Revue de la
B.P.C. THÈMES 9 mai 2007
http://www.philosophiedudroit.org
mise en
ligne le 9 mai 2007
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Deux
conceptions radicalement opposées
du rapport de
l’État à la société civile :
entre
mouvement descendant et mouvement ascendant.
Philosophie
politique des élections françaises
par Jean-Marc Trigeaud,
professeur à
l’Université de Bordeaux Montesquieu,
directeur du
Centre de philosophie du droit et de l’État,
directeur du master recherche de science
politique (2006-2007)
Il pouvait sembler que le choix entre deux systèmes
politiques et constitutionnels s’offrait aux Français à l’occasion de cette
élection présidentielle.
Mais il y eut les conséquences par a contrario d’un
68 très vite, et bolchéviquement en effet, récupéré ! Il y a eu aussi
l’effet de l’hypnose des propagandes, liées à la collusion à peine avouable du
politique, des médias et du people business voire des sectes, là même où
les vieilles forces des universités, des intellectuels, des églises ou des
loges sont humiliées et largement dépassées. Et un certain affaiblissement
culturel et critique, qui a entraîné l’obscurcissement de facultés élémentaires
de discernement n’aura pas permis à une « sanior et major pars »
un minimum éclairée d’identifier une problématique pourtant claire : celle
de l’opposition entre deux types de régimes familiers de l’histoire de la
pensée politique, dont l’un s’est imposé dans les institutions de la France, en
continuité avec un passé millénaire, qui ne le démentait jamais en totalité,
malgré divers errements, dans son attachement à la transcendance d’une
« République », et dont l’autre n’est apparu, subrepticement, qu’en période
d’inattention, et d’irruption par la menace et même la violence, d’une féroce
loi des intérêts, se faisant passer pour l’aimable loi protectrice de tous,
mais comme pour favoriser sans doute quelque réveil ultérieur, une fois son
imperceptible geste accomplie.
D’un côté, se présentait, en effet, l’idée de recentrer
et d’équilibrer les institutions, sous le couvert d’une réforme qui n’en était
pas vraiment une, en revalorisant le rôle du Parlement, en restituant aux
partenaires sociaux et à tous les représentants de la société civile dans
l’État (définition même de la démocratie) leur position initiale, celle dont
ils avaient été déchus, et en assurant principalement l’indépendance du
judiciaire, chargé de faire respecter un droit qui s’impose à tous et qui
indique au préalable les biens de la « chose publique » et leurs règles
de distribution égale (par maintien par exemple d’un juge d’instruction, et non
de l’instruction, veillant à la pratique d’enquêtes à décharge…). De même, le
Conseil constitutionnel était révisé dans sa composition, assez unique au
monde, réservée à des politiques (et non à des universitaires apolitiques
parfois même tirés au sort, comme cela a pu être exemplairement le cas
ailleurs). Une telle idée n’était au fond qu’un effort de reprise de la conception
même de Montesquieu, dans un pays qui, il est vrai, à la surprise des pays
anglo-saxons surtout (les pays germaniques ayant plutôt promu l’identification
du droit et de l’État à des heures malheureuses) n’ont jamais vraiment compris
que les Français empruntent à Montesquieu sans véritablement le suivre ou en
l’ignorant pour n’en faire qu’un billet de banque ou l’emblème tout de même
d’une université.
Il s’agissait par
conséquent d’en revenir à ses sources intellectuelles et historiques qui ont
marqué toutes les nations du monde, à travers le rayonnement de L’Esprit des
Lois, mais que la France, après l’expérience républicaine de deux siècles,
pouvait mieux faire siennes encore que certaines monarchies constitutionnelles
qui ont prétendu s’y rallier. Goethe n’a-t-il pas écrit dans son Faust
: « ce que tu tiens de tes pères, ce que tu as hérité d’eux, acquiers-le
pour le posséder » ? Le temps était venu de faire évoluer les
« autorités » vers de vrais « pouvoirs», et de réduire ainsi, le
plus démocratiquement du monde, les pouvoirs vétustes d’un président à ceux
d’un arbitre actif. Ce qu’Yves Simon (l’ami de Maritain, qui préféra en 1955 la
nationalité américaine à la française) présenta dans son cours de philosophie
politique à Chicago comme « le gouvernement démocratique ». Ce
projet, cette vision, accomplissait l’histoire, préfigurait l’avenir, et savait
enfin tirer la leçon des crises du XXe s., et, en particulier, de ses guerres
que les égoïsmes d’État n’ont pu enrayer : il profitait surtout de
l’enseignement qui, depuis Platon, dénonce le pouvoir nocif et pervers de la
subjectivité dans le maniement des institutions. La dépersonnalisation
de la fonction présidentielle, qu’il conduisait à n’assumer qu’un rôle
d’arbitre actif et de garant de l’esprit public, marquait le progrès ultime que
seul un progrès de la conscience et de la générosité du cœur pouvait
accompagner.
