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Avril
2004
L'injustice invisible(*)
par Jean-Marc Trigeaud
Formes nouvelles et
insoupçonnées de l'injustice
L'injustice a progressé au XXe
s. d'une manière surprenante. L'injustice, ou ce qui offense à la fois le corps
et l'esprit, ce qui procure les douleurs physiques et spirituelles, ce qui
prive ou ampute l'homme dans sa vie sensible et morale. Cette injustice, en
effet, a longtemps possédé un aspect socialement perceptible. Tout le monde la
voyait et pouvait l'approcher. Elle présentait un rapport immédiat à ses
causes, généralement situées dans des agressions matérielles ou des sévices
brutaux. Non que l'injustice ait ignoré depuis toujours une voie insidieuse,
d'atteinte à la conscience et à l'exigence de vérité, ce dont témoignent les
exemples de Socrate ou de Galilée. Mais les choses ont subrepticement changé.
Sous l'effet d'une culture qui a perdu prise sur le réel et s'est remplie
d'abstractions et d'idéologies. L'injustice est sans doute qualitativement la
même. Sa forme extérieure s'est cependant modifiée. Elle est devenue
soudainement subtile à repérer. Les apparences la rendent équivoque. En bref,
elle peut être invisible.
L'injustice a évolué vers des
transformations qui la cachent et qui peuvent même lui servir de paravent pour
mieux s'opérer. Elle a ainsi utilisé d'obscurs dédoublements qui commencent par
ceux du personnage et de la personne (Dr Jekyll et Mr Hyde). Cela n'empêche
nullement ses victimes de ressentir les mêmes douleurs et d'offrir le visage de
L'humanité torturée du bronze
monumental de Doru Marculescu. Simplement l'on n'est plus en mesure de
discerner clairement le lien direct de la face gémissante à ce qui l'a
provoqué, et un tel effet, à lui seul, peut être à l'infini manipulé et
récupéré au profit des intérêts les plus contradictoires.
Invisible, et favorisant
toutes les réversibilités qui sont imputables à la rupture entre la
manifestation et son support ontologique : telle est donc bien l'injustice totalitaire. C'est en ce sens que
l'injustice est avérée à son paroxysme. Les causes occultées en sont
pratiquement dissoutes. La possibilité est même introduite d'un discours qui
les voile : c'est la possibilité en somme du mal sur le mal, de l'injustice sur l'injustice.
Impliquée dans une "logique" et une abstraction diffuse, la cause de
toute injustice dissimule mieux désormais son pouvoir de déclencher les mêmes
conséquences de toujours, et sur le corps et sur l'esprit.
Déjà attestée dans son
expression roumaine par le roman symbolique de Gheorghiu, l'injustice
totalitaire présente le miroir de nos injustices, l'accomplissement de toutes
leurs potentialités. Mais il existe aussi une contamination du mal, une sorte
de rayonnement et même une imitation de ce mal lui-même, dont le scandale nous
éclabousse et peut finir par nous rendre "complices" comme l'avait
suggéré Jung. Si ces injustices caractéristiques du régime totalitaire retirent
à l'homme sa totalité d'être, dans sa chair et son âme, et si elles le plongent
dans un moindre-être, elles préparent le modèle implicite d'injustices typiques
de notre société dans le traitement discriminatoire des personnes. Alors même
que notre société paraît hypocritement se trouver à l'abri des miradors et des
tours concentrationnaires.
