Revue
de la B.P.C. THÈMES VIII/2008
Mise en ligne le 31 décembre 2008 http://philosophiedudroit.org
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Droits de l’homme
et action diplomatique (*)
par Jean-Marc TRIGEAUD
En cet anniversaire de la Déclaration
des droits de l’homme de 1948, il a été dit par un représentant de l’Etat
français que l’on devait se préoccuper de savoir dans quelle mesure les droits
de l’homme « s’intègrent dans l’action diplomatique ». Ce propos
pourrait apparaître hâtif et, en tout cas, isolé, et donc de peu de portée,
s’il n’avait été aussitôt relayé par des commentaires issus de sources
politiques apparentées ou opposées s’y ralliant implicitement, et s’il n’avait
suscité une contestation de pure forme sans que soit jamais remise en cause l’idée
même de la hiérarchie ainsi avancée entre des droits qui sembleraient
dorénavant « relatifs » par rapport à une action de l’Etat ou du
gouvernement érigée en un véritable « absolu ». Il pourrait encore
être jugé circonstanciel, au lendemain de graves événements qui ont perturbé
l’ordre international, s’il ne se situait dans le prolongement réfléchi de
discours tenus ces derniers mois par différents responsables, anciens
ministres, notamment, des affaires étrangères, de « gauche » autant
que de « droite », et s’attaquant à la nature universaliste
prétendument dépassée des déclarations des droits. En somme, il serait devenu
souhaitable de modifier de telles déclarations, d’y introduire un
particularisme imputable à des perceptions multiples, sous le prétexte facile
de la diversité culturelle, et, pourquoi ne pas le dire, de les adapter, en vue
de quelque charte faisant passer sans doute des libertés économiques utiles au
marché avant de simples libertés morales menaçant sans cesse d’entraver les
politiques des gouvernements et les intérêts parfois catégoriels qu’elles
servent. Nous avons repris ces arguments dans d’autres articles sur les droits
de l’homme ; ils sont assez fréquemment exposés aujourd’hui par certains
essayistes professionnels de la communication qui flattent un néo-conservatisme
ancré dans un libéralisme de la loi du plus fort se couvrant d’un
jusnaturalisme empiriste et historiciste ; il n’est que de songer au
plaidoyer entrepris par l’un d’entre eux qui a réanimé le débat post-révolutionnaire
entre Burke et Paine au sujet des droits de l’homme, et qui s’est déclaré en
faveur d’une nouvelle pensée héritée de Burke à l’encontre d’un Paine trop
progressiste qui serait responsable d’une expansion condamnable des droits de
l’homme depuis deux siècles, à l’origine de tous nos affaiblissements et de
toutes les tensions « humanitarisantes » qui tourmentent notre
société ; plus lucidement, et rétrospectivement, notre époque devrait
plutôt assumer de suivre Burke, celui qui justifiait des restrictions de droits
proches de la servitude comme les produits d’une tradition raisonnable et
équilibrée des peuples occidentaux ; c’est bien de lui que se réclamerait
la tendance « anti-hommiste », dont nous incriminons les excès,
tendance à un productivisme pragmatique qui, à contre-sens des aspirations
d’une nature humaine jugée chimérique, romantique, et trop complaisante à un
certain individualisme, recommande l’allongement de la durée de travail,
l’aggravation de ses conditions ou une sorte d’ « évaluomanisme »
qui entend ramener l’activité laborieuse regardée dans ses fins à la
matérialité collectivisable et quantifiable des seuls moyens qu’elle met en
oeuvre.
Le propos relevé mérite par conséquent plus
d’attention qu’il n’y paraît, car il est le reflet d’une vision du monde à
laquelle adhère assez largement le milieu sociologique qui est le plus proche
des centres de l’action politique. Mais sa caractéristique n’en est pas moins
de se trouver d’abord en rupture avec la réalité du droit qui est sécrété et
interprété par une grande quantité d’acteurs institutionnels, qu’ils soient
nationaux ou internationaux. Et ce n’est pas parce que le réseau médiatique
diffuse d’ordinaire la fiction d’un discours politique tout-puissant mais
plongé en plein rêve, et occulte quasi-systématiquement la réalité effective du
droit, qu’il faut céder à son intimidation intellectuelle et à son opium.