Mais la psychanalyse a du travail pour expliquer les
régressions oedipiennes, et montrer que, freudiennement, (comme me le rappelait
Gilbert Romeyer Dherbey), les lois de l’histoire ne sont pas celles d’un
progrès auquel a cru Hegel, mais sont typiquement celles de l’hystérie, de la
récidive constante, et du retour à des traumatismes subis, pour imiter, avec
libération progressive, le bourreau dont on a souffert ; et l’envie de
guerre n’est pas loin, qui a commencé par de curieux compromis avec les
agressivités tournées contre les religions ou franchement néo-raciales, bardés
naturellement d’alibis contraires, ce qui s’est fortifié par des alliances
objectives du politique avec les groupes les plus internationalement douteux
qui les excitent et les financent. Passons. A diverses reprises, nous avons dû,
quant à nous, assumer déjà des retraits intempestifs, et d’une revue connue notamment,
pour ne pas être complice.
Corrélativement, le support dit « socialiste »
ou « centriste » d’une telle idée a pu nuire, certes, à sa
compréhension et à sa diffusion, par manque de maturité là encore de la
réflexion des esprits sur l’histoire et sur la première des histoires :
celle du langage.
Beaucoup en sont restés à la notion d’un socialisme
réel, plutôt marxiste, dont le retrait graduel n’a nullement entraîné le
déclin fondamental, mais au contraire l’accomplissement et la mutation en une
certaine pensée dite « de droite », qui en réalité en constitue le
prolongement par dépassement logique à travers le libéralisme (celui que
l’actuel post-maoïsme chinois appelle de ses vœux, pour reconquérir plus tard
un pouvoir refoulé). La promotion de la société civile contre l’État, voué à un
dépérissement, a ressuscité la volonté pour ses représentants, possesseurs des
moyens de production, messianisés mais vite embourgeoisés, de conférer la
dimension de l’État perdu au pouvoir obtenu : c’est déjà l’aventure du
mouvement bolchévique, contre marxistes authentiques radicalement
anti-étatistes, contre trostkystes, encore partiellement étatistes, et
maoïstes, ou mazarystes et lukacsiens hongrois ; c’est l’aventure même de
l’État soviétique qui évoluera de l’étatisme le plus contraire au marxisme
originaire, à une bureaucratie, comparable à celle des libéraux, s’appuyant sur
le normativisme de Kelsen et faisant même condamner à mort Pachukanis, le fidèle
du marxisme ; c’est le destin de l’État français, monopolisé par les
enrichis décideurs du monde économique, s’affublant progressivement d’un
pouvoir d’État, hommes sensibles aux hymnes du premier gouvernement
révolutionnaire, - celui qui annonça, par exemple, faudrait-il s’en souvenir,
aux commerçants de la place de Bordeaux, qu’ils pouvaient être rassurés :
non, chère armée révolutionnaire et patriotique de la place, l’esclavage que vous
nous suppliez de maintenir en nos colonies et qui fonde la quasi totalité,
selon vous mêmes, de votre richesse, ne sera pas aboli [1]!…
Le libéralisme, essentiellement d’essence capitaliste et
financière, n’est nullement ici « de droite » ; il procède d’une
gauche, bien involontairement, certes, pour elle, qui a échoué, parce qu’elle a
précisément réussi, mais s’est rapidement prolongée à contre-sens et s’est muée
ou reconvertie : ce capitalisme arrogant, aux limites de l’obscène, est
bien la transformation étatique de son contenu hérité de la société civile
qu’il est conduit à renier dialectiquement dans sa phase de synthèse. D’où
d’ailleurs ses raisonnements incantatoires et comminatoires à consonance
implicitement matérialistes, économolâtriques et quantitativistes sur le
travail (le labeur des exploités dont on attend davantage), sur la culture,
notamment, que la « Nation », sic, ne peut financer et qui
sera une activité privée, et sur l’idée d’utiliser des valeurs comme des
objets, des placements patrimoniaux, ou, pire, comme des instruments d’autorité
et de catéchismes. La transcendance de leur référent commun se situe dans un
profit inavoué qui finit par conspirer contre tout intérêt public.
