http://www.philosophiedudroit.org/
___________________________________________________________________
Le
complexe de Créon :
régir
les mœurs ou censurer l'Islam et les autres religions.
A propos du projet de loi français sur le
voile
par Jean-Marc Trigeaud
Le phénomène est typique d'une pathologie connue du
comportement des hommes de pouvoir, tentés d'autonomiser leur action et de
s'émanciper des principes qui sont censés les tenir.
Et, sans grande originalité, il désigne le mal
caractéristique que vise à dénoncer l'exigence philosophique de vérité
(Socrate) ou l'exigence morale de justice (Antigone), dès l'éveil de la
conscience critique.
Par la voie du législatif,
le politique incite le juridique à empiéter sur les mœurs. Empiétement qui est profanation
et impiété si les mœurs renvoient au religieux.
Or, les mœurs ne relèvent ni du pouvoir politique, ni du
domaine du droit, ni de l'aire de la loi.
C'est bien là qu'une faute essentielle et irrémédiable est
commise : elle correspond à un débordement, à un dépassement, et, subjectivement, de compétence, et, objectivement, de but.
Neutraliser les contradictions
Le politique entend, certes, intimider. Il use de la
rhétorique, voire de l'esthétique de la dissuasion et de la crainte. Il invoque
l'opinion. Antigone devait précisément "rougir d'être seule" à
formuler un jugement contraire au consensus ambiant. L'argument passe toujours
par une infériorisation honteusement quantitative.
Mais qu'est-ce que l'opinion ? Qu'est-ce que le consensus ?
Les "faits" qui les traduisent ne se fabriquent-ils pas comme la
réponse à une question qui anticipe sans cesse sur son contenu et qui le
détermine à la discrétion des intérêts et des mobiles que lui dictent ses
auteurs ? "Tout le monde" approuve l'idée directrice de tels choix
sur "la laïcité à la française", mais quelle différence autre que nominale entre ce "tout le
monde" et celui-là même qui s'est attribué la faculté exclusive de
s'exprimer à la place de tous et qu'aucun n'est donc réellement admis à récuser ?
L'opinion, le consensus sont ainsi contingents, fluctuants
et réversibles, dès que la main qui les a dressés ne les dompte plus. C'est la
fin pénible de Créon.
La même instance de confiscation du jugement, de
neutralisation de toute contradiction est bien sous-jacente aux comités,
commissions ou délégations qui ont politiquement reçu mission de faire naître certains "faits"
en conformité (hypothético-déductive) avec un schéma d'ensemble préétabli
(comp. le classique J. Parain-Vial, La
nature du fait dans les sciences humaines...) et qui ont su manier pour
cela la technique séculairement éprouvée par la procédure inquisitoire : celle
de l'"audition", où il vous est demandé de vous soumettre à une
question, et non celle de la "consultation", où vous auriez la possibilité
de dévoiler les présupposés de la mauvaise question posée et de suggérer qu'il
pourrait y en avoir une meilleure à formuler.
De toutes manières, aucun spécialiste de la pensée
philosophique et théologique de l'Islam accrédité par la science universitaire
laïque ou musulmane n'aura guère eu l'occasion de s'exprimer par voie politique
ou médiatique, dans une discussion bornée à de tels faits préparés et à des
approches empiristes et descriptives à leur sujet, méconnaissant de soi une
réflexion sur le réel ontologique, et, faut-il l'ajouter, ignorant tout, au
surplus, des principes inspirateurs du droit au sein de la République.
D'avance, la contradiction a donc été déjouée par le scénario de production d'une vérité
éthico-politique, d'une vérité n'invitant qu'à la discussion sur ses modalités et vouant au silence sur son fondement ; d'une vérité qui est au fond
une erreur, un "pseudos",
un "mensonge", érigé, comme le dit si fortement Kafka, en un nouvel
"ordre du monde" et qu'il n'est plus guère possible de contester à
travers cette présence massive où elle s'impose.
Et ce n'est pas un hasard, quant à l'Islam, si l'on a monté
un système naïf mais peut-être pas tant que cela, de "représentation"
qui est dénué de sens au regard de sa tradition, et qui confond le mandat
politique et l'agrément religieux relevant des seuls docteurs (en religion et
en philosophie cela s'entend) et de la communauté des croyants. Portalis
s'était déjà efforcé, au moment du Code Napoléon, de coiffer ainsi catholiques
et protestants de France en rusant avec la représentativité canonique d'église,
ce que renforcèrent plus d'un siècle après la loi sur les associations et le
concordat ; mais cette structure de contrôle politique (dénoncé par un Duguit rallié
pourtant au positivisme durkheimien) est impossible à transposer dans les
mondes juif et a fortiori musulman.
La politisation des conditions mêmes du débat a des limites insurmontables.
Elles risquent d'humilier demain le politique s'il veut s'attacher ainsi à un
objet qu'il exile sans cesse à l'infini dès qu'il croit l'atteindre ; cet objet
est plus fort que lui, comme la République qu'il vise, et dont Étéocle, le
symbole du politique, chez Eschyle ou chez Racine, rappelle qu'elle est plus
forte que son pouvoir, qu'elle est son principe et qu'"il est son captif
et qu'il n'est pas son roi" (La
Thébaïde) !
Telle est la nature d'une vérité "officielle" sur
la laïcité et les signes religieux, qui pourrait bien n'être qu'erreur et
mensonge dont toutes les autres procèdent : elle suppose la confusion préalablement suscitée entre le tout et la partie,
entre deux éléments qui se dissocient à
partir de l'unité ontologique de l'homme et qui ici se trouvent absorbés
l'un dans l'autre sans remise en cause rationnellement critique.
C'est ce qui est symptomatique, on ne le montrera jamais
assez, d'un défaut ou d'un vice de pensée qui habite toute injustice. Il
consiste en la négation ou en l'amputation d'une donnée s'ajoutant à une
autre. "Manque d'être" thomiste.
Et le procédé est d'autant plus subtil à déceler qu'il se
nourrit d'alibis, d'apparences équivoques, et qu'il correspond à l'idée qu'un bien partiel vaut un bien plus
large, alors que ce bien partiel,
qui, en lui-même, est un bien indiscutable mais formel (ainsi la laïcité
professée), s'affirme comme l'instrument d'éviction d'un autre bien incident
mais substantiel (ainsi, paradoxalement, la religion que la laïcité est réputée
protéger).
