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Pourquoi une "guerre" en Irak ?
Les lieux mentaux du mal (*)
par
Jean-Marc Trigeaud,
Professeur des
universités
Dir. du Centre
de philosophie du droit
de l'Université
Montesquieu Bordeaux IV
Du 11 septembre à l'Irak
Prendre intellectuellement position
A l'occasion du 11 septembre, nous avons eu l'occasion de
développer longuement le thème de la guerre et de la paix à la faveur d'un
cours de doctorat à l'université Montesquieu et sur la revue Thèmes ; nous avons surtout distingué
deux paix, l'une éthique et l'autre juridique, et nous avons essayé de montrer,
alors même qu'aucune action n'était alors engagée, que, selon la philosophie du
droit, une guerre pouvait se justifier, quoique relativement, et dans certaines
limites, en réponse à une agression subie, puisqu'il y avait un lien manifeste
entre deux localisations, celle du délit et celle de sa source, sans qu'une
instance internationale ait juridiquement vocation à se prononcer, puisque la
loi du lieu même où le crime s'était accompli pouvait être suffisamment
revendiquée à la base.
Dans ce prolongement, une réflexion s'impose aujourd'hui
sur le problème que soulève l'imminence d'une guerre ou d'une intervention
armée nord-américaine en Irak, dont les répercussions morales, culturelles,
inter-religieuses, sociales et économiques risqueraient d'être plus que
désastreuses, non seulement au Moyen-Orient, mais en Europe et surtout aux
Etats-Unis.
Il s'agit de prendre intellectuellement position, suivant
la même inspiration qui avait guidé nos analyses.
Certes, cette intervention présente une illicéité qui
n'échappe à aucun juriste ; mais les juristes, qui représentent la "chose
publique", sont-ils, en France d'ailleurs comme aux USA, toujours conviés
à s'exprimer en premier ? ou les
politiques, qui représentent l'Etat, faut-il le rappeler, au service de la
"chose publique", et donc sous le contrôle du droit, lequel veille à
ce que cette chose ne soit pas "leur chose", abusivement assimilée à
une "chose d'Etat", les politiques, qui pourraient ainsi oublier
"l'Etat de droit", considèrent-ils le droit comme un gadget, comme une forme qui maquille
toutes les situations de force ?
Une telle intervention serait cette fois de la stricte
compétence d'une instance internationale, et ne pourrait engager un pays plus
qu'un autre ; et le fait même de la revendiquer verbalement et d'en assumer de
visibles préparatifs semble bien constituer déjà un grave délit de violation de
l'existence d'un droit international,
avant d'en regarder l'applicabilité,
et un délit d'atteinte à l'indépendance des instances impartiales qui
l'incarnent. Et l'on attend au moins la sanction morale et déontologique de
désaveu d'un tel comportement arrogant et provocateur. L'honorabilité du droit
en dépend.
Ce même acte d'intervention paraît être enfin un acte injuste en termes classiques de
"natural law" (si prisé
chez les auteurs anglo-saxons) et, plus métaphysiquement, de philosophie juridique,
d'éthique ou de théologie morale, puisque le schéma de définition de l'erreur
de pensée et du mal ou de l'injustice y est strictement le même (comp. notre Homme coupable).
Mais, en cette affaire, il ne s'agit naturellement pas,
comme il serait aisé de le faire, de viser concrètement un pays, une communauté
nationale, ni même un ensemble d'individus, quelles que soient les mises en
scène de personnages qui pourraient servir d'alibi facile, et qui en eux-mêmes
peuvent être animés de "justes raisons" ; il s'agit plutôt de
s'attaquer à des dominantes de pouvoir de décision et de gouvernement
contingent et, principalement, à l'arrière-plan, à l'emprise de systèmes
d'idées redoutables qui ont reçu plus de critiques, d'ailleurs, et de passivité
indifférente en milieu authentiquement intellectuel et non inféodé à des
opinions médiatiques.
La cause matérielle
n'est pas la cause morale qui la
meut, et devant laquelle l'université est souvent restée impuissante, même si
elle en vient à s'incliner elle aussi devant certains produits baptisés
"philosophie de la justice" pour se mettre en paix avec une société
de distribution de pensées-toutes-faites.
