Revue de la B.P.C.                                              THÈMES                                              II/2003

 

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Journées Mondiales de la Jeunesse et  Perspective de Guerre (*)

 

 

par S. E. James Francis Cardinal Stafford

Archevêque de Baltimore,

Président du Conseil Pontifical pour les Laïcs

 

 

      Cela fait plusieurs années que deux  souvenirs contrastés,  liés à des jeunes gens, me reviennent constamment à la pensée. Tous deux impliquent  l'usage du pouvoir. Le premier souvenir tient au  malaise moral exprimé par un officier de l'U. S. Army, après la guerre "Tempête du Désert", en 1991. Ce qui le hantait le plus était son immense culpabilité, pour avoir donné ordre à ses hommes d'enterrer des soldats irakiens encore vivants pendant la percée américaine de leurs lignes de front. Les Irakiens se rendaient en nombre si grand et si inattendu, qu'ils semblaient  constituer une menace à la sécurité des forces alliées. En obéissant à son ordre, les jeunes soldats américains employèrent leurs bulldozers pour enterrer des centaines d'Irakiens vivants,  probablement des milliers (les nombres varient) dans les sables du désert. Ce souvenir  terrifiant rappelle les mots du Saint-Père : la guerre est toujours une défaite pour l'homme. On ne peut pas accomplir un travail de paix en violant radicalement les droits humains des autres.

       Le souvenir d'une deuxième utilisation du pouvoir provient des Journées Mondiales de la jeunesse en 2000 à Rome. Les lignes silencieuses de jeunes gens de presque toutes les nations sont gravées pour toujours dans ma mémoire. Des centaines de milliers passèrent par la Porte Sainte de la Basilique Saint-Pierre pendant l'année du Jubilé en 2000, et ils se préparèrent à  recevoir ensuite le Sacrement de Réconciliation dans le Circus Maximus. Ici l'Église faisait usage de son pouvoir reçu de Dieu pour le pardon et la réconciliation, instruisant ainsi le jeune sur la signification de la paix.

       Aussi, la question qui me vient le plus fréquemment, s'agissant des deux pouvoirs, est celle de savoir lequel des deux tendra à l'hégémonie dans le nouveau millénaire ? Ma prière quotidienne est en faveur du second.

       Mais avec les guerres dans l'ancienne Yougoslavie en 1999, au Moyen-Orient, à New York et Washington en 2001, en Afghanistan en 2002 et ailleurs, l'utilisation d'un pouvoir violent semble l'emporter. Ces guerres réveillent l'écho puissant des premiers vers de l'Énéide de Virgile : "Je chante les armes et les héros". Le chant est devenu familier et troublant.

       Une nouvelle version en est interprétée en 2003 suivant une effrayante mélodie, au contenu incertain, celle de la logique du pouvoir. De tous côtés, les leaders politiques ont peur. La politique internationale est saisie par la crainte. Les hommes d'Etat ont perdu leur voie. Ils ont même peur de s'interroger mutuellement. La conception de Thomas Hobbes relative à l'origine de l'Etat souverain - et telle est la conséquence de la crainte accablante de la mort qui obsède les hommes - revient à l'esprit. Une telle crainte noie l'appel constant du Saint-Père aux jeunes gens : "n'ayez pas peur!"

       La peur domine les discussions traitant de la moralité d'une guerre préventive et la peur justifie la référence à la tradition de la "guerre juste". Contrairement à l'expérience passée, le gouvernement américain n'a pas offert la preuve formelle d'un danger imminent pour sa sécurité nationale. Son cas repose sur la menace présumée imminente de destruction massive par le gouvernement irakien de centres urbains en Amérique et ailleurs. Jusqu'à présent le cas n'a guère été convaincant pour beaucoup de citoyens dans la plupart des pays.

       De plus, dans la tradition alléguée de la guerre juste, une forte présomption morale existe à l'encontre d'une guerre de prévention. Cela apparaît clairement dans les  enseignements de s. Augustin, de s. Thomas d'Aquin et du magistère de l'Église. Le Catéchisme de l'Église catholique résume ainsi exactement cette tradition : "On ne peut pas nier aux gouvernements le droit d'autodéfense légale, une fois que tous les efforts de paix ont échoué '"(GS 79 § 4). Les conditions strictes en faveur de la légitime défense par la force militaire exigent une considération rigoureuse.

