Revue de la B.P.C.                     THÈMES                                      II/2012

 

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Mise en ligne le 20 mars 2012

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L’attentat.

D’un euphémisme d’agression et non de respect

révélateur du discours discriminatoire ambiant

 

par Jean-Marc Trigeaud

 

 

 

La « discrimination » est « raciste » quand elle distingue afin de diviser et d’exclure en substituant l’un des termes qu’elle nomme à celui dont elle le sépare sans le nommer (voir notre Justice et Hégémonie). Et cette discrimination raciste n’est pas qu’au bout du geste physiquement violent ou des armes qui sèment une terreur sanglante ; elle est au bout des pensées et des discours qui apparaissent bien comme leur facteur moral, la cause intellectuelle de l’infraction dira le pénaliste : cause directe, d’encouragement à peine voilé au moins à une violence quelle qu’elle soit, ou cause indirecte, par une sorte de jeu de complaisance et de provocation plus ou moins conscient.

Ainsi cette discrimination a-t-elle recours à l’art consommé et sophistique des silences ou des abstentions, lorsque se taire signifie en circonstance assentir ; ou ainsi pratique-t-elle l’art plus subtil des euphémismes, mais non des euphémismes positifs de respect et de pudeur qui consistent à ne pas dire la chose pour simplement la suggérer à l’évidence, mais des euphémismes négatifs et d’agression, qui visent à ne pas vouloir sémantiquement la désigner et à essayer d’induire un doute ou une suspicion la concernant.

A travers de telles formes, la discrimination raciste répand une même atmosphère propice au déclenchement des lois de l’imitation, des lois de la reproduction passive, par hypnose de groupe et complicité fanatique (ce que nous stigmatisions dès L’homme coupable au lendemain du procès Papon ou dans Droits premiers au lendemain de la première Guerre d’Irak). Et elle contribue à désigner très vite des culpabilités latentes et à se faire bonne conscience d’y réagir par appui sur un non-dit ou sur un dit partiel collectivement diffus ou d’autorité.

C’est qu’elle procède en effet parfois de l’autorité même de l’Etat (thème de notre Justice et Hégémonie) quand elle n’émane pas de l’appareil médiatique sur lequel cette autorité est connectée ou branchée ; c’est qu’elle provient ou qu’elle est attisée par les foyers mêmes de la réflexion officialisée dans le discours public ou social et qu’elle participe en ce sens à une formation des esprits, éducativement prédisposés aux lectures tronquées et erronées, ce qui pourrait bien en apparenter les moyens aux techniques de domptage et d’apprentissage d’opinion les plus redoutées de l’histoire récente. Il n’y a certes pas d’orchestration commune de ce scénario aux rouages bien montés comme l’eût enseigné la théorie réactionnaire du complot. Il y a du moins une pente de masse à exploiter toute donnée qui donne prise à l’hégémonie d’opinion espérée, et à se résigner à l’injustice, et à finir par y coopérer. Un syndrome que l’histoire de la pensée décrit déjà, de La Boétie à Alain, de Frohm à Jung.

 

D’où la nécessaire responsabilité à assumer par tous ceux qui manient quelque discours public ou socialement exposé à regarder en face la portée des insinuations funestes que suscite parfois le langage qu’ils utilisent et qui n’est nullement innocent du fait de l’incessante confiscation d’un élément au détriment d’un autre.

Le racisme, précisément, dit souvent la partie pour occulter le tout ; il déplace ou détourne l’attention vers un point pour en discréditer un autre en égalité de dignité avec celui qu’il propose de retenir exclusivement ; quand il ne s’agit pas d’une dignité supérieure, si l’on considère que la dignité des personnes l’emporte, bien évidemment, sur celle des institutions, et que l’on est un existant avant d’être ontologiquement de telle ou telle culture ou religion, et avant de recevoir une personnalité selon le droit, qui assure un statut protecteur à cet ensemble d’éléments qu’il n’a pas cependant à régir dans leur substance, - et avant de recevoir a fortiori, ce qui est encore plus étroit, la qualité politique de citoyen et de national de tel ou tel pays.

C’est une atteinte à l’école voire à des enfants scolarisés,… pour éviter de dire que c’est une atteinte à des enfants juifs ; c’est une atteinte à l’armée,… pour ne pas avoir à dire que c’est une atteinte à des soldats musulmans ou à des soldats de couleur.

L’on ne saurait donc dire que c’est une atteinte à l’un d’abord sans dire que c’est une atteinte à l’autre ensuite, et si l’on a en vue l’institution au premier plan, ce qui peut être légitime du point de vue où l’on se situe, l’on ne peut que mentionner les personnes à l’arrière plan comme constituant en l’occurrence l’essentiel ; mais, même alors, il y a incessamment, dans l’ordre des valeurs, atteinte aux personnes en priorité, à leur confession ou à leur culture ou à leur origine ethnique, et aux institutions en second comme moyen ordonné à leur défense ou protection.

