toujours à lui donner, ce qui est une question
simplement d'égalité impartiale) ?
Est-il pensable que des compagnies pétrolières hispaniques
aient obtenu de populations indigènes l'aliénation de l'inaliénable :
c'est-à-dire de leur sol national, historique et ancestral, pour n'être même
pas admis à participer au processus de production pétrolier (parce que ces
compagnies importaient la population de leur pays pour travailler : après la
spoliation du capital, celle du travail !) et pour finalement être réduit à
vendre des artefacts touristiques aux entrées des puits ou y conduire leurs
femmes à la prostitution ? (comp. notre art. : "Le droit du plus
faible", publ. in Persona y Derecho
et reprod. in notre ouvrage L'homme
coupable, 1999). Est-il concevable que les pays couvrant ces activités
puissent être admis à émettre un mot sur la guerre ou la paix, que leurs
dirigeants affichent leur rendez-vous avec l'aube blanche la plus respectée
d'un monde catholique, celles d'un Pape, dont ils publient et commentent à
l'envi les textes, le bel alibi, mais occultent délibérément les discours et
interviews sur le droit du travail ou sur la guerre, comme pour dissimuler
leurs ignominies morales ? Le regard de Las Casas n'est pas à oublier sur
Cortes ou Pizzaro, pas plus que celui de Vittoria, le dominicain espagnol
défenseur des Indiens, auquel rend hommage un buste de bronze dans un square de
New York, comme fondateur du droit des gens, sur la personnalité d'un Sepulveda
rallié aux thèses de la haine.
C'est ce qu'un théâtre de Brecht ou d'Anouilh pourrait à
peine reprendre aujourd'hui sans que l'on voit réapparaître en surimpression
tous les personnages, aussi entêtés qu'absurdes, et aussi méchants que pervers,
de cet autre tragi-comédie que révèle l'actualité. Avec une énorme différence,
toutefois : le maître de chœur (rédacteur d'antenne télévisée), le récitant ou
le commentateur fait aujourd'hui partie du spectacle, et il est même devenu
l'un des complices de la "machine infernale".
Dépassements à présumer
C'est ce qui conduit à souffrir cruellement du mal produit sur le mal, mais c'est ce
qui désigne bien l'occasion ou jamais, le kairos
ou le moment favorable pour témoigner de façon plus pure, parce que plus
désintéressée, en faveur de l'unité d'une vérité supérieure, en sa totalité
d'être, qui peut même intégrer le mal et son redoublement, en les ouvrant à ce
dont ils divisent, et en les réconciliant avec lui.
Un langage de l'amour et non de la haine peut réintroduire
la dimension des relations entre
personnes et non plus entre
personnages, entre existants et non plus entre essences, natures, rôles ou
fonctions ; et il peut obliger par là ceux qui haïssent, en faisant profession
d'aimer, et d'être les seuls à aimer, selon un complexe néronien, en vantant
leur suprématie de "démocrates", en théorisant une pseudo-philosophie
du "bien" et en inspirant les chefs de guerre, à pouvoir être eux
aussi, et en dépit de tout, aimés à leur tour, mais aimés malgré eux voire contre eux :
rappelés à l'ordre de ce qu'ils refusent de voir mais sans cesse ou
jusqu'au bout présumés capables de pouvoir l'accepter.
Cela ne saurait dispenser pour autant de certaines
exigences. Nous nous en étions déjà expliqué : le juridique n'est pas
l'éthique, une guerre relative la paix absolue, l'ordre des personnages celui
des personnes. Autant les personnes sont à porter plus haut moralement que
leurs actes, autant ces actes appellent toute la sévérité d'une appréciation
selon le droit et l'histoire.
Légitimité future de recours répressifs
Aimer les personnes n'empêchera pas, obligera même demain
d'avoir à juger.
Et d'avoir à juger, pour qui en douterait, comme ce fut
encore notre cas il y a peu, au regard d'instances internationales, imparfaites
certes, mais assurées de la parité, collégialité et anonymat impartial de leurs
membres : la Cour pénale internationale.
L'histoire même qui s'accomplit vient d'en accréditer la légimitation, quel que
soit son droit et même sa procédure de référence. "L'intendance
suivra". Il n'est plus temps de ratiociner sur des modalités juridiques,
là où s'impose pour la raison universelle la nécessité de l'idée même de
l'existence d'un droit et de sa juridiction.