L'État contre le droit.
Toute religion ou culture, et toute une religion ou une
culture en tant que fait public et non privé
D'abord, le politique
ne respecte pas le droit en l'assujettissant à ses vues comme s'il était un
moyen entre ses mains. Il viole par là le droit, et l'État est déchu de son
statut d'État de droit dès qu'il pratique cette méthode.
Par les critères qu'il adopte, le droit confère une
expression à la chose publique ; il définit les "biens", les
"res" qui sont constitutifs de la République, une République qui
n'est définie que par lui en termes de dignité
et d'égalité.
Ces biens sont à déterminer dans leur dignité propre, et ils sont à envisager dans leur distribution égale entre tous ceux auxquels
appartient la chose publique en question, c'est-à-dire tous ceux qui se
trouvent vivre sur le territoire donné de l'État qui est héraclitéennement son
"rempart", sans avoir à connaître l'origine de ces
"vivants" ni même leur appartenance directe à l'État, ou leur
citoyenneté.
Le droit est par là transgressé, et la chose publique est
atteinte, dès que l'État ou l'appareil de contrainte politique s'approprie la chose publique, dès qu'il
y introduit un signe de division de son
unité de sens (entre un "sien", un "propre à lui" et ce qui
est nié de ce qui lui "appartient à elle" !), dès qu'il opère un démembrement de sa dignité, qui
repose au terme ultime sur l'homme lui-même, ce qui se passe dès qu'il propose
des calculs inégalitaires dans la
distribution de ces biens (liberté ici, restriction là ; respect du rite ici,
censure là s'il possède une extériorité).
Le prétexte n'en sera pas moins toujours de promouvoir de
tels biens, prétexte proclamé haut et fort, mais sans cesse douteux sous le
pathos déclamatoire des discours d'intention.
Si l'État est laïc, c'est parce que pure forme, simple cadre
(comme le "mur" que désigne la "polis" grecque ou le
"status" ou l'"urbs" latine), il ne préjuge d'aucune religion ni d'aucune culture, d'aucun bien
fondamental ancré en l'homme même que le droit a seul vocation à traduire et à
assortir de protections.
Si l'État veille sur la chose publique comme le lui impose
le droit, pour être précisément un État
de droit (concept formé
explicitement, non pas récemment (!) mais dans la doctrine politique au XIXe,
et mû cependant par une idée de
justice de toujours), sa laïcité doit
donc permettre l'expression de toute
religion et de toute culture, et l'expression de toute une religion et de toute une culture, comme expression publique de la chose publique qu'elle
vise, et qui renvoie à ce qui est sans doute premier dans les manifestations de l'homme lui-même, garanties par
le droit : à savoir un mode d'être religieux et culturel qui passe infiniment
avant un mode d'être second et
dérivé, celui de sa vie citoyenne en rapport avec l'État.
Soutenir que la religion est "privée", c'est déjà une
marque d'appropriation de la chose publique et de l'homme opérant réduction
de l'homme à l'étatique et au citoyen qui signifie métaphysiquement une erreur
et une injustice et qui au plan de la pensée politique correspond au
comportement typique du totalitarisme. La religion est par son essence même publique, en tant que religion
d'ailleurs "révélée", mais qui par extension peut naturellement
couvrir aussi les autres comme les philosophies (bouddhisme).
L'évolution de cette tendance est claire : l'État identifie
la chose publique non plus à une substance
dont il servirait les finalités, mais à un attribut
qui lui serait inhérent, elle serait "sa chose", la propriété de ceux
qui du reste n'hésitent par à se présenter comme la fraction ou la parti qui
gère l'État pour son propre compte, pour celui de ses "amis", et qui
traite schmittiennement les non-membres d'ennemis. Sont ennemis les
non-citoyens, mais aussi les non-membres du parti qui a conquis l'organe de
commandement : double verrouillage, double réduction, double erreur-injustice,
double aspect du totalitarisme quand la partie devient le tout, la forme le
contenu évacué ; Marcuse a très lucidement écrit sur ce sujet sans qu'il y ait
à souscrire aux conclusions qu'il en tire.
A cet égard, aucune législation entreprise ne pourrait a priori échapper à un rejet immédiat et
complet du Conseil constitutionnel français, sans qu'il soit besoin d'en faire
une plus ample démonstration (mais quel droit ont donc étudié les savants
membres de ces commissions ?) ; à moins, bien sûr, que d'inévitables pressions
politiciennes ne s'exercent. V. les commentaires du prof. J. Robert dans son
ouvrage à paraître sur la laïcité.
Mais aucune législation ne pourrait éviter non plus de
toutes façons d'être stigmatisée par la Cour européenne des droits de l'homme,
à moins que, là encore, la situation d'apparente faiblesse d'une religion
paraissant minoritaire, et l'état d'enfance d'une juridiction qui a encore
historiquement à progresser (ce qui est très normal, et avait été prévu par ses
créateurs), n'autorise pas pour autant à des dérapages déjà malheureusement
constatés soumettant ladite religion à un régime différent de celui des autres
: quand un magistrat européen se permet d'interpréter et de porter un jugement
de valeur sur un rite religieux islamique (l'eût-il fait pour un rite chrétien
ou juif ?), sans même se demander s'il ne violerait pas lui-même le principe
élémentaire de tolérance qu'il est présumé garantir et ne commettrait pas un
déni de justice en ne restituant pas à chacun son droit.
Le droit distingué de la loi ;
droit et loi séparés des mœurs.
L'horizon créonien de l'aliénation collective
Ensuite, le droit est infidèle à sa propre définition,
lorsqu'il en vient lui-même à des réductions en chaîne.
Réduction de la
règle de droit que reçoit la loi à la loi elle-même.