Vie et oeuvre de Titus
Vassilie : "une histoire universelle"
C'est précisément dans cette
perspective que le cas de Sorin-Titus Vassilie-Lemeny, philosophe et
mathématicien, m'est apparu instructif. Cas de l'ami commun sur lequel Doru
Marculescu m'invite à m'exprimer à l'occasion de cette exposition à la
cathédrale d'Oxford. Cas d'une vie qui, comme le dirait Heine, est "une
histoire universelle". Dans l'impuissance, j'ai souffert avec Titus de
l'injustice qui affectait toute sa vie d'homme et de penseur. Et, peu à peu,
cette souffrance partagée m'a semblé correspondre à celle du mal le plus
universalisable aujourd'hui dans sa singularité dramatique. Le mal invisible
dont est frappé celui qui témoigne pour une vérité, et pour une vérité
métaphysique avant d'être politique ; celui qui est donc soustrait aux canons a
priori de la persécution matérielle, qui a besoin de critères génériques assez
simples ; celui qui subira comme tant d'autres les maux physiques les plus
cruels, mais qui devra accepter d'en être accablé pour des motifs qui échappent
à la compréhension de la plupart, y compris des adversaires politiques bien
pensants et d'ailleurs invariablement reconvertibles, auxquels il est assimilé
; et celui enfin qui ne pourra pas même espérer davantage une compréhension
généreuse et entière, une fois libéré en apparence de l'horreur.
Il m'a été donné de rencontrer
Titus fortuitement par l'intermédiaire d'une revue italienne de philosophie à
laquelle j'appartiens toujours (Filosofia
Oggi) et où il avait publié un article en français dans les années 82-83.
Il s'agissait d'un de ces articles suffisamment généraux et théoriques, centrés
sur la logique et l'épistémologie scientifique, qui pouvaient passer par les
contrôles des postes roumaines et qu'il lui était permis d'écrire par les
autorités de surveillance de la culture officielle. Titus avait obtenu de mes
amis italiens mon adresse et m'avait envoyé un extrait du texte avec une
dédicace. J'avais lu avec passion cet article très suggestif et plein de malice
par ses allusions, et j'avais écrit un peu ingénument à son auteur en lui
envoyant de mes articles et... des chocolats. La réponse fut aussi émouvante
que triste. Titus avait un don de transposition littéraire inouï, le don de
communiquer par images et métaphores. Le commentaire de l'emballage de la
plaque de chocolat fut un chef d'œuvre de dénonciation du régime d'oppression
et plus largement d'une forme commune de bêtise humaine, et je devais admettre
qu'entre les relations à trois termes que traitait son article et celles,
binaires et toutes interpersonnelles, de la fidélité morale ou juridique auquel
renvoyait le mien, il y avait un fossé dont je devais convenir qu'il était
celui, si abominable, qui nous séparait.
En plusieurs années, nous
avons correspondu ainsi par des dizaines de lettres qui procédaient de l'imagination
fictive et symbolique, utilisant autant les exploits sportifs que le langage de
mes jeunes enfants auquel Titus écrivait également, ce qui faisait leur
ravissement ; il était devenu leur ami, leur confident même, et les lettres
étaient toujours attendues, à décrypter ensuite selon des codes ingénieux. J'ai
progressivement su quelle était la vie de Titus, mais il a fallu recouper sans
cesse, réunir des éléments dispersés, induire et déduire. La vie de celui que
j'estime être un penseur si original, avait sans doute été tournée vers les
mathématiques et la logique au début, ce que lui avaient permis dictatures
successives et fascismes multipolaires, mais elle avait été ouverte avant tout
à la spéculation métaphysique et morale.