Mais ce que nous décrivons là a plutôt été le support de
l’idée contraire opposée par une prétendue « droite » donc, qui a
rassemblé ses forces autour de cet étatisme libéral, professant la conception
toute naturelle d’un dictat impérativiste du prince, d’un président monarchisé
et renforcé, laissant supposer qu’il n’y aurait aucune réforme
institutionnelle, car sachant exploiter la décomposition du système pour faire
admettre que progressivement le déséquilibre entre parlementaire et exécutif
devait basculer au profit de ce dernier. Cette évolution régressive a permis de
restituer un modèle ancien, qui, cependant, a plus servi de fiction pour
protéger les princes contre les abus de pouvoir, qu’il n’a désigné des
réalités. En tout cas, il correspond bel et bien au régime despotique selon
Montesquieu, le mot « despote » ne qualifiant naturellement pas
péjorativement la personne, mais, est-il besoin de le préciser, un
système objectif de pouvoir que l’on retrouve à l’identique dans Le
Prince de Machiavel, ou dans la « timarchie », surtout,
platonicienne, ou encore chez les Cyniques grecs, même si, pour tout dire, les
apparents tribuns de la plèbe qui séduisent des bien-pensants… déguisent à
peine les requins de la pègre.
Déjà, comme nous avons tenté de le montrer dans notre Justice
et hégémonie, plusieurs années de lois violant la règle de droit et l’État
de droit, portant atteinte à la République, violant notamment la séparation
constitutionnelle de la loi et de la coutume ou des mœurs, prétendant
« régir les mœurs », déjà donc ce phénomène a préparé l'actuel ; et
il permet d’enchaîner avec un nouveau phénomène d’alignement institutionnel sur
la situation dominante provoquée, second phénomène qui correspond en tous ses
traits à ce que Montesquieu nomme le despotisme, puisque le pouvoir central
entend y coiffer tous les pouvoirs, inhibant leur autonomie ; il
s’infiltre insidieuseument dans le discours et va jusqu’à introduire la
suspicion sur l’idée de contrôle, et, plus essentiellement, encourage au
mouvement du haut vers le bas, et non du bas vers le haut, et exhorte à
l’attitude qui fait du président celui qui s’adresse aux pouvoirs et au peuple
pour lui communiquer une science venue d’en haut, et récuse avec véhémence
celle qui, comme dans le symbole indo-européen de la couronne[2],
exprime cette idée que le premier d’entre tous n’est qu’un arbitre, et reçoit le
mouvement venu d’en bas, traduisons : est arbitre des décisions qu’il
encourage chez les délibérants en assemblée, recueillant sans cesse les avis
des « partenaires sociaux » et des représentants de la société civile
dans l’État, même quand ils ne sont pas citoyens…
Mais ce n’est pas assez dire. Quand Montesquieu traite le
plus souvent du despotisme, c’est pour montrer qu’il remplace la vertu de la
république ou l’honneur de la monarchie par la crainte. De fait, tout se
retrouve : on déplace l’attention de la vérité des principes vers la
coercitivité des règles, comme s’il y avait des règles sans principes, et comme
si l’on pouvait éduquer des enfants par des règles d’abord, et non par la
compréhension des principes qui les fondent, - à supposer, toutefois, que le
souverain (paidétique selon Platon, dans Les Lois), ait un rôle
éducatif. Il a du moins, disons-le, celui d’énoncer les raisons pour lesquelles
une décision sera prise. Mais il serait naturellement indécent et abusif de
désigner ces raisons comme issues de sa « volonté » propre ou pire de
ses « amis », formant quelque gouvernement (comp. l’oligarchie et la timarchie
vantées par Thrasymaque et décriées dans La République), parce qu’il
serait tout simplement élu ! Si bien que le critiquer serait critiquer
la démocratie ou la république appropriée par l’appareil d’État (ce qui fut
le discours en somme de l’ex-président Fujimori au Pérou lors d’une conférence
à laquelle était conviée une délégation diplomatique française, peu avant sa
mise en échec). Tout le despotisme est là, alors que le président élu est censé
recueillir les raisons du peuple à travers la négociation permanente avec
diverses sortes de représentants, pour les couvrir ensuite de son autorité. Et
l’on exalte l’autorité qui se prend pour une justification suffisante (et que
le mythe 68 aurait affaiblie ! Evidemment, à qui profite cet
affaiblissement de reconquête bolchévico-libérale ?), en substituant à
cette autorité de pures conclusions dogmatiques dont la propagande finit par
persuader la victime populaire qu’elle y a intimement adhéré. Il a suffi de
l’acheter, par promesses de réductions d’impôts et gains supplémentaires, sans
respect de la dignité même du travail, des conventions déclaratives
universelles des droits qui le protègent, en attisant ses désirs et ses faims,
même et surtout pour des biens qui créent une dépendance, comme la viande salée
qui obligerait à boire (image utilisée par Rosmini dans sa Philosophie de la
politique et visant le libéralisme de son époque) ou comme fut acquis le
territoire des Indiens Creeks ou Cherokees : en les abreuvant d’alcool
(célèbre critique tocquevillienne dans De la démocratie en Amérique).