Cette cause morale ou ces systèmes d'idées, dont
l'équivalent se retrouve à la veille des grandes guerres mondiales, n'étant
perçus que par quelques visionnaires discrédités pour leur lucidité (faut-il
citer Péguy ou Bernanos ?), apparaissent en toile de fond à travers des
doctrines dogmatiques et scolastiques, habituellement copartagées (y compris
par les adversaires politiques internes, formant un "discours commun"
ou de "consensus") et elles sont véhiculées "avec sérieux"
par les "intellectuels", créations de maisons de mode publicitaires,
qui en perfectionnent et en enrichissent la terminologie de propagande et de diffusion
massive.
Nous avons en France, comme il y a en Russie, en
Allemagne, en Italie ou en Israël, ou en Palestine, ou en Irak même, autant de
zélés dialecticiens de cet acabit, que le sens d'une vérité quelconque
n'étouffe pas et qui sont passés maîtres, grâce à des moyens artificiels, dans
l'art de l'intoxication ou de l'anesthésie du sens critique. Ce n'est donc pas
plus une question de prosaïque et éphémère "politique étrangère" d'un
pays, une question historico-politique de topologie ou, plus exactement, de
toponymie matérielle, mais, pour adapter le mot de Michel Adam, c'est plutôt
une question de toponymie mentale.
Autrement dit, l'"axe de l'erreur" de pensée,
des "topoi" erronés de la
conscience, est transversal à tous les pays à la fois, et c'est lui qui
entraîne un "axe de l'injustice", si, platoniciennement, l'injustice
ou le mal n'est autre que la volonté de ce que l'on a délibérément ou non pensé
à tort en bannissant toute recherche de la vérité.
En même temps, l'on ne saurait souscrire aux attitudes
bien intentionnées qui en appellent à une vague paix, sans distinguer droit et
éthique, et en ne proposant aucune analyse d'une vérité objective. Attitudes
tout aussi irresponsables que les attitudes bellicistes, aveuglées et
passionnées des carnavals militaires, auxquelles elles entendent répondre.
Une fois de plus, il n'est pas permis aux hommes de
pensée d'accepter un faux débat, de
nature misologique, entre bellicisme et pacifisme.
La personne humaine mérite un autre respect, qui est de
s'adresser à sa raison, lumière de vérité, et de n'accepter aucun prétendu élan
d'amour des autres, individus ou peuples, au nom de la justice, qui ne soit un
élan d'amour de la vérité. Seul cet
amour fonde une tolérance, et la tolérance n'est pas la même si elle est
commandée par la vérité et par l'esprit, ou si elle est soumise à la volonté
(comp. notre Justice et tolérance).
C'est donc un devoir de raison de requérir le sens des mots
et la rigueur des idées. Et c'est plus un devoir encore, et qui devrait
s'imposer à l'humilité de tous, en particulier à ceux qui ne sont sensibles
qu'aux conseils des instituts de sondage —, devoir de respecter des traditions
culturelles communes et universalisables, théologiques ou philosophiques, métaphysiques en tout cas, qui obligent
à s'interroger sur une vérité d'abord,
intelligible et connaissable.
C'est mettre aussitôt à distance des concepts théoriques,
comme en utilisent les sciences humaines, les commentateurs
"scientifiques" du monde politique, qui traitent de la matière des choses à l'infini et non de
leur cause.
Et c'est écarter enfin le langage subjectif et
irrationnel des convictions et des croyances qui double les approches
descriptives.
Ainsi, il n'y a
malheureusement pas d'opinion a avoir sur l'actuel problème ; l'opinion
saisie par enquête quantifiante peut être un "fait" : elle ne
justifie rien, et elle n'est nullement
axiologiquement respectable.
Recherche empirique :
les inavouables intérêts subjectifs
La guerre n'est que le développement du droit, d'une loi
pénale, de ses sanctions protectrices. Mais, comme le droit, elle
n'"est" pas juste, par
identification à la justice, quelles que soient les thèses qui ont pu être
parfois soutenues, de façon bien douteuse.
Comme le droit, et sous réserve d'en justifier les
raisons, elle ne peut qu'"avoir" de la justice, par participation à plus haut qu'elle. Ce qui a une signification
très différente.
L'idée de "guerre juste", absolument parlant,
est donc une absurdité, confondant la chose même et son origine, sa provenance,
sa "cause", sa référence de justice.