J'ai appris que Titus avait
perdu tous ses biens de famille, avec le régime communiste de Ceaucescu, mais
déjà aussi avec celui pro-nazi de la Garde de fer qui avait précédé, et que son
père, dernier ministre des affaires étrangères d'une Roumanie libre, avait été
sous ses yeux la première victime du basculement totalitaire de droite puis de
gauche. Titus avait vu disparaître un bateau de famille comme une bibliothèque
de 40 000 ouvrages. Sa mère, que j'allais oublier, avait été médecin, d'une
illustre famille austro-hongroise, et elle avait été la première femme
diplomate déléguée de l'Autriche-Hongrie au Traité de Versailles. Son éducation
avait été plurilinguistique et de curiosité ardente pour la diversité des
cultures. Brillant docteur en sciences mathématiques, Titus avait dû être très
vite déchu de tout poste à l'université, et vivre prosaïquement... de combats
de boxe et de concours de natation, pour survivre avec le peu d'argent qui lui
servait également à payer l'indispensable piscine, et à consommer quelque café ou
alcool de fortune faisant oublier le vide alimentaire. Seuls revenus durant
longtemps : il rebouchait les fentes des plafonds après les séismes dans les
édifices du campus ou nettoyait les lieux d'aisance public. Cet homme dont la
photo pouvait être celle d'un acteur de cinéma, au visage d'action énergique et
marqué, élégant et sensible, en tenue impeccable, costume-cravate
(éternellement le même), une cigarette au coin de la bouche, avait épousé
plusieurs femmes dont certaines pour les sauver, disait-il, à l'occasion ainsi
d'interrogatoires musclés dans les bureaux de la police politique : la fameuse
Securitate. Il avait fait fuir l'une, qui vit aujourd'hui, je crois, au
Vénézuela ; une autre encore en Allemagne de l'Est, qui lui écrivait de longues
années après, m'assurait-il ; une troisième avait été "suicidée" sous
ses yeux ; une autre enfin, d'après ce qu'il m'avait semblé comprendre,
mitraillée au moment du passage des barbelés de frontière comme dans un polar
d'espionnage. Titus a dû être interné ou incarcéré diverses fois, connaissant
bien les geôles du système ; il a eu surtout à subir, à de trop nombreuses
occasions, des électro-chocs (23 fois si mon souvenir est exact) dans des
circonstances violentes d'arrestations consécutives immanquablement à ses
rapports scientifiques avec l'extérieur (revues scientifiques américaines ou
européennes), ou quand un naïf ou un imprudent comme j'avais pu l'être lui
envoyait des chocolats ou son café, ou, crime absolu (d'atteinte à la devise
nationale et à l'économie) : de l'argent. Il est ainsi devenu familier des
bâtiments de la police annexés aux bâtiments psychiatriques où devaient être
expiées les fautes contre l'idéologie. Anna Maria était sa dernière femme,
celle qu'il avait connue précisément lors d'un interrogatoire éprouvant elle
aussi, c'est-à-dire des tortures (dont il m'avait fait la description :
enfermement dans l'obscurité avec aboiements de chiens furieux, brûlures à
l'électricité...). C'est avec Anna-Maria dont il était particulièrement épris
qu'il vécut le plus longtemps. Fille d'un diplomate et juriste de formation,
mort en prison, qui sera déclaré héros et martyr après la révolution de 89,
elle avait passé le bac en France, à Nice, et elle avait été traductrice dans
des éditions littéraires (Seuil, Gallimard) ; elle était poétesse et écrivait
des recueils qu'elle adressait régulièrement dans des lieux de dissidence
installés à l'ouest où il ne semble guère en être resté une trace, en France et
ailleurs. Comme elle me l'expliqua au téléphone dès 89 : "beaucoup ont
abusé de moi mais aussi du pavillon de complaisance de la dissidence"...
Passons. Elle était en tout cas lassée, résignée, et il ne lui restait plus
aucun de ses textes dont elle a dû détruire les derniers.
Un livre feuille par feuille
passé à l'ouest...