D’autant que la vision du monde qui en ressort, entretenue en un fond de
caverne où il importe de ne réveiller personne, témoigne alors d’une double
incompatibilité. Elle s’affirme, d’une part, en incompatibilité avec le
respect de l’Etat de droit tel qu’il est donné à notre pays de l’avoir
adopté ; et elle manifeste, d’autre part, une incompatibilité tout
aussi évidente avec un minimum d’exigences morales, celles qu’opposera
toujours, et massivement peut-être, une conscience réfractaire aux soupçons
subjectivisants et nihilistes qu’encourage l’appétit incontrôlé du pouvoir.
Incompatibilité totale avec l’Etat de
droit
Dans la tradition de l’Etat de droit,
l’Etat s’attache à faire reconnaître les biens objectifs de la République tels
que le droit les lui impose, à commencer par le noyau dur des droits de l’homme
comme premiers des biens publics, constituant un élément majeur du fondement de
constitutionnalité dont sont garants le conseil constitutionnel et le conseil
d’Etat. L’action diplomatique, qui est une action de médiation et de
communication, et par là de négociation avec les représentants des autres
Etats, est une action par définition relative, et relative d’abord à un absolu,
lequel tient précisément aux biens de la République protégés par l’Etat et
ainsi aux droits de l’homme qu’elle ne saurait être en mesure ni de redéfinir
ni de délimiter ni naturellement d’écarter. L’on ne saurait donc concevoir
qu’au nom de l’action diplomatique, et quels que soient les exemples
critiquables répertoriés (qui inspirent d’ailleurs des anti-modèles d’école,
tel que la politique d’Hitler en faveur des Sudètes), les droits de l’homme
puissent être mis entre parenthèses, ce qui traduirait une initiative
strictement personnelle de l’homme d’Etat, le dépouillant immédiatement de sa
représentativité, à plus forte raison s’il avait en charge les affaires
étrangères de son pays. Les droits de l’homme ne relèvent pas du champ de son
appréciation ; seuls le sont les instruments de l’action tendant à les
rappeler ou à les appliquer et à les faire appliquer. A moins d’inverser le
rapport entre le relatif et l’absolu, mais la technique peut être subtilement
indirecte : quand on laisse entendre que les droits sont plus des
« opinions » que des droits ; que les biens de la République qu’ils
désignent sont plus des « valeurs » culturelles de référence,
abandonnées à la subjectivité variable de chacun, que des biens
constitutionnels ; que les Etats renvoient donc aux ONG, ou que le droit
humanitaire (qui recouvre pourtant un vaste champ d’authentiques droits) n’est
qu’un euphémisme qui double l’action humanitaire, comme si l’un avait à voir avec
l’autre.
Ces réductions sont peu admissibles. Elles
procèdent d’une dénaturation du sens des mots et reposent sur une conception
discutable du monde qui n’est nullement celle de la constitution d’un Etat de
droit. Ceux qui les professent et les répandent appartiennent à un registre
étrangement abstrait et incompréhensible aux gens du réel : ils ne font
qu’interpréter le discours attendu de leurs réceptionnaires médiatiques et des
commissions d’enquête-sondage dont ils s’entourent (ou des comités parlementaires
et exécutifs d’audition), quand les questions qui y sont pratiquées sous
suggestion idéologique indiscernable a priori anticipent sur les
réponses et fabriquent un réel appelé « fait » ; préalablement
au propos analysé, une chaîne télévisée avait ainsi lancé un sondage
« pour » ou « contre » les DH, au nom d’une liberté
d’expression bien suspecte, si elle consistait à pouvoir émettre un doute sur
le fondement de toute liberté dans les DH, car elle s’exposait alors au grief,
semble-t-il, de porter atteinte à l’ordre public et d’inciter à un véritable
délit de discrimination... Dans cet esprit, il ne s’agit donc plus certes pour
des représentants d’Etat de se faire les interprètes de la chose publique
elle-même ou de l’ensemble des personnes que l’Etat est censé à son tour
représenter : le discours exprimé dépend d’une effectivité d’un autre
ordre en tant qu’il procure un bon reflet de l’opinion convenue véhiculée par
le réceptionnaire, et qu’il sait intuitivement s’y ajuster, sans plus de souci
de traduire une vérité tenue de plus haut, d’un sens de l’Etat et de la
République, ou de tous ceux que l’Etat, dans la société civile, est présumé
accueillir démocratiquement.
Mais une échelle de gravité s’est établie.