La tragédie toulousaine qu’a vécue hier une école thoranique rattachée à une synagogue est suffisamment douloureuse parce qu’elle réveille en outre des souvenirs d’horreurs en un même lieu, et elle reçoit certes une signification symbolique très particulière reliée à ce mystère du mal absolu de Shoa et à la poursuite acharnée d’une persécution abjecte et cruelle, montrant bien que l’abstraction de l’homme, sa qualité, et non son identité d’existence, dans la plénitude de sa liberté, sont seules visées, comme si elles renvoyaient à une faute à expier. Mais le cas d’hier n’empêche pas de considérer des morts analogues de musulmans ou de personnes en raison visiblement de leur origine ou culture, ce qui tend à se reproduire, et s’était semble-t-il déjà produit, en s’ajoutant à des profanations de cimetières et à des molestations fréquentes, dans le nord de la France il y a peu (imam décédé dans l’incendie vraisemblablement criminel de sa mosquée).

De plus, l’état d’esprit général qui est porté à manier les agressions verbales ou écrites contre les communautés religieuses à travers diverses formulations destinées à s’assurer un succès médiatique ou une position matérielle (qu’il s’agisse des discours politiques sur le voile, sur les prières dans les rues, sur la viande Halal, sur de pseudo atteintes à une laïcité – sachant que l’enquête scientifique de sociologie sur « les valeurs des Français » démontre qu’il n’y a que 7, 5 % de croyants pratiquants de toutes religions dans le pays, dont il est vrai une majorité de musulmans), ou qu’il s’agisse des caricatures publiées par des journaux au bord de la faillite, ou des détractations cyniques du Coran ou de la Bible entreprises par un savant engoncé dans ses préjugés discriminatoires et ignorant même les langues auxquelles il se réfère sentencieusement, par un écrivain de fictions en panne de succès, par un enseignant de lycée cédant à un argument facile à vendre, ou par quelque amateur improvisé et auto-proclamé expert et consultant en science du terrorisme, ou qu’il s’agisse encore de complaisances douteuses à souiller les personnes, jusqu’aux textes de lois ou circulaires officielles qui rompent toute parité, comme ceux ou celles touchant des étudiants étrangers dans l’université – pour laquelle, faut-il le rappeler, il n’est déjà pas nécessaire d’être de nationalité française afin d’exercer les fonctions publiques les plus hautes de la République), l’état  d’esprit général engage responsabilité, car il pourrait bien de manière générale être d’incitation à la division d’exclusion et à la haine raciale. C’est Thomas d’Aquin, dans la Somme théologique (q. 75 et sq, Ia IIe), au sujet de la causalité du péché, c’est-à-dire de la faute morale la plus grave engageant une responsabilité morale avant d’être juridique, qui montre comment cette responsabilité peut être exonérée de ses conséquences si elle subit l’action contaminatrice et provocatrice au crime du mauvais exemple public et social, de paroles fomentant sans cesse la division et la haine généricistes ; c’est pour le théologien, réveiller par le « scandale » la faute adamique et la faute caïnique, meurtrissant l’altérité du Père puis du frère, puis l’autre moi-même dans sa différence qu’est la femme….

Il n’y a pas de liberté d’expression ou par exemple de la presse couverte par quelque immunité que ce soit qui n’ait pour limite le respect des personnes, de leur dignité, de leur culture, de leur origine, de leur confession, de leur sexe, qu’elle soient individuellement ou collectivement considérées. Aucune liberté ne peut servir d’instrument d’action à une volonté de nuire, laquelle peut s’avérer meurtrière. L’exercice d’une liberté peut être pénalement délictuel s’il engendre le crime de l’atteinte à la dignité morale d’une personne à travers ses références identitaires culturelles, ethniques ou religieuses. Quant à la religion, l’on ne saurait oublier que toute manifestation extérieure qui ne porte à aucun prosélytisme est protégée par l’Etat de droit tant qu’elle ne viole pas l’ordre public constitué par les lois du droit (dont on peut détacher de simples lois de police parfois discutables, discutées et censurées). De même, la déclaration des droits de l’homme oblige tout Etat qui la ratifie au respect de telles manifestations tant qu’elles ne portent pas atteinte à sa sécurité (les prières dans les rues à défaut de lieux de culte).