Mais nous avions réussi avec
Titus à déjouer certains contrôles (même si l'on me fit savoir que je serais
simplement indésirable si je venais en Roumanie voir Titus, même si j'étais
jugé inoffensif, pour l'économie !, incroyable signe de la décomposition
"bourgeoise" d'un régime qui était incapable d'assumer son marxisme
originaire). Je savais quoi envoyer à Titus pour lui éviter des tracas. Quant à
son mode d'habitat, il était celui d'une sorte de studio sans commodités
propres, au premier étage d'une maison où se trouvait aussi un vice-ministre de
l'agriculture, autorisé à éteindre plus tardivement la lumière, mais surveillé
derrière un poteau dans la neige tous les soirs, pour vérifier s'il respectait
bien la consigne. Il y avait dans l'immeuble des suicides fréquents : un jour
l'étudiant dépressif, le suivant l'architecte désavoué par le comité de travaux
publics. L'accès était commun à une salle d'eau sur un palier, où chacun devait
se méfier de l'autre, sa bassine et ses serviettes sous le bras. Titus avait
toutefois une vieille machine à écrire confinée dans un réduit auquel il
accédait dans le froid des — 20° l'hiver pour m'écrire, tout en remettant
consciencieusement la bande utilisée au commissariat du secteur qui n'aurait
donc pas à ouvrir l'enveloppe expédiée pour en connaître le contenu. Le
scrupule d'un recollage minutieux ne m'échappait pas toutefois à l'arrivée des
belles enveloppes aux timbres rouge et or à l'effigie du beau Nicolas ou des
héros des plans quinquennaux au poing victorieux et vengeur. C'est ainsi que
pendant des années, Titus m'a envoyé, sur du papier "pelure", à
moitié translucide, les chapitres du livre secret qu'il devait publier à
Bordeaux, chez Bière, sous le titre Pour
une philosophie du sens et de la valeur, et qui a paru effectivement en
1990, juste au lendemain de la révolution, avec ma préface. Mon éditeur et ami
Hubert Biscaye (vieille édition universitaire créée en 1911) s'était rendu en
Roumanie, dans les conditions (à risques) d'un séjour organisé pour des raisons
de santé auprès d'un savant que le régime n'osait trop inquiéter, et il avait
pu miraculeusement contacter sur ma suggestion les Vassilie-Lemeny et vivre
auprès d'eux des instants inoubliables. Il m'a éclairé ensuite plus à fond sur
la situation que je décris, et dont j'oublie d'innombrables détails, dont le
vieux fauteuil défoncé d'un Titus qui vivait uniquement de mauvais breuvages
stimulants et de maigres expédients. Hubert Biscaye et son épouse Marie-Odile
ont pris à cœur de publier ce livre dans une collection que j'avais fondée chez
eux en 1985 et de l'offrir à notre ami.
A la veille de la révolution,
nous ne nous doutions en réalité de rien de ce qui allait se passer. Nos
communications au téléphone étaient écoutées, comme à l'ordinaire, mais nous
savions beaucoup rire en déjouant les pièges. Puis, brusquement ce fut la porte
de la liberté qui parut s'ouvrir, et les conversations intarissables
s'engagèrent souvent de nuit ; et nous suivions de près au téléphone les
événements ; nous entendions même crépiter les balles autour de l'appartement
de nos amis, situés tout à côté du bâtiment central de la Securitate, le jour
où ils apercevaient les parachutistes recrutés par le régime pour le défendre
et atterrissant sur les toits d'en face, parachutistes de groupes venus de
camps d'entraînement bien singuliers dans le Kosowo voisin, disaient-ils, camps
peu suspects d'être ralliés à l'époque à la cause du frère serbe ennemi.
L'injustice en son éternel
recommencement
Je m'apprêtais à faire venir
enfin Titus en France, à l'occasion de la parution de son livre. Le salon du
livre de Bordeaux était alors placé sous le signe des pays de l'Est. J'ai
aussitôt communiqué à Titus le nom d'un personnage dissident roumain éminent et
très médiatisé sous l'incontestable autorité duquel serait placé le salon. Les
libraires qui avaient eu connaissance de certaines correspondances d'une rare
force littéraire de Titus en faisaient au salon leur invité de choix. Le livre
déjà entre leurs mains et celles des organisateurs du salon, malgré son
austérité scientifique et philosophique ; il était devenu un témoignage
exemplaire de la résistance de l'esprit et d'un certain sens moral du
sacrifice.