Ici, à supposer que la guerre en soit vraiment une, — et déjà
sa définition semble singulièrement délicate, en l'absence précisément d'une
agression au moins actuellement déterminable —, toute référence de cette nature
fait défaut. D'où la voie sans issue, ni logique, ni morale, du plaidoyer
d'auto-justification, et de la pétition de principes, qui consiste à justifier
la chose par les effets idéalisés qu'elle va produire, plus que par les motifs
qui pourraient l'inspirer.
Absentes, les causes ou références externes et
justifiantes, en termes de justice, eussent pu être empiriques et relever du
champ des intérêts.
Il ne manquera pas de commentateurs avisés, et surtout de
savants de la science politique, pour essayer de faire ressortir des intérêts
essentiels, sous-jacents à divers conflits. Intérêts de rentabilité économique,
"pétro-intérêts", ou, ce qui revient au même, intérêts, tout aussi
productifs, d'une rentabilité d'image, "médias-intérêts". Inutile
d'en invoquer la déroutante réversibilité ; la présence de ces intérêts peut
suffisamment alimenter un discours d'explication des phénomènes de
"spectacularisation" des moyens de la guerre.
Mais le débat
est d'ailleurs, au regard du philosophe du droit.
Et il peut inviter à un dépassement du domaine d'une causalité empirique, pour remonter à
celui d'une causalité morale.
Pas d'action sans intérêt. Mais pas d'action sans raison
plus profonde que l'intérêt, et capable surtout de se retourner contre tout intérêt, d'en prendre le prétexte, puis
de le bafouer, de le fossoyer, et ainsi de devenir quasiment suicidaire.
C'est pourquoi, comme on l'a souvent écrit, il y a dans
la guerre une sorte de tendance religieuse, de renoncement à une contrepartie
négociée dans l'échange, par jalousie pouvant devenir obsessionnelle à l'égard
de sa victime. Les Grecs ont été marqués par cet aspect de la guerre, qui
commence par le défilé du plus fort pour finir avec sa déchéance et son
humiliation. Les 700 trières des uns brûlèrent, face aux 30 trières des autres,
donnés perdants. Xerxès victime de son orgueil, de sa "pleonexia", commettra le
débordement fatal ; mais, pour l'honneur de Suse, de la "polis", son père Darius sortira du
royaume des ombres et le maudira avec ses généraux.
Si une cause morale peut servir de référence, toujours
est-il qu'elle ne doit pas couvrir un intérêt qui serait particulier et donc
inavouable. Elle doit se présenter comme universelle,
et par là absolue à sa source :
inconditionnée.
Quid
d'un préjudice, même virtuel ?
Un intérêt qui eût été légitimement particulier aurait pu
recouvrir un préjudice propre, comme
dans l'affaire du 11 septembre. Mais, en l'occurrence, si l'intérêt ne peut
aucunement être retenu, l'on ne constate guère un tel préjudice, à moins
d'alléguer une obscure relation de causalité indirecte, une mystérieuse
"connexion", avec les auteurs de l'agression de Manhattan, mais sans
en rapporter la preuve contradictoire,
qu'il eût fallu établir sur un pays tout entier, et sans démontrer non plus
qu'elle pourrait être plus évidente ici qu'au Pakistan voisin, pourvu d'une
bombe nucléaire,... ou dans certains squares londoniens, où les incantations
bellicistes islamiques peuvent s'exprimer sous protection d'un cordon de
police, alors qu'elles auraient été interdites et réprimées en d'autres lieux,
y compris dans beaucoup de pays arabo-musulmans jugés pourtant alliés à la
cause combattue...
A défaut, c'est alors l'idée d'un préjudice non pas
personnel mais commun à tous, comme
préjudice virtuel, qui pourrait
retenir l'attention.
Mais, aussitôt, la question rebondit de savoir pourquoi
l'un s'en ferait le défenseur plus que les autres : aurait-il à cacher qu'il
fut le premier fournisseur historique d'armes chimiques pour aider aux
exterminations d'une guerre contre l'Iran, puis contre les dissidents kurdes
jusqu'aux contreforts de l'Anatolie proche ? de même que la France a à faire
oublier qu'elle a fourni en son temps des armes semblables à l'Arabie saoudite
pour réprimer ou "prévenir" un attentat à La Mecque). Et pourquoi ce
préjudice, simplement potentiel, serait-il plus avéré ici que dans des nations
plus cossues, affichant des armes bien plus puissantes et brandissant une
menace constante ?