Ceci évite de prendre des exemples plus actuels... C’est oublier, dit
Montesquieu, que l’on ne passe aux « choses d’autorité » que par les
« choses de raisonnement » et de pensée.
Le parti opposé qui vient de gagner ces élections promouvait l’idée contraire, qui sert l’évolution par transformation de l’idéologie bolchévique sortie, effet pervers, de 68, à l’encontre des idéologies d’un socialisme réel, plus marxiste, et finissant par gagner sa bataille : évoluant en effet sous le nom de libéralisme en socialisme d’État, où l’étatisme, embusqué derrière un libéralisme apparent, flatte les décisions des possesseurs du capital afin de détruire sans paradoxe tout contenu réel et social.
Le socialisme, défenseur de l’idée montesquienne, celui qui,
comme le centrisme, a perdu, en apparence de voix, ces élections, était donc
porteur d’une conception qui niait au fond sa substance traditionnellement
imputée à un socialisme : et c’est ce qui a fait sa perte, par conscience
obscure de la « gauche » dépossédée, et par aveuglement d’une droite
envahie par un autre qu’elle, qui la rend satisfaite, mais agressive et
triomphaliste, et donc de mauvaise conscience, et par là de conscience coupable.
Tout s’est passé ainsi en France, opposant une gauche qui
s’est bornée aux arguments d’une droite de toujours bien trop souvent
marginale, refusant la désolidarisation de l’État et de la société civile, et
de la réalité de la source de tout pouvoir, et une « droite »
utilisant en héritière inconsciente le patrimoine transmis par une gauche
historique, et lui superposant un langage qu’elle attribue erronément à sa
propre tradition, et qui marque l’éternelle mésaventure d’évolution du réel
vers le fictif, de la société civile vers l’État, du socialisme réel vers le
national (et étatique) socialisme, pour couvrir l’hégémonie d’une classe ayant
conquis les moyens de production, renversé l’État, qui se le réapproprie donc,
et tire le pont-levis après elle. L’oligarchie ou la timarchie platonicienne
n’est rien d’autre après tout, dénoncée dans la République. Mais à
propos surtout de la « méthode de gouvernement » et de la
« réforme des institutions », c’est une ignorance des Français, que
l’on pourrait inviter à relire les chapitres de Montesquieu sur le gouvernement
civil et républicain et le gouvernement despotique, qui fait que ceux-ci
viennent, sans en avoir véritablement conscience, d’élire un système qui
confisque aux représentants de la société civile et au délibératif manipulé
(commissions diverses à audition administrative, de la laïcité à Outreau,
esquivant la confrontation, et donc la contradiction, de l’ « audiatur
et altera pars »…), comme au judiciaire neutralisé (par la concurrence
de hautes autorités, pouvant freiner paradoxalement, en particulier, une lutte,
au fond peu souhaitée et de pure
rhétorique, contre le racisme), la possibilité même d’être le vrai siège
démocratique de toute décision.