Déjà, la règle de droit refuse ce qui est établi sur une
division dans la définition d'un bien, rompant son unité et conduisant à
l'inégalité dans la distribution de ce dernier. C'est pourquoi, en dépit des
visées du politique, une lecture juridique du processus de la loi française en
cours la fait apparaître sans ambiguïté irrecevable, parce que dénaturant la
règle, faussant le critère, édulcorant le canon
qui tient à l'unité et à l'égalité
; les mots juridiques : "regula",
"criterion", "canon" signifient unité de mesure
et proportion égale dans la mesure, comme le mot loi primitivement transposé de
"nomos", "nemo": je "partage" et
qui correspond lui-même à l'activité d'une "lecture"— "legere" d'où "lex" — rationnelle, ce qui ne
laisse aucune place au subjectivisme politique de la volonté. C'est là ce
qu'aucun parlementaire ne peut réévaluer à sa façon en rabaissant la loi à son
support matériel et volontaire censé accueillir la "règle" et
respectant en l'aménageant simplement l'unité des parties d'un bien qu'on ne
dissocie pas et l'égalité des religions entre elles (religions publiques et non purement privées ;
religions regardées comme les autres, et comme toute autre équivalente possible, — jusqu'aux religions laïcistes,
professant un contenu de substitution, dont il n'échappe à personne qu'elles
affirment ainsi une hégémonie sur celles, publiques, qu'elles ont imitées en
prolongeant leurs structures).
Réduction de la vie
extérieure et sociale de l'homme à l'unique domaine sur lequel peut avoir prise
le droit (et sur lequel peut agir le
politique, dont l'office est de le soutenir).
En l'occurrence, une distinction remonte à l'aube des
sociétés régies par le droit : c'est la distinction habituelle entre le droit légiféré et les mœurs ;
et, afin de prévoir le rapport entre les deux, la notion d'ordre public vient garantir entre droit et mœurs un accord
pacifique et non conflictuel : elle permet au droit de s'assurer que les mœurs
ne risquent pas précisément de chercher à envahir son domaine propre en
refoulant ses exigences ; ainsi l'inégalité des mœurs de la famille, incitant
au respect de la primogéniture successorale, avait pu tendre au cours du XIXe à
limiter l'égalité instaurée par le Code civil entre les successeurs, relayant
des attentes morales dont se sont curieusement étonnés les Portalis ou Mgr
Dupanloup : parfois, en effet, les mœurs peuvent usurper elles-mêmes une
compétence et heurter ce que seul peut protéger un droit, même si celui-ci doit
les abandonner à leur destin quand elles cessent de s'appliquer à ce qui lui
revient en propre : exemple des funérailles ou de la manière de manifester le
deuil ; comp. notre art. "Sur la mort et "celui qui voulait
mourir", Univ. Bordeaux Montesquieu, Politeia
- 2003). Par exemple, le problème de l'excision (à la différence de celui
de la circoncision que d'aucuns entendraient maintenant soulever !) ne peut
être abordé en termes de respect des mœurs et affecte directement l'ordre
public : il relève inconditionnellement de l'application d'une loi pénale ; la
nature de ce qu'il met en jeu visant d'ailleurs, comme la lapidation au
Nigeria, beaucoup plus des coutumes à réformer (et que l'Europe celtique a
connues – la Gaule pré-romaine – comme l'Asie et tout le Moyen-Orient ancien),
ce qu'aucune religion sérieuse ne saurait justifier.
Certes, l'on a pu rêver de sociétés sans droit, de sociétés
dans lesquelles n'existeraient que des mœurs, à l'image de cette société des
Nuers où fuyait Evans Pritschard, car il n'y voyait pas la moindre trace d'une
institution du droit, tel que le droit de propriété.
Mais le mauvais platonisme de notre époque est plutôt en
sens inverse : de vouloir étendre le droit à tout ce qu'il pourrait saisir. Le droit comme procédure de Niklaus
Luhmann s'y engage d'ailleurs nettement, en professant un panjuridisme méthodique, susceptible de tout régir, y compris les
conversations dans l'entreprise.
Comme dans la tragédie d'Antigone, le danger est donc plutôt
dans l'expansion du droit, sortant de
son lit et se répandant dans l'espace entier des faits et gestes de l'homme, et
s'introduisant au plus intime, en recouvrant son mode d'être religieux ou
culturel.
Comme dans le Minos
ou Les Lois, l'appréhension
orwélienne s'installe : le droit ira-t-il jusqu'à s'occuper de la cuisine ou de
la gymnastique ?
Ce mode d'être religieux et culturel est cependant son mode
d'être premier, avant qu'il n'ait un
lien avec l'État, avant qu'il n'entre même en société, et avant qu'il ne se
trouve en communauté et en lien d'analogie avec d'autres communautés toutes
soudées à la seule communauté qui soit, celle des personnes humaines, comme
réalités "universellement singulières". Une communauté d'éléments
irréductibles les uns aux autres, mais en coexistence spontanée et reliés entre
eux par l'attachement existentiel à leur respect réciproque, même si la
distinction classique entre un "soi-même" religieux et culturel et le
groupe n'est que de raison, et même
si aucun mode d'existence religieux ou culturel n'échappe naturellement à sa
médiation communautaire et sociale (v. notre art. sur "Communauté,
communautarisme et personnalisme", Univ. Bordeaux, Politeia - 2002 ; Gênes, Filosofia
Oggi - 2002).
En tout cas, la personne
humaine qui s'exprime religieusement ou culturellement, ne se confond pas
avec la nature humaine qui en est une
représentation déjà réductrice et généricisante (comp. notre Persona), pour philosophes théoriciens,
plus que pour métaphysiciens de l'altérité ontologique ; et cette personne qui
désigne tout l'homme" n'est pas assimilable non plus aux abstractions de l'homme que visent en
série les qualités que l'on reconnaît à l'homme personne ("auctor"
et libre) de devenir un personnage
("actor" et aliéné ou agi)
en appartenant successivement à quelque communauté, à la société, puis à l'État
: en étant communautaire, social et étatique ou citoyen (Genossenchaftpartner). Ces personnages lui appartiennent, le
définissent in medio, ils ne sont pas
lui, ils ne le définissent par per
essentia. A moins d'un néo-fascisme exaltant le lien par le contrat ou le
faisceau, ce qui est toujours politiquement récurrent.
