Revue de la B.P.C. THÈMES II/2012
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L’attentat.
D’un
euphémisme d’agression et non de respect
révélateur du
discours discriminatoire ambiant
par Jean-Marc Trigeaud
La « discrimination » est
« raciste » quand elle distingue afin de diviser et d’exclure en
substituant l’un des termes qu’elle nomme à celui dont elle le sépare sans le
nommer (voir notre Justice et Hégémonie). Et cette discrimination
raciste n’est pas qu’au bout du geste physiquement violent ou des armes qui sèment
une terreur sanglante ; elle est au bout des pensées et des discours qui
apparaissent bien comme leur facteur moral, la cause intellectuelle de
l’infraction dira le pénaliste : cause directe, d’encouragement à peine
voilé au moins à une violence quelle qu’elle soit, ou cause indirecte, par une
sorte de jeu de complaisance et de provocation plus ou moins conscient.
Ainsi cette discrimination a-t-elle recours
à l’art consommé et sophistique des silences ou des abstentions, lorsque se
taire signifie en circonstance assentir ; ou ainsi pratique-t-elle l’art
plus subtil des euphémismes, mais non des euphémismes positifs de respect et de
pudeur qui consistent à ne pas dire la chose pour simplement la suggérer à
l’évidence, mais des euphémismes négatifs et d’agression, qui visent à ne pas
vouloir sémantiquement la désigner et à essayer d’induire un doute ou une
suspicion la concernant.
A travers de telles formes, la
discrimination raciste répand une même atmosphère propice au déclenchement des
lois de l’imitation, des lois de la reproduction passive, par hypnose de groupe
et complicité fanatique (ce que nous stigmatisions dès L’homme coupable
au lendemain du procès Papon ou dans Droits premiers au lendemain de la
première Guerre d’Irak). Et elle contribue à désigner très vite des
culpabilités latentes et à se faire bonne conscience d’y réagir par appui sur
un non-dit ou sur un dit partiel collectivement diffus ou
d’autorité.
C’est qu’elle procède en effet parfois de
l’autorité même de l’Etat (thème de notre Justice et Hégémonie) quand
elle n’émane pas de l’appareil médiatique sur lequel cette autorité est
connectée ou branchée ; c’est qu’elle provient ou qu’elle est attisée par
les foyers mêmes de la réflexion officialisée dans le discours public ou social
et qu’elle participe en ce sens à une formation des esprits, éducativement
prédisposés aux lectures tronquées et erronées, ce qui pourrait bien en
apparenter les moyens aux techniques de domptage et d’apprentissage d’opinion
les plus redoutées de l’histoire récente. Il n’y a certes pas d’orchestration
commune de ce scénario aux rouages bien montés comme l’eût enseigné la théorie
réactionnaire du complot. Il y a du moins une pente de masse à exploiter toute
donnée qui donne prise à l’hégémonie d’opinion espérée, et à se résigner à
l’injustice, et à finir par y coopérer. Un syndrome que l’histoire de la pensée
décrit déjà, de La Boétie à Alain, de Frohm à Jung.
D’où la nécessaire responsabilité à assumer
par tous ceux qui manient quelque discours public ou socialement exposé à
regarder en face la portée des insinuations funestes que suscite parfois le
langage qu’ils utilisent et qui n’est nullement innocent du fait de
l’incessante confiscation d’un élément au détriment d’un autre.
Le racisme, précisément, dit souvent la
partie pour occulter le tout ; il déplace ou détourne l’attention vers un
point pour en discréditer un autre en égalité de dignité avec celui qu’il
propose de retenir exclusivement ; quand il ne s’agit pas d’une dignité
supérieure, si l’on considère que la dignité des personnes l’emporte, bien
évidemment, sur celle des institutions, et que l’on est un existant avant
d’être ontologiquement de telle ou telle culture ou religion, et avant de
recevoir une personnalité selon le droit, qui assure un statut protecteur à cet
ensemble d’éléments qu’il n’a pas cependant à régir dans leur substance, - et
avant de recevoir a fortiori, ce qui est encore plus étroit, la qualité
politique de citoyen et de national de tel ou tel pays.
C’est une atteinte à l’école voire à des
enfants scolarisés,… pour éviter de dire que c’est une atteinte à des enfants
juifs ; c’est une atteinte à l’armée,… pour ne pas avoir à dire que c’est
une atteinte à des soldats musulmans ou à des soldats de couleur.
L’on ne saurait donc dire que c’est une
atteinte à l’un d’abord sans dire que c’est une atteinte à l’autre ensuite, et
si l’on a en vue l’institution au premier plan, ce qui peut être légitime du
point de vue où l’on se situe, l’on ne peut que mentionner les personnes à
l’arrière plan comme constituant en l’occurrence l’essentiel ; mais, même
alors, il y a incessamment, dans l’ordre des valeurs, atteinte aux personnes en
priorité, à leur confession ou à leur culture ou à leur origine ethnique, et
aux institutions en second comme moyen ordonné à leur défense ou protection.