Dans la conception classique de la monarchie française,
dans la conception légitimiste que voulut rétablir à un moment le légitimisme
bordelais du comte de Chambord, mystérieux relais de vérité de Girondins,
assassins de ses pères, vaincus par la Montagne, et donc sublimés en pareil
langage, sait-on déjà que, pour paraphraser Thomas d’Aquin, commenté par
Bellarmin et Cajetan, la forme du pouvoir est peut-être sacrée, ou
« divine », en certaines circonstances garantes de son authenticité,
mais sa substance, et sa légitimité donc, sont le sacré lui-même, qui est
déposé dans la multitude et dans le peuple.
Or, cette multitude ou ce peuple ne sont pas la multitude
ou le peuple du fond de la caverne ou lobotomisés par l’action de la
propagande, reflet de la collusion d’un pouvoir constitué avec l’intérêt
économique et avec les instances médiatiques. Et ils ne sont pas surtout la
multitude ou le peuple d’un jour, qui feraient que l’élu se croirait investi du
pouvoir de dicter ses décisions sous le prétexte d’une confiance faite à sa
subjectivité personnelle. Ils sont la multitude et le peuple dont on
s’efforcera par principe de présumer toujours la liberté de résistance
critique, qui est liberté d’ailleurs de tous les repentirs (car la
connaissance, comme dit Platon, est foncièrement mémoire, et c’est l’absence de
mémoire et le refus classique de toute possibilité d’assumer un repentir qui
caractérise la faute ou le pseudos de l’injuste). Ils sont, et là est
l’essentiel, la multitude ou le peuple qui visent à rappeler à un président que
son rôle, de simple mandataire, est d’avoir à refléter sans cesse une décision dont
l’idée leur appartient, conception du parti perdant, et dont l’idée n’est
donc nullement à vérifier auprès d’eux comme émanée d’un appareil d’État en
ayant l’outrecuidance et l’hypocrisie de le dissimuler sous le nom de
libéralisme (l’habituel : vous avez « mal compris »). C’est au
nom de la liberté, il est vrai, qu’on l’écrase le mieux.
Ceci vaut dans l’abstrait, autant que dans le concret,
certes. Mais l’infinie susceptibilité des débats intellectuels montre souvent
le risque d’atteindre involontairement les personnes sous leurs rôles, et,
particulièrement, les penseurs derrière leurs pensées, surtout quand on est
bien en mal d’essayer même de comprendre celles-ci. Et le risque est plus grand
dans le domaine politique qu’ailleurs, obligeant à une exigence plus haute
encore de respect des personnes. En ce jour de commémoration du 8 mai, je pense
à ce mot plein de rancœur tragique d’un soldat de la grande guerre, retrouvé
dans sa poche, et qui préférait repartir mourir au front : il était venu
de l’enfer des tranchées en permission à Paris et s’était installé dans une
salle de cinéma où l’on voyait sur l’écran des hommes portant des masques à
gaz, ce qui faisait rire l’assistance, images assorties de commentaires presque
enjoués et satisfaits sur les ébats de nos troupes ; et les terrasses des cafés
des Champs-Élysées regorgeaient d’inconscients…
Encore faudrait-il donc ne jamais préjuger précisément
des actions effectives sans cesse imprévisibles des personnes là où elles se
trouvent, là où l’on ne les attendait pas forcément, et qui ne jouent pas
toujours dans l’histoire les intrigues programmées par des personnages qui
semblaient s’attacher à leur représentation « spectacularisée »,
comme disent les anthropologues. C’est qu’elles peuvent bien parfois déjouer
les pièges de ce que l’on croyait appartenir au destin. Ce sont des causes
psychologiques et morales qui meuvent aussi bien l’histoire, au pays de
Montesquieu, et non des causes matérielles dont nous aurions une science délivrée
une fois pour toutes et qui planifieraient le monde, qu’il soit celui des
choses ou des hommes. Ce monde dépend de nous et non l’inverse. Nous pouvons le
penser, et le remettre justement en question, et nous remettre précisément en
question dans la façon dont nous l’avons pensé. Ce qui lui est impossible à
lui, qui dépendra toujours de nous. A nous donc de lancer le premier dé.