L'injustice se profilerait donc sous le même aspect qu'elle
prend à travers la tentative de Créon d'essayer de s'immiscer dans la pratique
de l'enterrement des morts : il serait d'appliquer le droit à la vie de ce que
l'on nomme les mœurs, et qui englobe l'ensemble de ces éléments religieux et
culturels dont la détermination relève de la liberté métaphysique et morale de
l'homme en tant qu'homme, en tant que
vivant ou existant sur un territoire, membre de la République, et non pas
forcément en tant que citoyen, membre de l'État, ce qu'il peut parfaitement ne
pas être sans paradoxe. L'État de droit révisé à la mode du citoyennisme
contemporain réductionniste, par des théoriciens souvent bien improvisés,
retomberait sinon dans la confusion germanique de la fin du XIXe qui explique
les élans expansionnistes que l'on sait (l'on en reviendrait à la funeste
assimilation du droit et de l'État).
Créon a rendu un décret qui ne heurte pas que des lois de la
conscience, un ciel de la vérité non dite avant d'être traduite dans un texte.
Son décret provoque les mœurs en faisant comme si elles n'existaient pas et
n'assignaient pas une limite à son pouvoir législatif ; il viole donc sans
conteste la distinction du droit et des mœurs. C'est pourquoi il représente en
droit positif une décision inconstitutionnelle.
Le renvoi à la séparation des fonctions de la loi et des mœurs ou de la coutume
dite "praeter legem" suffit
dès lors à résoudre la question soulevée par la résistance d'Antigone.
Créon a commis en somme ce que commet notre législateur s'il
passe à l'acte, et quelle que soit ou non la reconnaissance de ce point par des
instances sous inévitable influence politique, mais dont le principe doit
demeurer absolu et intangible. Il s'agit de défendre les "lois de la
cité", de la République, malgré ce qu'il en est fait d'absurde (v. le Phédon !), et d'empêcher du mieux qu'il
est concevable, au moyen du discours critique, leur subversion par l'État
désireux de les refaire à son image et risquant de s'approprier les conduites coutumières où se reflète l'humanité,
dans sa radicale altérité, comme miroir de toute transcendance. C'est le
premier des problèmes de la philosophie du droit, et c'est ce qu'illustrent la
réaction socratique comme les invocations antigoniennes. Il y va du maintien de
la chose religieuse comme chose publique et appartenant à tous, contre le
débordement, contre l'empiétement du prince, typique d'une impiété ou d'une
profanation, et révélateur d'un complexe dont la nature finalement
luciférienne, de dé-création/re-création de l'ordre de l'être, appellerait une
autre analyse.
Profaner le corps d'Oreste eût été l'enlever à la terre,
l'abandonner aux corbeaux, ce qui n'a pas même été permis à Oedipe vieillissant
et agonisant, et reconduit dans les forêts par les fées gardiennes des mœurs
pour être précisément guidé vers son ultime séjour sous la terre, femmes
symboles de la justice, comme l'homme est symbole des puissances célestes et
solaires de la vérité selon l'ancienne interprétation qu'Eric Frohmm a donnée
du rapport entre nomos et thémis. La vérité qui passe par le droit
n'est rien sans la justice qui assure l'ajustement du droit au respect des mœurs.
Mœurs féminines s'il en fut.
L'expression du fait reliée à son principe,
condition exclusive et suffisante de la tolérance
L'expression dans les mœurs de la religion incriminée
toucherait à l'utilisation par exemple d'un signe qui y renvoie ; ostensible ou
non n'y ajoutant rien, puisqu'il est de la fonction du signe de signifier, et
donc de s'avérer pour être communicable, et puisque la chose s'évalue en
compréhension conceptuelle de son sens et non en extension quantitative de ses
modes de révélation.
Outre que cette perception est entachée a priori de partialité par le traitement séparatiste qu'elle
inflige à une religion révélée sans tenir compte de ses nécessités internes
plus fortes sur le point saisi que chez les deux autres (quoique le judaïsme
risque une implication égale), elle feint d'ignorer les signes vestimentaires
ou comportementaux d'autres religions moins contrôlables, n'étant ni révélées
ni ainsi publiques.
Si le voile contredisait le droit, s'il affectait la règle
de droit, ce serait parce qu'il viole l'ordre public, ce qui, de toute
évidence, ne pourrait se concevoir que si le port de ce signe était accompagné
d'actes de prosélytisme et surtout de déclarations contraires et d'agressions à
l'égard des autres religions ou des personnes en général, individuellement ou
collectivement.
Or, les moyens d'agir contre de telles attitudes qui portent
atteinte à l'ordre public existent, sans qu'il y ait besoin d'en inventer de
nouveaux qui, ne pouvant s'établir sur un tel fondement, amèneraient
subrepticement à fausser la distinction entre le droit et les mœurs. Le
despotisme par le droit commence là, comme l'ont bien vu Montesquieu et Hegel.
Montesquieu rappelle que le régime despotique est celui où le législateur a
l'imprudence de vouloir tout régir, y compris les mœurs, y compris sans doute
le vêtement des Persans !
La laïcité que revendique le politique n'est donc respectée
par le droit légiféré qu'en tant qu'il est l'instrument de la règle de droit, et
qu'en tant qu'il est le promoteur des biens indivisibles qu'elle protège et
qu'elle vise à distribuer de manière égale à tous, même non-citoyens. La
laïcité qu'authentifie et justifie le
droit est de soumettre la religion au seul contrôle de l'ordre public et non à celui de mœurs exorbitantes de son pouvoir.
Car il serait contraire, au delà même de la laïcité, à la simple tolérance, de traiter l'expression d'une religion ou
d'une culture selon des principes autres que les siens (comp. à propos du
mariage dans le Code civil français, les virulentes critiques de Rosmini contre
Portalis, en pleine contradiction avec ses références juridiques : notre art.
in Droits premiers (1)).
Tant que l'expression ne compromet pas l'ordre public, le
droit n'a pas par conséquent à se prononcer sans plenonexia ou sans excès injuste sur la qualité acceptable ou non
d'une expression qui est nécessairement à respecter si elle est reliée aux principes de la religion ou de la culture dont
elle dépend tant qu'elle n'offense pas l'ordre public, ce en quoi elle
s'engagerait bien sûr si elle était assortie de propos ou conduites de type
prosélytes cherchant à agir sur la conscience d'autrui (2).