La tragédie toulousaine qu’a vécue hier une
école thoranique rattachée à une synagogue est suffisamment douloureuse parce
qu’elle réveille en outre des souvenirs d’horreurs en un même lieu, et elle
reçoit certes une signification symbolique très particulière reliée à ce
mystère du mal absolu de Shoa et à la poursuite acharnée d’une persécution
abjecte et cruelle, montrant bien que l’abstraction de l’homme, sa qualité, et
non son identité d’existence, dans la plénitude de sa liberté, sont seules
visées, comme si elles renvoyaient à une faute à expier. Mais le cas d’hier
n’empêche pas de considérer des morts analogues de musulmans ou de personnes en
raison visiblement de leur origine ou culture, ce qui tend à se reproduire, et
s’était semble-t-il déjà produit, en s’ajoutant à des profanations de
cimetières et à des molestations fréquentes, dans le nord de la France il y a
peu (imam décédé dans l’incendie vraisemblablement criminel de sa mosquée).
De plus, l’état d’esprit général qui est
porté à manier les agressions verbales ou écrites contre les communautés
religieuses à travers diverses formulations destinées à s’assurer un succès
médiatique ou une position matérielle (qu’il s’agisse des discours politiques
sur le voile, sur les prières dans les rues, sur la viande Halal, sur de pseudo
atteintes à une laïcité – sachant que l’enquête scientifique de sociologie sur
« les valeurs des Français » démontre qu’il n’y a que 7, 5 % de
croyants pratiquants de toutes religions dans le pays, dont il est vrai une
majorité de musulmans), ou qu’il s’agisse des caricatures publiées par des
journaux au bord de la faillite, ou des détractations cyniques du Coran ou de
la Bible entreprises par un savant engoncé dans ses préjugés discriminatoires
et ignorant même les langues auxquelles il se réfère sentencieusement, par un
écrivain de fictions en panne de succès, par un enseignant de lycée cédant à un
argument facile à vendre, ou par quelque amateur improvisé et auto-proclamé
expert et consultant en science du terrorisme, ou qu’il s’agisse encore de
complaisances douteuses à souiller les personnes, jusqu’aux textes de lois ou
circulaires officielles qui rompent toute parité, comme ceux ou celles touchant
des étudiants étrangers dans l’université – pour laquelle, faut-il le rappeler,
il n’est déjà pas nécessaire d’être de nationalité française afin d’exercer les
fonctions publiques les plus hautes de la République), l’état d’esprit général engage responsabilité, car
il pourrait bien de manière générale être d’incitation à la division
d’exclusion et à la haine raciale. C’est Thomas d’Aquin, dans la Somme
théologique (q. 75 et sq, Ia IIe), au sujet de la causalité du péché,
c’est-à-dire de la faute morale la plus grave engageant une responsabilité morale
avant d’être juridique, qui montre comment cette responsabilité peut être
exonérée de ses conséquences si elle subit l’action contaminatrice et
provocatrice au crime du mauvais exemple public et social, de paroles fomentant
sans cesse la division et la haine généricistes ; c’est pour le
théologien, réveiller par le « scandale » la faute adamique et la
faute caïnique, meurtrissant l’altérité du Père puis du frère, puis l’autre
moi-même dans sa différence qu’est la femme….
Il n’y a pas de liberté d’expression ou par exemple de la presse couverte par quelque immunité que ce soit qui n’ait pour limite le respect des personnes, de leur dignité, de leur culture, de leur origine, de leur confession, de leur sexe, qu’elle soient individuellement ou collectivement considérées. Aucune liberté ne peut servir d’instrument d’action à une volonté de nuire, laquelle peut s’avérer meurtrière. L’exercice d’une liberté peut être pénalement délictuel s’il engendre le crime de l’atteinte à la dignité morale d’une personne à travers ses références identitaires culturelles, ethniques ou religieuses. Quant à la religion, l’on ne saurait oublier que toute manifestation extérieure qui ne porte à aucun prosélytisme est protégée par l’Etat de droit tant qu’elle ne viole pas l’ordre public constitué par les lois du droit (dont on peut détacher de simples lois de police parfois discutables, discutées et censurées). De même, la déclaration des droits de l’homme oblige tout Etat qui la ratifie au respect de telles manifestations tant qu’elles ne portent pas atteinte à sa sécurité (les prières dans les rues à défaut de lieux de culte).