Mais, consternation : Titus
m'a écrit qu'il ne viendrait pas, craignant que la geôle à laquelle il avait
été habitué au cours de presque cinquante années ne s'ouvre sur une geôle bien
pire, où tout peut être entendu mais où rien ne peut être écouté, comme l'a eu
confessé cruellement Soljenitsyne. Quant à votre personnalité roumaine, sache,
poursuivait Titus ironique, qu'il fut le vice-directeur des établissements de
police psychiatrique où j'ai reçu mes électro-chocs, et sache qu'en
faux-dissident, comme beaucoup chez vous, il appartient maintenant au ministère
nouveau de la santé de la Roumanie "libre" ! Je tairai son nom.
Chaque pays a fait l'expérience de ces situations. Et la France a connu les
anciens hauts-fonctionnaires de Vichy reconvertis dans les régimes successifs,
et s'étonnant de leur procès tardif pour leur alliance objective avec un
système de mort. Mais, dans cette affaire, les choses prirent un tour sérieux.
Je n'hésitais pas à photocopier la lettre de Titus et à la faire parvenir aux
organisateurs du salon et à leurs "experts", politicologues
m'avait-on dit, qui en étaient les conseillers et que notre gouvernement avait
d'ailleurs chargé d'une mission de surveillance des futures élections prévues
en Roumanie : la seule réponse fut un silence gêné, suivi du renvoi aux
libraires et à l'éditeur des livres de Titus. Second goulag, tel qu'il l'avait
deviné.
D'où mes propos liminaires,
ici même, sur l'injustice et ses métamorphoses, et ses apparences
mystificatrices, pour introduire un tel hommage à Titus, victime de la plus
symbolique injustice, et d'une injustice invisible. Celle qu'ont à subir au
premier plan les intellectuels, et surtout quand ces intellectuels sont
authentiques et ne sont pas inféodés aux puissances médiatiques. J'avais honte,
quant à moi, d'avoir bénéficié de l'accueil de l'université, et même de mes
auditoires étudiants sur déjà quelques générations, de mes publications, et mon
accueil à l'étranger, des traductions dont j'avais été l'objet et de mes
participations à des revues, à des institutions, des académies, alors que je ne
pouvais rien faire de plus pour Titus chez moi, et que tout ce que je disais de
mon point de vue était recueilli avec attention tandis que tout ce que je
faisais apparaître du sien était exclu sans commentaire. Comme une sombre
machination presque conçue pour nous diviser.
Titus n'avait pu exister que
grâce à des études strictement épistémologiques publiées aux États-Unis et en
Italie, puis en France, mais il était certainement peu souhaitable, je l'ai
bien compris, de crainte de déranger un monde intellectuel établi, d'oser en
tirer une philosophie : "un sens et une valeur," pour reprendre le
titre de l'ouvrage. Cela aurait permis une réflexion sur l'injustice
totalitaire et ses émules, y compris dans les sociétés qui se prétendent immunisées,
de la part d'un auteur à la fois créateur et victime. Gheorghiu l'a payé très
cher, d'une vile campagne de détractation contre lui à laquelle il a répondu
par l'essai magistral : De la
vingt-cinquième heure à l'heure éternelle ; comme Eliade, agnostique, par
la suite, dont on a attendu le décès pour lui inventer des compromissions
grossières afin de faire oublier les pillages éhontés dont il a été l'objet
chez tant de chercheurs peu inventifs. L'on pouvait s'y prendre à temps pour
Titus. Mais j'ai essayé, d'abord de recontacter les journalistes exceptionnels
de deux chaînes de télévision françaises de l'époque que je lui avais dépêchés
dès les premiers jours de l'insurrection. Peine perdue : l'échange fut bref.