Le fait vestimentaire en tant que protégé n'est pas droit ou
"permission licite", mais "licence" obéissant à ses
mécanismes propres et ignorant toute possibilité de contractualisation à
travers un rapport de créance et de dette. Un vieux vocabulaire ("potestas" "de iure"/"licencia" "de facto"),
qui s'est élaboré au cours des temps à travers deux écoles du nord et du sud de
l'Europe de la Renaissance, dans les De
legibus de Grotius ou de Suarez pour aboutir aux codifications modernes, et
qui n'a fait que mettre en forme le savoir de toujours d'un droit qui est
confronté à ses limites sans pouvoir prétendre à l'exhaustivité d'un contrôle
de la vie sociale.
Effets de censure d'une religion positive
La réduction frappe enfin une religion plus qu'une autre
aujourd'hui, ou deux religions plus qu'une troisième, car la frayeur est telle,
le spectre est tel d'un retour pourtant évident de l'anti-sémitisme, et
d'autant plus insupportable qu'il passe par la bouche, par les yeux, par les
comportements de ceux qui avaient offerts jusqu'ici sur la scène politique le
plus de garanties pour l'évacuer à jamais, bref la peur d'avoir à le constater
atteint à un point tel, que l'on préfère se focaliser sur l'Islam, mais
derrière lui, au coude à coude, en bonne compagnie d'infortune et de haine
sociale, il y a le monde juif.
Philosophiquement, l'on peut s'expliquer la tendance à la
faute, procédant toujours de ce même schéma de la réduction, de la négation du
tout, pour ne regarder que la partie, et ici d'une faute qui va s'appliquer à
la culture musulmane, en maniant dans discours et rapports de commissions des
expressions au contenu incroyablement chargé de connotations discriminatoires,
l'Éternel abîme !, ce qui va jusqu'à
rappeler les plaquettes de présentation des expositions coloniales ou la prose
des manuels juridiques et institutionnels adressés aux administrateurs de la
France d'Outre-mer des années 20, langage d'une inouïe condescendance des
protecteurs forts de leurs certitudes quel qu'ait été l'exemplarité de leur
dévouement et l'ampleur remarquable de leur œuvre.
Socio-historiquement, une religion a été dominante, ce qui
n'est pas contesté, comme dans les autres pays d'Europe. Et c'est ce qui a même
conduit à vouloir insérer sa référence comme exclusive dans un projet avorté de
constitution européenne. Mais c'est ce qui a trahi déjà une toute aussi
étonnante ignorance de plusieurs siècles de collaboration de trois religions à
la fois... comme le refus d'admettre qu'intellectuellement un texte juridique
n'a pas à verser dans ce registre extrinsèque et ne s'est jamais embarrassé de
renvois à des notions qui échappent et doivent
échapper à la régulation du droit, à moins de devenir idéologiques, de
servir de principes de direction herméneutique inquiétants, comme ce fut le cas
dans de célèbres constitutions précisément d'amalgame entre la culture et le
droit.
Fatalement, ce sont les membres ou les représentants de
cette religion qui préparent le lit à ce type d'exclusion, quand laissant
transparaître l'esprit de leur inspiration primitive, ils sont les premiers à
jouer par leur passivité même les alliés
objectifs de l'oppression qui s'exerce. Tel a été le rôle du
"christianisme positif", que ce soit sous la Révolution française
(quand l'on fut par exemple si ardent à faire condamner à mort, dans la journée
même de leur arrestation, les prêtres non autorisés qui secouraient les malades
dans les maisons en leur portant la communion ou les juifs suspects de commerce
avec l'étranger) ; que ce soit tout au long du XIXe contre les foyers juifs
d'Europe centrale (et l'interdiction des offices dans les synagogues françaises
se prolongera longtemps en ce XIXe éclairé...), ou que ce soit sous Hitler,
pour étendre le réseau des persécutions et orchestrer une shoa qui n'avait pas
que des relais en France, mais de véritables sources concomitantes.
Le phénomène n'est donc pas lié à une religion, mais à la
religion du Tout Autre, de l'Altérité (au sens du "buisson ardent"),
de l'"inencapsulable", eût dit Gabriel Marcel, dans un concept
politique, qui indique leur origine commune ; une altérité qui passe par la
personne au fond de l'homme en tant qu'homme, homme qui peut l'offusquer ou la
nier.
Le phénomène est donc ainsi lié au cœur de l'homme qui peut perpétrer une telle injustice en
prenant l'alibi de la religion qui est la sienne, là où il se trouve, et en
l'altérant d'autant mieux qu'elle est majoritaire et qu'elle bénéficie d'une
aire ancestrale et massive d'établissement. D'abord il s'en désengagera
intérieurement ; puis il la revendiquera politiquement
et culturellement, jusqu'à en faire un instrument d'élimination et de sa souche
et des autres religions. "Primauté du spirituel" publia Maritain dans
des circonstances qu'il est inutile de rappeler.
Depuis le déisme naturaliste du XVIIe (sur lequel s'est bien
exprimé G. Gusdorf dans sa prestigieuse série historique chez Payot ou M.A.
Raschini dans ses volumes sur les Lumières chez Marzorati)
un"christianisme positif" ou "politique" s'est imposé, avec
sa redéfinition christique et aléthique ; d'où des judaïsmes et des islamismes
eux-mêmes déclarés positifs ou politiques. Ce que n'a pas vu l'État qui ose
demander un Islam "à la française", c'est qu'en rebaptisant l'Islam
aux couleurs d'un christianisme positif, il permet d'autant plus aisément à cet
Islam de conforter ailleurs un Islam positif de même acabit, et prétendant
soumettre pareillement un christianisme par hypothèse minoritaire (situation
chaldéenne ou copte). Internationale de la positivisation
d'une vérité perdant son critère interne de référence et d'une même religion de
la laïcité positive ou d'exclusion,
et dont dernier catéchisme exhorte à un significatif "vivre
ensemble", avant que ses liturgies n'entonnent l'hymne de la toute
puissance du social (politiquement conforme) et que ses commissions et
juridictions mitrées ne se livrent à des condamnations sentencieuses.
Le chrétien redéfinira ainsi "positivement" le
christianisme selon une vérité réduite d'apparence incontestable mais qui est
erreur et injustice par ce qu'elle gomme de la vérité transcendante de la divinité
et de la personne irréitérable à son image. Chrétien, mais plutôt post-chrétien
et nihiliste à la fois sans toujours s'en rendre compte, il substituera à la
vérité chrétienne une vérité politique, positive, la vérité typique du
totalitarisme d'État et de la persécution d'État : celle du christianisme à la
française (v. nos Éléments d'une
philosophie politique ; Justice et
tolérance : L'homme coupable).