Le plus préoccupant est d’avoir laissé supposer que les droits de l’homme ne
précédaient pas une action qui est réputée les servir les premiers. Car c’est
là une façon directe de leur refuser le statut de droit qui est le leur, et de
fausser la définition même de ce qu’est un représentant de l’Etat, qui, en
perdant toute dimension générale, deviendrait le représentant d’une coalition
d’intérêts politiques, issu d’une simple fraction de la société civile ou
d’éléments catégoriels en son sein ; ce serait bien évidemment priver de
toute légitimité démocratique la représentativité elle-même dont il se prévaut.
Moins critiquable, car moins hors sujet,
mais hors sujet tout de même encore, semble ainsi le propos qui vante au
contraire l’importance des droits de l’homme en rapport avec une action
diplomatique qui est affirmée s’en inspirer, et qui en admet donc au moins
intuitivement la signification prioritaire, mais qui, sous l’influence d’une
grille d’interprétation « science po » empruntée à une lecture à
caractère sociologique et empirique plus que juridique et informée des
mécanismes de l’Etat, paraît ignorer que ce sont des droits, et que leur
objectivité n’est pas celle de « valeurs » de culture que l’on se
transmettrait en fonction d’un degré de conscience ou d’initiation et qui
seraient liées à des herméneutiques engageant les subjectivités individuelles.
Cette objectivité des droits de l’homme est bien, en effet, celle de droits dont
il n’y a pas lieu de discuter, car de tels droits font corps avec la
République, non avec la République comme mode de gouvernement de l’Etat investi
par quelque parti initialement, mais avec la République conçue comme ensemble
des biens dont le droit assigne le respect à l’Etat et forcément à ses
représentants, dans l’indifférence à leurs origines et à leurs
appartenances politiques, comme à leur sentiment personnel, à leur lyrisme, à
leur emphase, ou au talent de leur pathos à cet égard, quand il s’agit
froidement d’avoir à constater plus qu’à juger ce qui est reçu comme un bien
sous le contrôle et la sanction des juridictions nationales les plus hautes et
même des juridictions internationales pour le cas où les nationales seraient
manipulées par un politique nuisant à leur fonctionnement indépendant.
La politique a pu historiquement se faire à
l’extérieur des frontières d’un territoire en obéissant à des motivations
intéressées, et elle a pu dissimuler des ambitions justement d’extension
territoriale ou d’hégémonie économique, comme on vient de le voir à nouveau à
travers les intrusions russes sur une part du territoire nord-géorgien que l’on
savait pratiquées tactiquement dès le printemps 2008. Cette politique a souvent
masqué ses forfaits en se cachant sous un discours constant de révérence aux
droits de l’homme. Hitler, bon successeur de Bismark, voulant ravir une partie
du territoire tchèque pour y promouvoir les anciens ressortissants allemands
qui y vivaient en soi-disant insécurité, alléguera les attentats des
« terroristes » contre tous les citoyens du lieu et entendra libérer
les Tchèques eux-mêmes au nom des droits de la nature humaine, allant jusqu’à
invoquer le « christianisme positif » et son sens de l’humanité
commune (la leçon du tout dévoué Carl Schmitt n’y était pas pour rien).
L’Amérique rawlsianisée se passant du conseil de sécurité des Nations Unies a
repris le même discours en pénétrant en Irak pour essayer de s’emparer des
puits de Kirkouk qui lui ont ensuite échappé. La «Realpolitik »
n’est jamais affichée, elle s’avance toujours derrière une référence aux droits
de l’homme qu’elle instrumentalise en accréditant sans cesse l’alibi d’une
menace dite « terroriste » ; sa rhétorique est ingénieuse, et
les historiens grecs en ont déjà montré les performances dans les luttes
fratricides entre les cités du Péloponnèse qu’excitaient des sophistes peu scrupuleux,
maniant la logique spécieuse des contraires, et inféodés à tel ou tel chef de
bande.
Aujourd’hui, la politique cède plus à
l’intérêt de catégories économiques transversales et transfrontalières de la
société civile qu’elle ne stimule l’intérêt du triomphe d’une cité sur une
autre ou la souveraineté expansive de l’Etat national : il s’agit en
réalité, et pour une fois le marxisme a cessé d’être un instrument inapproprié
de lecture, de porter au pouvoir d’Etat certains propriétaires privés des
moyens de production du pays plutôt que de prendre la tête de la collectivité
juridique des nationaux qui en seraient, toujours selon Marx, le
travestissement, jusqu’à s’emparer du « fétichisme » du langage des
droits subjectifs et donc des DH qui ne sont, en effet, que des paravents
factices. La procédure revient ainsi au même, mais aggrave un phénomène en y
introduisant une dimension matérialiste là où il revêtait jadis celle
plus morale (dans le style barrésien de la résistance au Kaiser et à la Prusse)
d’un nationalisme, et une dimension relativiste et particulariste là où
il affichait celle d’un universalisme couvrant parfois un odieux généricisme.