Enfin, la possibilité que des auteurs
matériels de crimes perpétrés dans ces conditions odieuses soient
éventuellement reliés à ce qui pourrait servir d’alibi à la volonté
discriminatoire elle-même pour s’exercer ne saurait être un leurre. Tout signe
peut faire l’objet d’un retournement ou d’une inversion contradictoire et d’une
manipulation perverse : chrétiens contre la chrétienté, musulmans contre
l’Islam : il y eût des chrétiens à l’épée et à la croix sanglante de
triste mémoire, des chrétiens plus tardifs dits « positifs » aussi,
ralliés aux sectes secrètes et à la société nazie (pasteurs ou prêtres bottés
de cuir invoquant Wotan-Christ), comme il y eût quelques évêques ou dignitaires
catholiques en quelque guerre civile se chargeant eux-mêmes de l’exécution des
adversaires à ce qu’ils jugeaient être la bonne cause politique, ou
comme il y eût encore des popes orthodoxes bénissant des chars mitraillant les
populations civiles ; et il n’est que de penser aux légions islamistes de
la SS dont le chef moyen oriental (en sa qualité d’émir) fut reçu par Hitler en
personne à Münich, et qui portaient, pour être envoyés dans tous les Balkans,
la gandura blanche et le kefieh rouge couvert de la tête de mort SS. Il n’y a
pas « les autres » chez ceux qui menacent la tolérance et la sécurité
des personnes extérieures à leur emblème de ralliement fanatique : les
autres sont le même, lequel peut être flatté sous une forme ou sous une
autre, et en laissant parfois l’illusion de croire que l’une combat l’autre
alors qu’elles convergent toutes deux vers la même fin.
Qui apporte en tout cas la division dans le
témoignage au cœur d’un même événement en séparant l’un de l’autre, le fait de
l’agression contre les uns du fait de l’agression contre les autres, dès lors
que le parallèle s’impose et traduit une unité d’action, accomplit un acte de
langage raciste et participe en somme de la causalité générale de l’infraction.
Il pourrait en aller de même à propos de la
campagne médiatico-politique des plus ignobles engagée depuis des mois au sujet
de notre nouvelle affaire Dreyfus : l’affaire Strauss Kahn, et encore
récemment quand il s’est agi par tous les moyens antisémites les plus éloquents
de faire obstacle à la diffusion d’une conférence à Cambridge ou de la
ridiculiser en lui reprochant, sans le moindre compte-rendu, son obscurité en
raison de sa structure inhabituelle triadique (partant pourtant du trilemme de
Mundell familier de nos collègues spécialistes d’analyse économique). Quand on
ne peut critiquer la pensée, on critique le penseur, disait Valéry. Mais
ici plus qu’ailleurs, on a véhiculé le vocabulaire de la haine raciale parce
que le penseur s’exposait malgré lui, et simplement par son nom ou ses origines
affichées, à ces renvois malsains de
triviales connotations. Il en a été ainsi, au mépris du droit le plus
élémentaire des immunités, de l’image, de la présomption d’innocence, du
respect des décisions, etc. et même quand la personne a essayé un geste de
repentir privé alors que cela ne regardait plus le droit, elle a été aussitôt
désignée à une vindicte écœurante, et le doute a déloyalement porté sur sa
sincérité, la summa iniuria faite en fonction ce que l’on sait impossible
de prouver. Or un « je le hais » de la semaine passée, associé à
de douteuses productions cinématographiques d’un personnage étalant son
jugement satisfait à un congrès politique qui avait eu l’imprudence de
l’accueillir, a jugé naturel ainsi de relayer les allusions infâmes d’une
certaine presse de Washington et de New York en lien avec des milieux qui
pouvaient rejoindre celui de l’accusation initiale même, et qui sont ceux de
son futur scénariste ; cette presse présentait le directeur du FMI comme
« le représentant d’un peuple pseudo-martyr » (sic)… Il est
des accusations comme le disait Gabriel Marcel (lui-même juif allemand par sa
mère) qui sont impersonnelles et massives et auxquelles il est impossible de
répondre ; elles sont le mal absolu. Il est des accusations, voire de simples jugements qui jugent
leurs juges. Qui est donc hiérarchiquement responsable du mal le pire au plan
concret et matériel ? Responsabilité
non seulement juridique et pénale mais surtout morale. La gâchette ? Le
fusil ? … Dans la théorie des causes, ce n’est pas le moment d’être
ironique, mais il s’agit de préparer à l’absurde de s’en tenir au seul tireur,
ce qui serait trop facile. Alors : l’homme, sa liberté, sa visée
intentionnelle ? Mais oui, bien sûr ! Qui peut en douter. Mais avant
tout et surtout, il y a une responsabilité écrasante, une responsabilité morale
et cause intellectuelle d’une infraction morale pour délit langagier permanent
et récidiviste de racisme, tenant à l’ensemble, ou à trop, beaucoup trop de discours
publics et sociaux qui sont porteurs de jugements encourageant de façon
parfaitement claire les atteintes aux identités de rattachement et donc, de
proche en proche, aux personnes qui en sont les supports involontaires. Le
glissement s’est d’ailleurs accompli dans une singulière myopie collective à
propos de l’affaire DSK. Il ne devrait jamais être trop tard d’en tirer la
leçon.
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© THÈMES, revue de la B.P.C., I/2012, mise en ligne le 20 mars 2012