Le principe introduit pour justifier les expressions du
religieux ne seront plus les principes de ce religieux lui-même, mais les
principes extrinsèques tirés de sa possibilité de réussite effective au sein du
groupe, ou du politique acteur et moteur de ce groupe où le religieux est reçu.
Au lieu d'une communauté religieuse, qui eût relié les personnes en une
divinité une et qui eût pu s'ouvrir
de soi vers tout autre communauté
comme semblable dans l'attachement à un tel principe d'unité, la communauté
politique se referme vers une identité, jadis nationale, aujourd'hui de
"réseaux" ou de caste d'intelligentsia, c'est-à-dire qu'elle
s'inféode au pire des communautarismes, celui des initiés passés maître dans la
manipulation des mécanismes d'un pouvoir matériel et tenant occultes et sans
discussion virtuelle les fins qui les conduisent.
D'où l'attrait des autres religions pour ce modèle de
"christianisme positif" ; et à leur tour elles pourraient être
tentées de se soustraire au poids d'une douleur insurmontable en pactisant
elles aussi avec le "contraire" : en s'accordant "énantiodromiquement"
avec lui (la formule est d'Héraclite). Arendt a écrit des pages terribles à ce
sujet. Aujourd'hui, certains musulmans devenant "positifs" parleront
d'Islam "à la française". Ils rejoignent ces représentants du
christianisme et du judaïsme dont le crédit n'est engagé qu'auprès des
instances politiques qui sont d'ailleurs à l'origine de leur établissement
(manipulation des lois de séparation et d'égalité de la République, comme ce
fut le cas à plusieurs époques de tension et de manière patente sous Vichy).
La censure de l'Islam reflète tout de même au plan
historique plus qu'une maladresse ou une paresse qui pourraient passer
inaperçues. L'on lisait déjà il y a quelques années, par exemple, dans des
ouvrages d'histoire sous la direction la plus académiquement recommandable, que
saint Thomas d'Aquin et la pensée chrétienne ont influencé le monde
arabo-musulman et notamment Averroës, ...qui vivait cependant au siècle
précédent et qui a fait connaître Aristote ainsi que la philosophie grecque à
la chrétienté !... Et le nom de Maïmonide était lui-même gommé au passage. Sans
quatre ou cinq siècles de la culture qui, alliée à la culture hébraïque, a
transmis par le foyer andalou rien de moins que la philosophie, mais aussi les
mathématiques, la musique ou l'architecture, les cours d'amour et la méthode
contemplative (celle dont disait Henri Lefèbvre une Europe brutale et ignare
fut particulièrement jalouse en déferlant sur le Royaume de Pampelune), que
serait la prétendue Europe moderne ? Qu'était d'ailleurs la première Europe des
temps monastiques, du retour de l'Orient érémitique du désert de Cassien ?
Sait-on même qu'auprès des rois de France, à la cour de
Versailles, l'on a porté depuis François 1er, des tenues peu occidentales et
parlé l'arabe, alors que l'on était duc ou comte de Bretagne ou du Languedoc ?
Aurait-on occulté des siècles de collaboration des cultures, au sein du pouvoir
politique lui-même, ne serait-ce qu'avec la Sublime Porte, le Moyen-Orient et
l'Asie centrale ? A-t-on attendu les vagues d'une l'immigration qui
améliorerait des finances chancelantes ...du fait de la peu avouable nécessité
d'abandonner la traite en Caraïbe vers le milieu XIXe ?
Se souvient-on alors, à la naissance de cette immigration prenant le relais du commerce infâme et enfin condamné, d'avoir séparé les familles au Maghreb après la conquête de l'Algérie, ce que fustigea Rosmini, auquel cela coûta, malgré son siège à l'Institut de France, d'être moins diffusé ? A-t-on effacé les dizaines de milliers de morts maghrébins ou du Grand-Atlas de nos batailles victorieuses du Second Empire (contre l'Autriche — le chiffre est effroyable à l'ossuaire de Custozza), ou plus tard des premières heures de 40 aux divisions blindées du Général Leclerc parties vers le succès final? Oublie-t-on, de même, plus d'un siècle de travaux publics d'aménagement du territoire où la main d'œuvre fut sans cesse la même et où elle continue d'abreuver des industriels peu regardants sur le statut social de leurs employés ? Et aurait-on l'air de considérer que l'homme importé pouvait et peut n'être qu'un instrument de nos utilités ? Et que sa religion, surtout, ayant enfin retrouvé des conditions de sérénité pour s'exprimer, ne serait pas "authentique" et mériterait d'être sagement endiguée ? Qu'elle ne permettrait pas même à son corps décédant sur le territoire de la République de recevoir une sépulture conforme à ses exigences ?
La constatation est bien amère, au moment où la religion la
plus quantitativement partagée du pays d'accueil, le nôtre donc, fait
obscurément honte sans doute à nos propres faiblesses et à nos abandons ; quand
nous préférons aussi disserter sur les problèmes scientifiques et abstraits de
la bio-éthique, ignorer la pauvreté et les licenciements, et rêver d'une très
chrétienne référence de l'Europe en majesté, en sublimant une mystique à
l'envers, faite de la confusion du temporel et du spirituel.
Humilité et culpabilité historique
La tolérance et la vérité consistent-elles une fois de plus
(de trop) à se placer en juge supérieurs et condescendants, à commettre un
empiétement et une impiété suprême : à juger à la place des intéressés ?
Sera-t-on alors vraiment surpris des conséquences, et culturelles, et morales,
et matérielles, ternissant gravement l'image d'un pays dans le monde ?
Il y a des chances que la réaction de l'État perdant le sens
de la république ne puisse se justifier.