En tout cas, il ne faut pas être très hégélien pour comprendre que la perte
de référence de l’objet universel est analogue, mais qu’elle marque une
graduation dans cette décomposition empiriste qui, après avoir affecté la forme
(à travers le nationalisme), emporte le contenu (à travers divers
mercantilismes plus ou moins avouables, financiers ou industriels).
Incompatibilité avec un minimum
d’exigences morales
Si l’abstraction étatique est la bannière
d’un intérêt national bien qu’il soit moins général d’étendue, si l’Etat
procure un reflet immédiat à cet intérêt mais y confond aussi des intérêts
partiels de nature économique usurpant son appareil et le détournant de son
objet républicain, cela blesse certes des exigences morales qui tiennent au
respect des conditions de l’universalité qu’est censé assurer l’Etat, une
universalité diminuée par un Etat qui n’est donc plus universalisable et qui
sombre dans l’immoralité de s’attacher à la partie plus qu’au tout, au relatif
plus qu’à un absolu virtuellement partageable avec tous (et pas seulement avec
les citoyens, mais avec les personnes juridiques copropriétaires des biens de
la République sur son territoire).
Mais l’histoire est faite de ces
inévitables déviations, et la philosophie politique disserte sur l’écart
classique par lequel le « kakos basileus », comme disaient les
Grecs, a méconnu un intérêt universalisable qui est celui de la « polis »
embrassant tous les peuples comme modèle qui les justifie potentiellement.
C’est toute la raison d’être d’un droit international public mais aussi privé
formé au cours des derniers siècles que de canaliser ce double phénomène
passionnel qui corrompt soit la forme soit le contenu, et qui aboutit soit au
nationalisme abstrait soit au matérialisme le plus prosaïquement concret comme
à deux formes d’égoïsme collectif ou individuel.
Mais quand la même abstraction est employée
à discréditer avec calcul les références objectives que constituent les droits
de l’homme, c’est tout autre chose qui entre scène et qui n’était pas
nécessairement utile à l’attitude précédente. Voilà vraiment qu’elle devient immorale.
Que le droit dépende d’un politique qui est
seul responsable non pas de sa formation ni de ses décisions mais de son
application, permet au politique d’éviter de s’en prendre justement au droit et
de faire comme si… ; ce qui sauve en apparence le politique de
cette immoralité, et assure au moins la respectabilité de l’Etat même s’il est
alors réellement pervers. Mais l’essence de l’immoralité est de détourner les
références objectives, ce qui n’est nullement requis par l’accomplissement
d’actions sans doute peu morales mais inévitables qui tissent la trame de
l’histoire politique. De plus, même lorsque l’Etat succombe à une « Realpolitik »
où s’embusquent toutes sortes d’intérêts, il n’est nullement exclu qu’il
contribue, et sans forcément d’hypocrisie, à faire respecter le droit, un droit
qui ne repose pas que sur des textes, mais aussi sur des décisions de
juridictions qui s’imposent à lui et en appellent à ses moyens de contrainte
pour entrer en application. Très scrupuleusement, l’Etat va même jusqu’à ne
jamais hésiter quand il s’agit d’appliquer sur son territoire les décisions de
juridictions internationales ou de commissions para-juridictionnelles ou
d’arbitrage qui le condamnent pour violation des droits de l’homme. Tel fut un
certain contrat de travail retiré en France après plus de deux ans de mise en
vigueur et qui a coûté cher à l’Etat français et aux entreprises françaises en
indemnisation de l’atteinte aux droits de l’homme travailleur qu’il avait
provoquée. Même s’il déplaît à des médias objectivement alliés d’une opinion
inconsciente et formés à un suivisme rhétorique de pouvoir le reconnaître, au
moins clairement (l’on dira plutôt : « tel contrat vient de cesser de
s’appliquer… », et la référence au BIT sera lue de manière aussi rapide
qu’inintelligible), c’est une réalité parmi d’autres qui montre que,
dans ce registre, les droits de l’homme sont toujours plus forts que l’Etat et
même plus forts que l’Etat semble-t-il le mieux protégé du monde, car patrie
des droits de l’homme, s’il les a violés. Le nombre des décisions qui prennent application
sur le sol de France comme ailleurs est assez impressionnant pour que cesse
aussitôt tout commentaire sur la possibilité sérieuse pour une action de l’Etat
de prendre le risque de méconnaître de tels droits.