Si, en dernier lieu, c'était d'un préjudice humanitaire
affectant la population du pays en cause que l'on s'inquiétait sincèrement, par
légitime souci de "s'ingérer", l'on pourrait s'interroger avec
perplexité sur les curieuses résistances à soutenir durant tant d'années des
missions de ce type, bénéficiant d'un accompagnement militaire international,
alors que le pays en cause paraissait les accueillir volontiers...
Recherche rationnelle :
les universalisables références morales
Pour être a priori,
toutefois, une cause de justification, l'on conviendra qu'aucun acteur ne
devrait pouvoir oser s'en faire unilatéralement l'interprète, en invoquant un
système probatoire fondé sur des présomptions, dont il aurait codé le système
de lecture, et qu'il refuserait au surplus de s'appliquer à lui-même, ce qui le
mettrait d'emblée hors du rôle d'impartial
spectator (Smith et Bentham, dans son Traité
des preuves, étant pris à témoins !).
L'on pourrait demander alors enquête sur bien des
événements récents impliquant diverses puissances militaires du monde en dehors
de leur propre sol (réouvrir le dossier du Panama recueilli jadis par la
nonciature de Managua, et en instruire tant d'autres, de la Tchétchénie au
Tibet). L'on pourra également émettre de sérieuses réserves sur les vestiges
d'archaïques procédures pénales inquisitoires que l'histoire du droit pénal
occidental a progressivement dépassées, depuis le haut moyen-âge, et qui
méprisaient l'audiatur et altera pars,
même si (ce qui n'est pas sans une stupéfiante contradiction) de telles
procédures se sont maintenues et répandues, et sont couramment exploitées par
des institutions judiciaires aspirant à une reconnaissance internationale
qu'elles n'ont obtenue que partiellement et qui désapprouvent pourtant avec
ardeur l'intervention annoncée.
Seule en tout cas une institution garantissant la parité
des participants et destinataires justiciables, et la collégialité et l'anonymat
du juge peut être intermédiaire. Et, à ce jour, elle n'a donné aucun feu vert à
une possibilité de cette nature, même à mots couverts, si l'on prend à la
lettre la partie finale d'une résolution claire de l'ONU qui n'autorise aucun
pays à user d'une force quelconque et n'en prévoit ni n'en annonce aucune ; et
l'on pourrait estimer que si l'institution se ravisait pour le faire, ce qui ne
saurait se concevoir de façon offensive, ce serait traduire, dans l'atmosphère
de pression inique s'exerçant sur elle, les conditions d'un chantage économique
et boursier, dont certains réfractaires ont déjà fait les frais, et qui
dénaturerait toute recherche sereine de la justice
Pour être universelle, il faudrait encore que la mise en
oeuvre égale du même standard de traitement juridique puisse être envisagée
dans toutes les situations répertoriées analogues dans le monde, et visant
aussi bien les membres de l'institution sans restriction.
Sans quoi, pèserait aussitôt le soupçon d'une justice
"appropriée" par celui qui a la conviction, et peut-être l'imprudence
de croire, qu'il sera vainqueur, ce qui contredit une fois de plus
l'impartialité abstraite qui s'attache à la justice "aux yeux
bandés".
Sans quoi pèserait le soupçon d'un marchandage de secrets
à ne pas éventer avec les autres pays votants, qui, pour la plupart, et en
dépit des classements tabous de journalistes, ne présentent au fond, dans
certaines de leurs propres politiques d'hier et d'aujourd'hui, qu'une
différence de degré avec l'ennemi déclaré du jour.
Pour être universelle, enfin, cette cause devrait se
soustraire à des théories idéologiques et sectaires établies, dont elle
apparaîtrait comme la pure et simple déduction, sans remise en question de leurs
principes discriminatoires dès leurs premières formulations unilatéralistes et
sélectives : dès les distinctions qu'ils ont exprimées de manière à étendre sur
toute réalité observable des schémas préconstitués : "nous autres pays
civilisés", "choc des cultures" ou des
"civilisations", "mondialisme et communautarisme"... De
semblables énoncés se retrouvent dans les édifiants Discours de Fichte, et ont fait fortune aux pires moments du XXe
s., et ils sont accrédités dans un monde scientifique peu scrupuleux ou peu
regardant sur le sens de la vérité ; c'est qu'ils reposent, non seulement sur
un conventionnalisme qui fait écran à toute réflexion dialectique et
métaphysicienne, mais sur des divisions manichéennes entre deux catégories sans
avoir éclairé le critère qui leur permet leurs appréciations et dépréciations
implicites.