Enfin, la possibilité que des auteurs matériels de crimes perpétrés dans ces conditions odieuses soient éventuellement reliés à ce qui pourrait servir d’alibi à la volonté discriminatoire elle-même pour s’exercer ne saurait être un leurre. Tout signe peut faire l’objet d’un retournement ou d’une inversion contradictoire et d’une manipulation perverse : chrétiens contre la chrétienté, musulmans contre l’Islam : il y eût des chrétiens à l’épée et à la croix sanglante de triste mémoire, des chrétiens plus tardifs dits « positifs » aussi, ralliés aux sectes secrètes et à la société nazie (pasteurs ou prêtres bottés de cuir invoquant Wotan-Christ), comme il y eût quelques évêques ou dignitaires catholiques en quelque guerre civile se chargeant eux-mêmes de l’exécution des adversaires à ce qu’ils jugeaient être la bonne cause politique, ou comme il y eût encore des popes orthodoxes bénissant des chars mitraillant les populations civiles ; et il n’est que de penser aux légions islamistes de la SS dont le chef moyen oriental (en sa qualité d’émir) fut reçu par Hitler en personne à Münich, et qui portaient, pour être envoyés dans tous les Balkans, la gandura blanche et le kefieh rouge couvert de la tête de mort SS. Il n’y a pas « les autres » chez ceux qui menacent la tolérance et la sécurité des personnes extérieures à leur emblème de ralliement fanatique : les autres sont le même, lequel peut être flatté sous une forme ou sous une autre, et en laissant parfois l’illusion de croire que l’une combat l’autre alors qu’elles convergent toutes deux vers la même fin.

 

Qui apporte en tout cas la division dans le témoignage au cœur d’un même événement en séparant l’un de l’autre, le fait de l’agression contre les uns du fait de l’agression contre les autres, dès lors que le parallèle s’impose et traduit une unité d’action, accomplit un acte de langage raciste et participe en somme de la causalité générale de l’infraction.

Il pourrait en aller de même à propos de la campagne médiatico-politique des plus ignobles engagée depuis des mois au sujet de notre nouvelle affaire Dreyfus : l’affaire Strauss Kahn, et encore récemment quand il s’est agi par tous les moyens antisémites les plus éloquents de faire obstacle à la diffusion d’une conférence à Cambridge ou de la ridiculiser en lui reprochant, sans le moindre compte-rendu, son obscurité en raison de sa structure inhabituelle triadique (partant pourtant du trilemme de Mundell familier de nos collègues spécialistes d’analyse économique). Quand on ne peut critiquer la pensée, on critique le penseur, disait Valéry. Mais ici plus qu’ailleurs, on a véhiculé le vocabulaire de la haine raciale parce que le penseur s’exposait malgré lui, et simplement par son nom ou ses origines affichées, à ces renvois  malsains de triviales connotations. Il en a été ainsi, au mépris du droit le plus élémentaire des immunités, de l’image, de la présomption d’innocence, du respect des décisions, etc. et même quand la personne a essayé un geste de repentir privé alors que cela ne regardait plus le droit, elle a été aussitôt désignée à une vindicte écœurante, et le doute a déloyalement porté sur sa sincérité, la summa iniuria faite en fonction ce que l’on sait impossible de prouver. Or un « je le hais » de la semaine passée, associé à de douteuses productions cinématographiques d’un personnage étalant son jugement satisfait à un congrès politique qui avait eu l’imprudence de l’accueillir, a jugé naturel ainsi de relayer les allusions infâmes d’une certaine presse de Washington et de New York en lien avec des milieux qui pouvaient rejoindre celui de l’accusation initiale même, et qui sont ceux de son futur scénariste ; cette presse présentait le directeur du FMI comme « le représentant d’un peuple pseudo-martyr » (sic)… Il est des accusations comme le disait Gabriel Marcel (lui-même juif allemand par sa mère) qui sont impersonnelles et massives et auxquelles il est impossible de répondre ; elles sont le mal absolu.  Il est des accusations, voire de simples jugements qui jugent leurs juges. Qui est donc hiérarchiquement responsable du mal le pire au plan concret et matériel ?  Responsabilité non seulement juridique et pénale mais surtout morale. La gâchette ? Le fusil ? … Dans la théorie des causes, ce n’est pas le moment d’être ironique, mais il s’agit de préparer à l’absurde de s’en tenir au seul tireur, ce qui serait trop facile. Alors : l’homme, sa liberté, sa visée intentionnelle ? Mais oui, bien sûr ! Qui peut en douter. Mais avant tout et surtout, il y a une responsabilité écrasante, une responsabilité morale et cause intellectuelle d’une infraction morale pour délit langagier permanent et récidiviste de racisme, tenant à l’ensemble, ou à trop, beaucoup trop de discours publics et sociaux qui sont porteurs de jugements encourageant de façon parfaitement claire les atteintes aux identités de rattachement et donc, de proche en proche, aux personnes qui en sont les supports involontaires. Le glissement s’est d’ailleurs accompli dans une singulière myopie collective à propos de l’affaire DSK. Il ne devrait jamais être trop tard d’en tirer la leçon.

 

 

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© THÈMES, revue de la B.P.C., I/2012, mise en ligne le 20 mars 2012