Or la forme de raisonnement ou de discours
qui peut en l’occurrence se présenter comme étant la plus incompatible avec des
exigences morales (car elle ne suit même pas une « éthique de la
responsabilité » hégélienne ou wébérienne), c’est précisément celle qui se
targuerait de hautes références morales, généralement tirées de la même source
qui alimente les droits de l’homme, d’une sorte de droit naturel, ou de
doctrine de la nature de l’homme à la structure identitaire commune (la même
doctrine dont s’enthousiasment d’ailleurs certains théoriciens jusnaturalistes significativement
admiratifs de Bismark comme de Carl Schmitt), pour user d’un argument galvaudé
à l’occasion des plus sombres périodes de l’histoire : l’argument
« relationnaliste » (comp. L’homme coupable), argument qui
s’aveugle sur la relation abstraite ou ce dénominateur vide que constitue
l’appartenance à une même catégorie de raison pour, de proche en proche, la
réduire quantitativement et statistiquement et asseoir un utilitarisme qui
opère le chantage de la partie pour le tout : tel est bien l’argument du
relationnalisme utilitariste dans lequel s’empêtrent tant de droits
naturels abusant d’un concept incompris de personne.
Du lieu symbolique, s’il était permis, où nous
nous exprimons, nous savons qu’en 1790, après avoir activement fait tomber
quelques têtes de préférence religieuses ou étrangères, la très éclairée Armée
patriotique et révolutionnaire bordelaise, composée de nombreux noms
aristocratiques ou de grands bourgeois du commerce, sollicita avec succès
l’Assemblée nationale afin d’obtenir par respect de l’humaine nature le
maintien de la traite et de l’esclavage que réprouvait une autre conception
jugée plus dangereusement philosophique de la nature humaine (guidée par
« un sentiment irréfléchi d’humanité ») ; ce maintien de la
traite et de l’esclavage reliant la région aux Antilles permettait la survie de
l’économie locale et nationale et la prospérité du pays tout entier : il
était opposé qu’il était absurde à « l’utilité générale » d’oser
invoquer les « quelques inconvénients particuliers » du sacrifice de
six cent à huit cent mille noirs transitant par un port quand le salut matériel
de deux ou trois millions de personnes en dépendait. La réponse de l’Assemblée
est aussi édifiante ou terrifiante (qui appelle euphoriquement les Bordelais
inquiets à se réjouir du maintien de l’esclavage décidé par les députés) que le
sont les termes aujourd’hui illisibles de la demande. Ce même utilitarisme
moral, au nom d’un droit naturel coupé de toute référence à la personne
concrète seul siège d’universalité réelle, était bien celui que revendiquait
Burke (vanté par M. Alain Finkielkraut) contre Paine (que la France un instant
clairvoyante saura accueillir en lui donnant la nationalité française …pour
s’égarer à l’exclure peu après, honteuse d’arguments tirés des DH qu’elle ne
pouvait pas plus suivre que l’Amérique esclavagiste d’alors !) ; il a été
le même argument employé en 42 lors des envois « résignés » des Juifs
à Drancy pour une destination que l’on préférait ne pas vouloir connaître. Et
c’est d’ailleurs encore cette seule raison que revendiqua courageusement
Jacques Maritain ambassadeur de France au Vatican quand il remit sa démission à
Pie XII après l’avoir vainement conjuré de prononcer ou de composer au moins un
texte officiel sur la Shoa à défaut, en de tragiques circonstances il est vrai
où le Saint Siège était aussi encerclé, d’avoir préféré le vicariat du Christ,
le ministère spirituel de Pierre, aux exigences diplomatiques de l’institution
politique du Vatican représentant une communauté de croyants ; en
s’abstenant de dénoncer ce qu’au moins il devinait, il avait ainsi mis à l’abri
la population catholique septentrionale de l’Europe et lui avait évité d’inévitables
représailles, ce que lui dictait son expérience d’ancien nonce apostolique
rompu aux relations avec le monde germanique ; mais ne devait-il pas témoigner
d’une valeur universelle dans le Christ et en toute personne d’abord ?