Il s'agira donc de juger pénalement, en renouant avec les
normes d'un ius cogens en désuétude.
Une fois la sérénité revenue. Et une fois certains schémas de responsabilité et
de culpabilité philosophiquement élaborés
en vue d'une meilleure compréhension et interprétation des concepts légaux
permettant des poursuites sans prescription.
Il s'agira d'instruire sans complaisance le procès des beaux
prétextes que se donnent, encore pour une période qui pourrait rapidement
s'achever, une coalition de gouvernements sans scrupules et surarmés, contre
leur opinion nationale, malgré les propagandes intensives de leurs medias,
après avoir violé les règles élémentaires du droit international qu'ils ont la
provocation d'alléguer, après avoir porté de faux-témoignages, et après s'être
trouvés impliqués dans la production, le trafic et l'utilisation des armes les
plus dangereuses.
Ces mêmes armes dont ils reprochent à un ancien actionnaire
de leur entreprise de conserver quelques vestiges, qu'il n'a pas dû parvenir à
éliminer totalement, dans leur gangue rouillée, et qui constitueraient, il est
vrai, aux yeux du monde, la preuve bien embarrassante d'un passé douteux
d'association criminelle.
Symboliques rejets.
Une communauté religieuse abusée
C'est dans cet esprit que j'ai adressé il y
a peu une lettre de vive indignation à une irréprochable agence de presse
religieuse catholique américaine Cinjub
Digest, qui diffuse les informations relatives aux activités vaticanes et à
celles de l'Etat du Saint-Siège, parce que cet organe avait cru opportun
d'exposer certains arguments d'un "intellectuel" américain
catholique, Michael Novak, promoteur de l'American
Interprise Institute et du "capitalisme démocratique" dans le
sillage de John Rawls ; il était en effet venu à Rome pour demander en bonne
cohérence avec ses principes d'exclusion,...
la mort, en somme, plus que la vie, la guerre comme "obligation morale, -
à l'instant où la ville éternelle était survolée par quelques des avions cargos
transportant au Koweit des cercueils pour les futures dépouilles des Marin's
(ce ne sont jamais les mêmes qui poussent à la guerre et qui l'assument dans
leur corps !) ; Novak était accompagné d'une délégation fournie et présenté par
son ambassade, il apportait des signatures avec lui (de philosophes et
éthiciens du business, et même de
néo-thomistes réputés issus des grandes universités privées), ainsi surtout que
des preuves sur le danger des ennemis à combattre associés à un Islam
terroriste ; et il pouvait se recommander particulièrement de deux auteurs bien
connus sur sa liste (Fukuyama et Huntington), et osera-t-on enfin le dire,
"néo-racistes", auxquels l'on doit, respectivement, — l'idée même de
"mondialisation" ou de "globalisation" d'un côté, avec un
incroyable mépris par exemple pour le monde africain qui ne semble pas
présenter d'"identité" discernable, — et l'idée primaire du
"choc des cultures" de l'autre, suscitant certains révisionnismes
dans la lecture de l'histoire médiévale européenne et portée, comme on le sait,
par la haine du monde arabo-musulman, et dont on voit bien qu'elle a préparé
une entreprise industrialo-militaire à saisir, ou plutôt à inventer, des prétextes
à son action destructrice des hommes (mais profitable aux spéculateurs en
bourse). Dans cette brève lettre (reproduite par l'agence Cinjub sur son bulletin d'information de février), j'exprimai ainsi
mon étonnement : "j'avoue ne pas bien comprendre comment il peut être fait
état des thèses de Mr N., dont la marginalité et l'hétérodoxie sont insignes,
et qui ne peut prétendre représenter un courant même partiel de la philosophie du droit et de l'Etat catholique. Je
suis choqué qu'il ait pu être reçu par Mgr Tauran (...), alors qu'il véhicule
des thèses fondamentalistes qui n'ont rien à envier à Al Qaida. Je crois
pouvoir me faire l'interprète de mes collègues universitaires au sein d'une
discipline mondialement établie pour estimer que les moyens de l'argent et des
pressions politiques ne remplacent pas une reconnaissance intellectuelle et
universitaire (...), et je ne vois pas quel crédit autre que la force
matérielle peut le faire écouter à l'heure où tant de nos collègues éminents
des Etats-Unis subissent une répression de contrôle policier et ne risqueraient
pas d'être autorisés, eux, à faire un voyage à Rome. La chose est suffisamment
grave pour que les catholiques ne tolèrent en leur sein aucune tendance
néo-raciste et néo-fondamentaliste de cette nature (...)."