Autrement dit, c'est bien, de l'une des deux composantes
de la réalité que serait issu l'universel, dans le refus de les unir à ce qui
pourrait leur être supérieur à toutes les deux.
C'est donc bien un généricisme
communautarocentrique qui est ici à l'œuvre, usurpant les mots et se
substituant à un vrai universalisme pour accomplir le rôle feuerbachien
d'exclusion et de guerre contre l'Autre.
C'est donc bien une conception relationnaliste qui s'engage, dans le refus de définir l'existence
de l'homme autrement que dans sa relation à un groupe dominant. Et l'on sait
cette conception du Même répandue à travers les néo-idéalismes de discours
d'église ou de discours politiques récusant la dimension d'altérité
existentielle de chaque homme en tant que personne singulière.
La haine criminelle de l'altérité
plus forte que tout intérêt
La philosophie criminelle, cependant, pourrait
s'appliquer au droit de la guerre. Bien au-delà des intérêts empiriques ou de
références plus rationnellement explicitables, bien au-delà des mobiles
individuels et collectifs, il y a une culpabilité profonde, la culpabilité
caractéristique du rejet d'une instance métaphysique ou métaégologique,
supérieure au moi d'un groupe ou d'un ensemble d'individus reliés par des
réflexes identitaires, culpabilité typique du meurtre de l'Altérité, qui se
transforme, comme Scheler l'a diagnostiquée jadis chez l'homme d'affaires, chez
"l'homme du ressentiment anti-spiritualiste", en haine, la haine en toute sa gratuité et son dérisoire attrait
des forces de l'auto-destruction ou de la mort.
Phénomène de schizoïdie, cette attitude entraîne la
séparation d'avec le monde extérieur, comme la coupure avec sa propre personne
en profondeur ontologique ; elle ramène l'homme à sa nature, une nature
abstraite qui l'aliène, qui présente un fonds commun, mais qui ne permet de
rejoindre aucune existence concrètement.
Tout provient au fond d'une forme d'incapacité à admettre
le principe de réalité, la présence d'autrui en sa différence, forme d'excès
d'amour de soi et d'enfermement solipsiste qui a pu fanatiser les foules à
certaines époques où l'envie d'éliminer autrui recherche à la fois une caution
et un exutoire.
Courage d'une guerre morale :
la dénonciation critique
Mais l'on ne saurait pour autant vouloir une paix qui
confondrait le juridique et l'éthique, l'immanent et le transcendant,
paix de lâcheté morale et de bonne conscience facile qui entretiendrait les
paralysies du droit, quand il doit se mettre en action, et qui rabaisserait les
exigences de l'éthique, quand l'éthique doit pouvoir conduire au sacrifice si
le droit est impuissant.
La paix est à distinguer selon qu'elle regarde les personnages ou les rôles d'un côté, et
les personnes de l'autre.
Et, parfois, un minimum de guerre est inévitable pour
assurer voire prévenir la paix, à partir d'un danger réel ou d'une possibilité
certaine de danger. Mais la guerre considérée, au lieu d'être juridique, peut
être éthique, elle peut être celle
justement de la philosophie du droit qui s'attaque non à l'auteur matériel de
la guerre, mais à son auteur intellectuel et à ses causes quand elles révèlent
de graves défaillances de l'esprit et du cœur.
Cette guerre peut alors se manifester et doit se
manifester par la dénonciation critique ou le témoignage visant les démarches
bellicistes de la guerre pour la guerre, et stigmatisant le discours nihiliste
ou typiquement suicidaire de tous les princes fous du théâtre shakespearien. Cette guerre peut simplement consister à
dévoiler les mobiles de discrimination et de haine qui entretiennent des
clivages et refusent d'universaliser leur grille et de se l'appliquer à
soi-même.
L'inertie, voire la complicité éternelle du monde de
l'opinion ou des "intellectuels" qu'il fabrique à son image, pour
singer le monde de la pensée et croire pouvoir le réduire au silence, est un
phénomène plus massif aujourd'hui qu'hier en raison de la puissance technique
des médias.