Bordeaux, le 8 mai 2007
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© THÈMES 9 mai 2007
[1]
Décret de
l’Assemblée nationale concernant les colonies françaises, du lundi 8 mars 1790, à
l’adresse des députés de la ville de Bordeaux à l’Assemblée nationale, agréant
la demande déposée par L’armée patriotique bordelaise (formée par
l’ensemble des commerçants révolutionnaires) à la Garde Nationale
parisienne, et « jugeant favorablement des motifs qui l’ont
animée » et la félicitant de sa « fidélité à la Nation » (arch.
priv.). Le texte confirme que pour maintenir en bonne santé économique
quelques millions de Français, notamment Aquitains, l’on ne va tout de même pas
hésiter à sacrifier quelques centaines de milliers d’esclaves que « la
nécessité » a mis entre leurs mains…
Relevons notamment dans
cette requête, du 1er février 1790, ces lignes éloquentes :
« un sentiment
irréfléchi d’humanité a pu égarer ceux qui ont écrit de bonne foi contre la
servitude ; mais si le bien que ces philosophes se proposent menaçait de
tant d’horreurs que l’âme la plus froide dût frémir à leur aspect ; si la
mort de cent mille Français, si la ruine de tout un royaume devaient être
l’effet d’un zèle inconsidéré, est-il un seul homme qui balançât entre une
perspective aussi désastreuse, et l’état présent des choses ? Le
Législateur ne sacrifie pas l’utilité générale à quelques inconvénients
particuliers /souligné par nous : autrement dit : ‘à un détail’/ ;
il est soumis lui-même à la loi de la nécessité » (…) Et d’ailleurs,
ajoute le texte : « Les plus grands philosophes eux-mêmes ont reconnu
que la crainte et la force déterminant seules au travail partout où l’amour du
repos est en quelque sorte une loi du sol, la servitude y est le premier
instrument de la culture ».
Des arguments d’utilitarisme
jusnaturaliste ou positiviste, typiquement généricistes et nivelateurs de la
singularité de la personne humaine, qui ont été développés en France, quasiment
mot pour mot, à propos des persécutions anti-sémites, un siècle et demi après,
comme à propos encore récemment d’une possibilité de reféodalisation des
rapports de travail, par l’introduction de contrats à condition purement
potestative, c’est-à-dire fondés plus sur l’arbitraire et le refus du
commutatif que sur le « précaire », et par référence à la
« fatalité » et au « bien de tous ». De tels arguments se
retrouvent parfois maniés de façon irresponsable par les tenants bien
intentionnés d’un droit naturel universalisant, qui gomme son lien de causalité
avec le transcendant personnel comme unique existentiel, et entraîne la dérive
de style utilitariste (mélange de certains arguments néo-thomistes et
rawlsiens). Alors ce droit naturel est l’allié objectif d’une inadmissible
atteinte à la personne. Le conflit qui opposa le courageux Thomas Paine à
Edmund Burke posa bien ce problème sous la Révolution, de l’impuissance d’un
prétendu droit naturel mal compris ; mais l’on sait que le mouvement
idéologique dit « néo conservateur » en cours, en France comme
ailleurs (v. ainsi M. A. Finkelkraut dont nous critiquons les interprétations
présentées en ce sens lors d’une conférence canadienne dans notre art. ci-après
cité), invoque l’opportunité d’un retour à Burke, d’une légitimité de pratiquer
la reconduction à un état de pensée pré-révolutionnaire (et même,
kantiennement, pré-critique !), s’attaquant sophistiquement au symbole
amalgamé de 68, et mettant très gravement entre parenthèses une certaine
formulation des droits de l’homme qui guide cependant toute l’histoire des deux
siècles qui viennent de s’écouler, même si cela n’a pas empêché le pire. Sur ce
point, voir notre article sous presse rédigé en septembre 2006 : "Immutabilité et changement dans le politique et le
droit", Liber Amicorum. Festchrift in honour of Prof. Csaba Varga, Univ. Budapest/Acad. hongroise des sciences, Budapest, Szent
Istvan Tarsulat, Bibliotheca Iuridica (dir. prof. Peter Takacs), Ser. Philosophiae
Iuris, 2007.
[2] que l’Empire carolingien comme les royaumes de Bohême et de Hongrie, bien que pays partiellement indo-européens, furent les premiers à revendiquer pourtant, comme l’indique notre savant collègue et ami le professeur Angel Sanchez de la Torre – Estudios de arqueologia juridica, Madrid, Dykinson, 1988, p. 126 s. -, commentant l’hémisphère de la tiare ou du diadème et montrant qu’il embrasse le peuple relié, dans un souci d’universalité, à l’ensemble des peuples, et rappelant, mythe solaire justifiant du choix du métal précieux, le mouvement ascensionnel de l’astre dans sa course d’un point de l’horizon à l’autre…