Maritain avait rapporté l’exemple contraire de Pie XI, lui aussi ancien
diplomate germanophone, dont un vigoureux texte de dénonciation à risques,
assumés par lui, en pleine période nazie n’avait pu paraître à la veille de sa
mort. Même dans l’oeuvre dédoublable, spirituelle et politique, de l’Etat du
Vatican, le rapport entre l’absolu et le relatif, entre le respect dû à l’homme
et donc à Dieu, et le respect dû à une action relative à des intérêts
statistiques et utilitaires à une catégorie politique, fut-ce celle des
« chrétiens » ou des baptisés catholiques, a pu s’inverser, et
s’inverser dans le discours et dans les textes, - qui n’engagent certes,
opposeront les théologiens, que la partie humaine et temporelle contingente
d’un pouvoir qui est extérieure à sa dimension d’infaillibilité dogmatique de
l’état plus profond des vérités de la foi auquel il est attaché.
Cet argument fut à nouveau implicitement le
même à être formulé lors d’un projet de loi retiré à temps qui offrait la
possibilité d’un contrat de travail entendant faciliter le travail des jeunes
et autorisant le licenciement sans motif, contrat qui devenait purement
potestatif et donc nul pour le droit civil commun des contrats, et invalide du
point de vue de l’exigence de parité constitutionnellement garantie puisqu’il n’était
applicable qu’à une partie de la population (jeunes) qui perdrait ses droits
par rapport à l’autre sous prétexte d’être en contre-partie aidée. Ce même
argument significatif qui présente une apparence trompeuse de bon sens est
enfin revenu, plus récemment, selon un mécanisme désormais cyclique, avec sa
même méthode utilitariste d’inversion ingénue des données et de déplacement
typiquement conséquentialiste de la référence absolue vers le résultat à
atteindre sans plus considérer la personne impliquée : il a été utilisé,
en effet, à propos de personnes sans-abri susceptibles de mourir de froid dans
les rues de Paris, lorsqu’on s’est demandé si l’on ne pouvait pas les
contraindre de force à rejoindre des lieux de fortune dont on sait bien qu’ils ne
sont pas d’étendue suffisante, ou qu’ils n’offrent aucune condition franchement
décente ou qu’ils ne présentent aucune sécurité : n’eût-il pas été tout de
même plus digne et préférable de partir des personnes concrètement, de leurs
attentes dans le respect de leurs libertés, c’est-à-dire de leurs droits, et
des DH, et donc d’essayer, au mieux des moyens disponibles de prévoir
l’édification de logements ? La méthode inversée a consisté à partir de la
réalité factuelle du nombre dominant des personnes pourvues de logements (et de
capitaux), de la nécessité presque encore rawlsienne d’un alignement équitable
ou « maximinisable » entretenant la bonne conscience de la main
tendue, et de l’opportunité de pratiquer l’intégration des écartés se tenant au
bord du chemin dans le système des élus de l’agonistique sociale, possédant une
aptitude préconstituée d’initiés au partage, en faisant admettre à ces
« exclus » d’origine une solution d’adaptation mais sans donc leur
accorder une vocation identique, une même personnalité juridique dans l’attente
d’un bien au moins égal à celui des autres, comme si leur existence
toute juridique, tenant à la simple existence corporelle, eût dû initialement
dépendre d’un processus de travail ou de reconnaissance de groupe ! Or
cette méthode « totalisante », récusant d’emblée « l’ad
alterum » de la personne, qui est fréquemment tenue pour normale grâce
à l’action des médias, est directement contraire aux DH, et, si la France
l’avait adoptée, elle fut condamnée pour violation de ceux-ci, mais l’on espère
qu’avec discernement le conseil constitutionnel, même s’il est à composantes
très politiques en France, ne l’y aurait pas autorisée ; le sens des
intérêts français était en tout cas de prévoir une condamnation européenne ou
internationale ultérieure dégradante et onéreuse.
Le droit ou la créance qui constitue l’Etat
son débiteur n’est pas qu’à ce que l’on a, en dehors de quoi le droit,
tout droit, ne serait qu’une aspiration ou une expectative : ce droit ou
cette créance est aussi à ce que l’on n’a pas ou du moins pas encore,
mais au moins de déterminable et de quantifiable, quand il y va de l’être même,
de sa vie physique, de cette liberté qui fait la dignité de la personne, une
liberté qu’on ne saurait plier, ni même, sans paradoxe, s’il s’agissait de lui
offrir le meilleur des mondes.
Bordeaux, le 20 décembre
2008
(*)
Art. repris in Revue de l’Université des Lagunes/CIDD d’Abidjan (Côte d’Ivoire),
fasc. 2.2009, n° 62.
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