L'on peut avoir très vite tord d'avoir raison..., trop d'intérêts sont
maintenant en jeu..., tout est retombé..., il aurait fallu s'y prendre aux
premières heures pour les écrits aussi..., me confia à peu près en ces termes
un correspondant de l'Agence France Presse. Je m'adressais alors aux Roumains
consacrés, les deux plus célèbres écrivains français, pour lesquels j'avais,
une fois n'est pas coutume, une estime sans borne, que cela ne m'a guère
empêché de conserver, et dont je savais que l'un avait connu Titus en Roumanie
et avait été en rapport de rivalité avec lui mais voulait faire oublier tout
passé, et que l'autre avait été ami de sa mère : je veux parler de Cioran et de
Ionesco ; fuite de l'un, embarras de l'autre ; Titus sourit, et même riait au
téléphone : "je vais t'expliquer"... Cela devenait réellement une
affaire de famille. Il ne voulait pas de ce combat et respectait et admirait et
Cioran et Ionesco, dans une situation qui lui semblait correspondre par les
hasards ou les fatalités de l'histoire à celle du théâtre de l'absurde.
Pour le succès des autres
Mais comme les ouvrages ont
circulé, un autre phénomène est apparu, qui marque l'aggravation de
l'injustice. Malgré les efforts de beaucoup, mais en milieu strictement
universitaire et scientifique ou culturel, pour le faire connaître et honorer
son oeuvre (par citations ou recensions), des idées de Titus, de ses
interprétations, de ses mécanismes explicatifs, de ses formulations
thématiques, conceptuelles ou méthodologiques ont été reprises ici ou là,
jusqu'au titre du livre, sans que l'on puisse bien sûr affirmer la réalité d'un
emprunt entier et significatif.
En d'autres contextes, ou en
d'autres registres, du pseudo-philosophique de salon au politique trivialement
opportuniste, la notion de crise du sens a fait son chemin. Chacun, à sa façon,
s'est fait le promoteur d'une thèse "nouvelle", vantant la référence
sémantique de l'action lorsque des impératifs de valeur et de sauvegarde du
groupe semblent en imposer le respect. L'influence inattendue de Titus a été
évidente à plus d'un regard averti. Non pour sa conception, implicitement
réprouvée, ni donc pour ses fins ; mais pour les moyens utilisés par elle, ce
qui prouvait qu'on l'avait lue sans adhérer bien sûr à ses conclusions. Mais,
plus qu'à une influence et à une reconnaissance de paternité, c'est à un
véritable détournement intellectuel que l'on a assisté. Chaque auteur peu
scrupuleux a feint d'omettre un nom et l'origine de son schéma de pensée.
Chacun a préféré diluer ce forfait à travers des données extrinsèques portant
sur des points annexes ou de détail, et se réservant sur l'essentiel une fausse
originalité.
Le mal sur le mal peut donc se produire, par transposition d'une stratégie
totalitaire dans un monde présumé libre. Pourquoi, libéré ou libérateur des
horreurs totalitaires, le monde dit libre se laisse-t-il au fond fasciner par
de telles méthodes d'apprentissage et de domptage de l'opinion, et permet-il à
l'oppression dont avaient été victimes tant de penseurs de se renouveler sous
une forme la rendant insaisissable et en tout cas inaperçue du plus grand
nombre ?
Il ne s'agit pas de prêter à
Titus quelque "chef d'œuvre inconnu" dérobé et méprisé, plagié au
surplus par des prédateurs arrogants. Le phénomène est plus complexe. Il repose
sans doute sur les mécanisme d'une psychologie collective de la sublimation du
mal et de la faute en complicité d'abandon. Il ne fait que diffuser et
amplifier un phénomène de base que la technique abstraite de la communication
des sociétés modernes permet d'établir. Il n'existe pas sans fantasme une seule
initiative individuelle ou de groupe derrière un tel mal : il n'existe qu'une
disposition inscrite dans le cœur de l'homme, et qui est de tendre à la partie,
à soi-même, et non au tout, et de succomber à un self love dans le rejet de l'attachement à un plus grand bien.