Mais elle s'explique donc sans
difficulté, d'une manière qui permet de la transposer dans tous les pays (et
dans les pays musulmans les premiers). Elle paraît ainsi s'expliquer par le
caractère sociologiquement dominant d'un christianisme, dont l'évolution sur
une longue période a été singulière : désacralisé et "subjectivisé"
comme s'entendaient à le déplorer Bernanos et Malraux, ou inclinant soit à la
décomposition empirique où l'entraînent de nouvelles superstitions, comme un
misologisme croissant de refus du rôle critique de "l'intellectuel",
soit à l'emphase rationaliste d'une désincarnation pour initiés, ce qui le rend
vulnérable aux assauts des sectes, c'est-à-dire à sa transformation en une
multitude de dissidences internes.
Le diagnostic est exagérément pessimiste. Car il est
toujours possible d'invoquer la mauvaise conscience qui oblige ce christianisme
à se reprendre, collectivement, et qui a ses racines probables au moment des
tentatives d'une religion laïque positive,
instaurant les vertueux décalogues de devoirs exclusivement tournés vers le
"contrat social" (et non plus seulement une laïcité négative : de respect des autres
religions) ; des tentatives qui ont échoué (dans le sang) sous la Révolution
française hantée par un complexe déicide plus que régicide.
Il est possible de conjurer la fatalité en concédant les
fautes commises sous de nobles prétextes et qui n'ont pas empêché les grandeurs
de certaines oeuvres de la République coloniale. Des fautes que le processus de
justice immanent de l'histoire impitoyable, conduit, ici comme ailleurs (en
quelque Irak...), à devoir peut-être courageusement expier. Mais toute
expiation requiert l'humilité de la mémoire entière, et non
"pondérée" n'en déplaise à Paul Ricoeur (v. notre art. "Sur la
mort...", in fine) :
c'est-à-dire l'humilité d'un aveu.
C'est ce qui pourrait conduire alors sereinement à
reconnaître la dérisoire gratuité de l'injustice, sous les aspects
particulièrement futiles auxquels elle s'en prend aujourd'hui à travers le port
d'un voile qui ne contredit par forcément la féminité ni la dignité de la femme
quand il est à présumer, par tolérance, librement choisi (et qui est
suffisamment contesté d'ailleurs dans sa configuration à l'intérieur même de
l'Islam lui-même et dans son histoire et entre communautés sunnites et chiites,
et entre pratiques plus culturelles finalement que proprement religieuses).
Le signe est attaqué comme s'il s'agissait, ce qui est déjà
quasiment le reproche de Créon à sa nièce, d'aller brandir une arme contre le
pouvoir de la cité.
Mais comment s'acharnerait-on plus longtemps, et comment se
fourvoierait-on davantage dans ce qui est en tout cas assuré d'une résistance
par déplacements ou transferts, ou, à tout le moins, d'une
"ineffectivité" qu'il vaudra mieux plus tard passer sous silence ?
N'en plus parler. Sans doute. Mais il faudra expliquer au
monde qu'il ne s'est agi que de l'erreur d'un moment, qu'il y a toujours eu des
"papers law", un droit documentaire, démenti par ceux auxquels il
était destiné, et qui surtout ne peut
recevoir dignement le respect ni donc le soutien de ceux auxquels il ne
s'adresse pas.
(1) On peut
être un "grand juriste" (la grandeur qualifiant toutefois plus le
sens de la justice que la compétence strictement technique) et offrir, comme
Portalis, un bien mauvais exemple. Entre la connaissance et l'action se glisse
la liberté morale. C'est Georges Ripert, ministre du gouvernement de Vichy,
rédigeant de façon minutieuse et appliquée de longs textes réglementaires sur
la nécessité de rechercher les ascendances juives des fonctionnaires de
l'enseignement public ; ce qui suffit à ébranler, on voudrait le croire, la
crédibilité intellectuelle et éthique de titres tels que la La règle morale dans les obligations civiles
ou (sans sinistre jeu de mots) : Le
déclin du droit ! Une corruption privée comme il est arrivé à quelques uns
de s'y engager n'entache pas une oeuvre et n'eût pas induit à la même suspicion
; mais un rôle public de témoignage et de responsabilité directe contre la
vérité et bafouant la justice prend une portée sans limite.
(2) Sur plus
d'une centaine et demi de situations seulement de port d'un voile semblant
susciter problème à l'intérieur d'un établissement d'enseignement public en
France, un seul cas (!) fut relevé où des actes de prosélytisme paraissaient
avérés aux yeux de l'administration scolaire. Mais faut-il rappeler qu'opposer
l'absence d'une loi ou d'une réglementation est dépourvu de sens, lorsqu'il
s'agit de prévenir des actes qui portent atteinte à l'ordre public, comme c'est avéré dans l'hypothèse de conduites
prosélytes ? Tout chef d'établissement possède en effet de soi le pouvoir de
police de faire intervenir la force publique visant au rétablissement de
l'ordre ébranlé et débouchant sur d'éventuelles poursuites pénales.
Contrairement à la démarche présentée comme nécessaire par les principaux
acteurs médiatisés de ces affaires, la hiérarchie administrative n'a nullement
à jouer, et aucun recours rectoral n'est à envisager dans le domaine policier
et judiciaire répressif en cause. De plus, tout chef d'établissement détient un
pouvoir réglementaire autonome lui permettant d'édicter les règles garantissant
l'ordre public, en l'occurrence la non-entrave du fonctionnement même du
service public d'enseignement, et l'autorisant à convoquer tout contrevenant
devant un conseil de discipline et à le sanctionner d'exclusion. Ce qui n'est
guère possible, évidemment, si l'ordre public n'est pas affecté et si le
problème n'est pas susceptible par sa
nature de l'affecter.
Se trouver
embarrassé à ce propos est bien la preuve d'une hypocrisie, d'une intolérance
attristante, procédant de la confusion entre les mœurs et l'ordre public. Le
voile relevant des mœurs, lesquelles échappent au droit, n'interfère avec
l'ordre public que si le fait de le porter aboutit, par ce qui s'y ajoute, à
compromettre un tel ordre (l'acte prosélyte lui-même : brandir un livre, se
livrer à des déclarations d'intimidation des consciences, etc. ; voire le refus
idéologiquement justifié de participer, dans des conditions de liberté de
mouvement toujours adaptables, à une expérimentation scientifique en classe de
biologie ou de physique ou à une épreuve sportive). Soutenir donc qu'il
faudrait légiférer (et de toute évidence contre le droit), c'est reconnaître
que la question échoit aux mœurs et non à l'ordre public, que le voile ne heurte
pas par lui-même cet ordre public sous l'unique aspect duquel on peut essayer
de le saisir.