Sans doute faut-il marquer alors une patience infinie,
malgré une ferme lucidité d'analyse, vis-à-vis de tous ceux qui, avec une
intention généreuse, peuvent se laisser entraîner dans un tourbillon d'opinion
plus que de raison et commettre les erreurs les plus consternantes. A parcourir
ainsi certains, l'on croirait relire les pages exaltées d'auteurs oubliés ou
qui ont fait oublier, — dans les nouvelles responsabilités conquises
"d'après" la dernière guerre mondiale —, leur prose équivoque
"d'avant" le conflit, sur le nouvel ordre qui se préparait, quand ils
suggéraient même aux chrétiens déconnectés par rapport au monde de faire preuve
d'un peu plus de "réalisme" et d'honorer les ressources
d'organisation des plus puissants du moment, promis à un avenir de rayonnement
universel, symboles du progrès économique et technique, libérateurs de toutes
servitudes et de bien des tyrannies obscurantistes ou individualistes du centre
de la vieille Europe à la Baltique ! La mémoire comparative est cruelle, comme
dans les récits de Thucydide. C'est pourquoi, probablement, certains
"philosophes" rêveraient de la limiter ou de la "pondérer".
Le discours des "libérateurs" de tyrannie est
finalement toujours le même. Ils sont décidément très compatissants à s'occuper
de vos affaires pour votre bien et celui des vôtres qu'ils prendront en charge
au nom de l'"humanité" et de ses droits immortels dans les meilleurs
camps de rééducation. Habiles en psychologie de masse, ils monteront même le
procès de leurs adversaires et par là des "vôtres", de ceux qui ne
les auront même pas combattus, selon "leur droit", le droit du
gagnant au jeu nietzschéen de l'UberMensch,
selon leur interprétation et selon leur révision de l'histoire, jusqu'à tomber
d'eux-mêmes, cependant, si le "mal" une fois isolé, toutes amarres et
compromissions rompues, devait en venir à s'épuiser par sa seule force, et s'il
était vrai que, pour reprendre le proverbe tchèque à l'arrivée des troupes
d'Hitler à Prague : "aucun arbre, si grand soit-il, ne monte jamais
jusqu'au ciel!".
Encore faut-il ne pas s'être trompé de cible. Encore
faut-il ne pas confondre ceux qui sont matériellement manœuvrés pas des idées
fausses, par leur mal empoisonné, mais dont l'engagement peut rester sincère,
entier et émouvant, et même exemplaire de courage et de détermination, et ceux
qui exercent de loin, des "lieux mentaux" où ils se trouvent,
confortablement installés par les réseaux de diffusion d'une même non-pensée,
leur manipulation sinistre sans même pouvoir être aperçus de leurs victimes
consentantes.
Encore faut-il donc, au pays de Montesquieu, ne pas
confondre les causes matérielles (une
armée donnée, une direction stratégique déterminée) et les causes morales (certaines doctrines éthiques et théorie de la
justice, de la responsabilité et de l'équité) qui "agissent" seules
l'histoire, en dépit des prévisions politiques, et dont on sait que, pour être
implicites, elles ne sont pas toujours conscientes et ont besoin d'"alliés
objectifs", de préférence immédiats et ingénus.
Ces causes morales savent en tout cas exploiter
l'orgueil, l'amour de soi, la "pleonexia"
qui est propre à quiconque est en position de commandement ; et elles savent
faire servir ses délires à des fins autres que celles qu'il aurait la naïveté
de western d'afficher : des fins nihilistes,
des fins de désorganisation pure et simple d'une pensée de la vérité et de la
justice, en y substituant sans cesse la forme matérielle, le signe nominaliste
et vide, sans origine ni destination, qui ne devrait toutefois lui offrir qu'un
support transitoire.
Le triomphe de la forme matérielle ou de ces signes,
succès des "demi-habiles", si rassurant pour les gens ordinaires et
pour toutes les bonnes volontés du monde, a abouti à une réduction enviée de
l'esprit à la lettre.
Mais, au fond, qu'a-t-il opéré d'autre qu'une gigantesque
lobotomie empêchant l'énoncé même d'un jugement critique ou d'une interrogation
persistante : pourquoi ?
(*) Texte publié dans la Transylvanian review, 2003,
vol. XII, n° 1.
Voir en
complément : J.-M. T., "Réserves de conscience aux projets de
guerre", sur ce site in Centre français d'études rosminiennes.
©Thèmes 7-1-2003 Revue de la
B.P.C.