En tout cas, ces injustices
devraient nous avoir appris le double référent du sens et de la valeur, tels
que les comprenait Titus Vassilie : sens et valeur sont solidaires l'un de
l'autre. Solidaire signifie que le sens ouvre à l'élan vers lui, en tant qu'il
est sens de la vérité, et que la valeur ou le devoir-être n'appelle le plus
grand respect qu'en se tournant précisément vers un tel sens vrai. Au fond, la
vérité sans l'amour manque de son élément complémentaire ; et il en va de même
de l'amour sans vérité de l'objet aimé, la vérité se plaçant dans ce que l'on
universalisera sans se soumettre à la dépendance d'entités génériques.
Solitude et unicité. Langage
de la souffrance et du dépassement
La seule vérité à rechercher n'est-elle
pas alors dans la liberté, une liberté qui est opprimée dans le régime
totalitaire autant qu'elle peut l'être, par "effet pervers", dans la
société déclarée libre ?
La liberté est ancrée dans le
mystère de la personne, de son acte existentiel. Le rôle du penseur et du
créateur est d'accomplir la vocation de cette personne, à travers un témoignage
qui est ainsi à la fois universel et unique. Dans une société qui se veut
libre, les instruments et les méthodes ne doivent pas être ordonnés à des fins
abstraites et généralisables, mais ils
doivent être ouverts à l'initiative de chaque liberté concrète,
existentiellement parlant, dans le respect de la finalité individuelle qu'elle
lui imprimera.
Il s'agit de promouvoir en ce
sens le respect, non d'une abstraction, moyen commode de totalitarismes
nouveaux et cachés, mais du sujet individuel et concret. D'aucun dira que cette
dimension est religieuse : elle reflète en effet en chaque homme l'altérité
profonde qui le met en rapport avec le Tout autre.
Mais c'est l'ouverture à cette
altérité qui prévient les sociétés contre l'injustice totalitaire. C'est elle
qui est source des témoignages d'exception que sont les oeuvres de l'esprit, ce
dont il subsiste des traces sur les carnets sauvés des flammes de la shoa.
Oeuvres de l'esprit qui parfois sont en adéquation avec l'œuvre d'une vie :
l'existence de Titus Vassilie l'aura montré avec force.
Oeuvres parfois épanouies au
désert. Dans les moments les plus tragiques, Titus sera demeuré ainsi dans la
solitude. Il est ainsi décédé il y a quelques années déjà dans l'anonymat d'un
hôpital misérable, après la perte de tous les siens, de son épouse et de
quelques rares amis, réduit à un dénuement extrême et ne pouvant plus guère
communiquer.
Si en tout cas L'Humanité torturée sculptée par Doru
Marculescu vise l'horreur totalitaire et sa forme roumaine, elle pourrait bien
exprimer aussi ce paradoxe de l'injustice agissant par la mécanique abstraite
du monstre politique, une mécanique raffinée en un moment et en un lieu de
l'histoire du XXe s. certes, mais une mécanique susceptible de s'étendre
ensuite tentaculairement et de répandre des semences de mort sous des formes
implicites. Tant que la prière qu'elle élève du moins vers le ciel ne persuade
pas que l'esprit est plus puissant que ce qui l'humilie sans cesse. Et tant que
nous n'accueillerons pas non plus comme des proches ou des frères (Frères humiliés de Bernanos, Frères voyants d'Eluard...), ceux-là
même qui tendent vers nous leur face de souffrance au sein d'une multitude
d'épaves humaines. Ce sont des visages de Titus qui nous cherchent du regard et
nous appellent sans doute à la force d'esprit du témoignage mais aussi à
l'indulgence du pardon pour les fautes commises. Ce sont de tels visages qui
expriment, au-delà de tout, la nostalgie d'une unité perdue, une unité qui ne
se comprend cependant que dans la différence radicale des éléments qui la
composent.
(*)Version française du texte rédigé à l'occasion de l'exposition du Dr.
Doru Marculescu lors de la semaine culturelle de l'Université d'Oxford,
cathédrale d'Oxford, 1 04 2004
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© THÈMES II/2004