Il est vrai que
les établissements médiévaux que contrôlaient l'inquisition avaient déjà tenté
de faire admettre l'obligation légale de manger du porc aux réfectoires, afin
de détecter la présence à l'époque d'élèves juifs. Un racisme larvé qui prendra
toujours les formes arrogantes d'une revendication de légalité pour cacher son
forfait d'intrusion dans la vie des personnes et de remise en cause de leur
culture ou de leur identité.
A la pointe de
l'anti-sémitisme et d'ailleurs de la collaboration (mais il n'était même pas
besoin de puiser dans l'idéologie nazie pour constater ses positions), Lucien
Rebatet déplorait lui aussi dans Je suis
partout ces signes qui caractérisent de l'extérieur une religion et
simplement une culture ou une "race" juive, et il se complaisait à
dénoncer la façon ostentatoire de déambuler sur les Champs-Élysées de ceux dont
le profil sémite était accusé et dont il espérait qu'il n'auraient tout de même
pas l'audace un jour de s'afficher en chapeaux... Et le même invoquait la
nécessité de les marquer en retour : la république les signerait elle-même par
la fameuse étoile pour se les approprier et leur empêcher l'affirmation de leur
signe propre ; et Rebatet d'invoquer ce que des papes médiévaux permirent, en
effet, mais dans des buts qui n'étaient pas ceux de l'humiliation mais de la
protection, bien qu'il y ait eu aussi derrière ce sérieux alibi la possibilité
privée de tremper dans le crime. Déjà en partie reconnaissable dans bien des
discours officiels inconscients de leurs présupposés, le langage de Rebatet
pourrait-il réapparaître en totalité si l'on apprenait demain que la République
fichait la religion sur les cartes d'identité ? (projet envisagé, pratique qui
s'est conservée sous des prétextes fiscaux en des pays qui ont conservé en
Europe même le système administratif des années 34, et qui n'est pas sans
susciter une certaine gêne dans l'échange des étudiants du programme
"Erasmus" de nos universités...).
On sait, de
même, que le port de la kipa juive est implicitement visé ; mais l'on sait
aussi que l'on peut compter à cet égard sur une sorte d'intimidation malsaine
qui tient à la crainte d'exhumer l'histoire et à l'attitude que l'on suppose du
monde juif de vouloir éviter cet insupportable réveil et donc de ne pas même
chercher un argument de défense en préférant fuir, on le comprend, une question
prégnante au paroxysme de connotations douloureuses. C'est donc à nous qu'il
revient de le faire en alléguant la pudeur légitime de ceux qui en ont assez
subi pour que l'on y ajoute et qui ont atteint sans doute les limites de la
souffrance au point que l'on ne puisse solliciter d'eux un effort d'attention,
un regard lucide sur ce qui commence en apparence par toucher d'autres selon la
même technique horrible qui les blessa jadis ; et, ici comme ailleurs, le mal
passe des médiateurs parfois bien intentionnés ne pouvant croire à la
persistance pourtant plus que présente de l'anti-sémitisme sous-jacent à ce
qu'ils véhiculent malgré eux, et ne serait-ce que par un langage aux décharges
explosives (v.g. : la formule "à la française" ! - formule récemment
employée et que l'on retrouve par exemple tout aussi maladroitement dans la
protestation adressée au gouvernement de Vichy par le futur cardinal de Lubac,
pour s'indigner des mesures anti-juives de l'époque, mais demander un
traitement "à la française" de la "question juive", propos
reconnaissant donc une telle "question", ne contestant pas son traitement
en Allemagne, en Pologne et Hongrie, et concevant que le politique s'y attache
dans la négation d'ailleurs bien peu chrétienne de la singularité de la
personne, un reproche ultérieurement formulé par le cardinal génois Siri à
l'occasion de la théologie de l'histoire de Lubac).
Le caractère du problème est de toutes
façons public, dans sa profonde analogie avec le voile. Le port de la kipa ne
pourra bénéficier en tout cas de l'alibi d'être un signe dévalorisateur de la
dignité de celui qui l'invoque. Aussi vaut-il mieux ne pas même s'y référer
sachant donc que les intéressés pris de frayeur conserveront le mutisme. Ce
mutisme a entouré déjà certains faits alarmants dans le service public de
l'éducation nationale : tel enseignant d'origine juive n'ayant pas de charge de
cours le samedi matin eût pu demander à en être déchargé dans la bonne
tradition de laïcité tolérante de son institution, d'autant que ses heures
groupées ne dépassaient guère deux jours et demi complets d'intervention active
; l'emploi du temps qui lui avait été attribué s'est trouvé réparti sur les
autres jours de la semaine ; or, une pétition de ses collègues dénonçant, de
manière plus ou moins anonyme, la mise en cause de la laïcité de l'enseignement
pour avoir bénéficié d'un tel service est parvenue dans les bureaux du
rectorat... C'est là la contre-épreuve d'une odieuse intolérance ayant inversé
le sens de la laïcité qui est capable de régner encore dans les mentalités, ce
qui est d'autant plus préoccupant qu'avant d'être un symptôme d'injustice, elle
traduit non seulement une carence morale mais une défaillance des facultés
intellectuelles et culturelles dans la perception même des valeurs les plus
radicales qui ne sont donc plus à présumer communes.
On peut
admettre que la liberté du samedi matin demeurera abandonnée à l'usage, à la
coutume, c'est-à-dire aux mœurs ; mais pour le cas où elle viendrait à être
diminuée, marquant l'empiétement de la loi étatique sur ce qui relève du fait
religieux public et d'usage de l'enseignement, et appartient par là à la
république que cette loi doit servir avant tout, l'on ne saurait imaginer tout
de même que l'on prohiba ce même jour le signe de la kipa.
Cons. en
général : Tareq Oubrou et Leila Babès, Loi
d'Allah, loi des hommes ; liberté, égalité et femmes en Islam, Paris, Albin
Michel, 2002, et la recension de Bérangère Ader : Archives de philosophie du droit, Paris, Dalloz, t. 47, 2003, p.
468-473.
____________________
© THÈMES I/2004