J'ai relevé avec tristesse, peu après, que
les principaux medias français et même les medias chrétiens (auxquels ne
paraissent pas être parvenues les éloquentes déclarations que Thèmes a reproduites ici du Card.
Stafford), s'étaient empressés d'accorder leurs colonnes à ce théologien de
l'argent et capitaine d'armement, mêlé aux affaires de Wall Street,
conformément à une habitude de donner plus de place aux opinions commerciales,
qui achètent il est vrai leur publicité, qu'à ceux dont l'authenticité est
avérée, mais qui sont par définition des gens discrets et qui refusent de les
gratifier ; cela a été aussi le moyen subtil de compromettre indirectement une
institution, l'Eglise, qui n'avait pas vraiment besoin du cas "Novak"
et de son lobby pour subir de nouvelle humiliation, à l'heure où l'on exhume le
dossier de Pie XII en profitant de l'ouverture des archives de la place
Saint-Pierre, (après le remarquable ouvrage critique et nuancé de Michael
Phayer (Marquette Univ.)), et au
moment où l'on réveille le souvenir de la montée d'un nazisme au même visage
d'arrogance, environné de gens d'affaires qui excitaient eux aussi à la guerre,
sans naturellement s'y engager personnellement.
Je remercie d'autant plus Cinjub d'avoir reproduit mes quelques
lignes pour ses lecteurs américains et pour donner l'occasion de vérifier qu'il
y a eu pratiquement unanimité dans l'Eglise sur le "non" à la guerre
(sur le non à la possibilité même d'une
guerre, ce qui change tout par rapport aux déclarations plus limitées de
pays obligés de respecter des limites "diplomatiques" ; ce non moral a été entier et sans nuances
admissibles). Aucune division ne s'est donc introduite dans l'Eglise, mais il y
a eu simplement dissociation entre ce qui lui est interne et ce qui lui demeure extérieur mais qui a
voulu bénéficier vainement de sa caution et en forcer l'entrée, comme les
auteurs de "La lettre d'Amérique" pro-guerre, (document publié par Le Monde), en dépit de l'appartenance de
certains signataires, amis de "M.V." à un mouvement dont on canonisa
récemment le fondateur ; aucun alibi n'a ici impressionné ; il y a le
"dedans" et il y a le "dehors" ; M.V. a été d'ailleurs reçu
au Saint-Siège, au politique ; il ne l'a guère été qu'en apparence au Vatican,
au spirituel, où il a déchaîné des propos plus fermes encore que les précédents
et exhortant même les militaires engagés à l'examen de conscience — des propos
analogues à ceux d'ailleurs des représentants de toutes les religions dans le
monde, et pas seulement monothéistes.
Un texte m'a même été communiqué,
manifestant la protestation plus qu'énergique de la plupart des communautés
théologiques et religieuses (supérieurs et supérieures d'ordres) américaines
catholiques, désavouant sans appel et réprimant en des termes très durs l'ambassadeur
des Etats-Unis, Jim Nicholson, au Saint-Siège : lui reprochant ouvertement
d'avoir coopéré aux manœuvres de lobbies liés à des pouvoirs d'argent, et,
pire, d'avoir ainsi violé le principe de
la séparation de l'Eglise et de l'Etat, ce qui est historiquement sans
précédent !
"Votre théologien appointé", ose
dire le texte de la motion, se situait dans la mouvance d'une conception (celle
du "capitalisme démocratique") en
contradiction totale avec l'Evangile et avec l'enseignement de l'Eglise
(doctrine sociale notamment), et il n'avait d'autre mission que de vanter
et "de 'vendre' un système fondé sur l'intérêt personnel" (ce qu'ont
rappelé le Houston Catholic Worker et
l'Agence APIC).
____________________
© THÈMES III/2003