       La gravité d'une telle décision l'oblige à se soumettre à plusieurs conditions de légitimité morale. Tout à la fois : les dégâts infligés par l'agresseur sur la nation ou sur la communauté des nations doivent être durables, graves et certains ; tous les moyens d'y mettre fin doivent s'être montrés impraticables ou inefficaces ; il faut des perspectives sérieuses de succès ; l'utilisation des armes ne doit pas produire des maux et des désordres plus graves que le mal à éliminer. La puissance des moyens modernes de destruction pèse très lourdement dans l'évaluation de cette condition"(2309).

       Trois expressions significatives sont employées dans le Catéchisme concernant la guerre préventive : "autodéfense légale", "défense légitime" et "dégâts infligés par un agresseur". Ces expressions indiquent que l'autorité légitime publique ne peut pas se décider pour la guerre, à moins que la nation ou la communauté des nations n'aient subi des dégâts antérieurs d'un agresseur ou ne soient en réalité soumis à une menace très imminente. Dans "la juste guerre" le recours traditionnel à la violence ne peut être seulement justifié que dans le cas d'une agression in actu.

       En outre, le concept d'une guerre dite "préventive"est ambigu. La "prévention" n'a pas de limite ; c'est un terme relatif et il s'expose à des interprétations égoïstes. Des critères objectifs doivent être adoptés avec rigueur intellectuelle. La menace doit être claire, active et présente, et non pas dans le futur. L'administration américaine n'a pas démontré non plus que toutes les autres options aient été "peu pratiques ou inefficaces" avant d'entrer en guerre.

 

      Plusieurs incongruités propres à la situation présente me frappent. Elles émergent dans mes réflexions sur les Journées Mondiales de la Jeunesse, sollicitées par le pape Jean-Paul II.

       En ces premières années du nouvel millenium américain, des leaders britanniques, irakiens et d'autres politiques encore ont appelé leurs jeunes gens à la guerre. Le Pape a fait l'opposé. Aux JMJ à Rome, en 2000, puis à Toronto en 2002, il les a instruits dans les principes de paix. Sa vision constante dans ces rassemblements de jeunes du monde a été un appel à l'établissement d'une nouvelle culture de réconciliation, de pardon et d'amour désintéressé dans le troisième millénaire.

       En 1993, aux JMJ de Denver, en parlant aux jeunes en présence du Président des États-Unis, le Saint-Père était même plus précis : "Face aux tensions et aux conflits que trop de peuples ont supportés depuis trop longtemps, la communauté internationale doit établir des structures plus efficaces pour le maintien et la promotion de la justice et de la paix. Cela implique qu'un concept d'intérêt stratégique doit être élaboré, fondé sur le plein développement - hors de la pauvreté et vers une existence plus digne, hors de l'injustice et de l'exploitation vers le plein respect de la personne humaine et vers la défense des droits universels de l'homme. Si les Nations unies et d'autres institutions internationales, à travers une sage et honnête coopération de leurs nations membres, réussissent à favoriser une défense efficace des populations frappées, qu'elles soient victimes du sous-développement, de conflits ou de violations massives des droits de l'homme, alors il y a en effet espoir pour l'avenir." La syntaxe du Pape pour les JMJ est remplie du futur. Il convie sans cesse les jeunes gens à donner raison à leur espoir. L'espoir donne à la vie une référence qui la transcende.

       Le gouvernement des États-Unis a récemment menacé d'employer des armes nucléaires contre l'Irak. C'est indigne d'une des démocraties représentatives les plus vieilles du monde, fondée sur les droits universels des peuples à la vie, à la liberté et à la poursuite du bonheur. De plus, depuis août 1945, les jeunes gens de chaque génération ont été hantés par l'ombre du champignon nucléaire. C'est l'équivalent moderne du "shadow of a magnitude" de Keats. Des menaces nucléaires causent un frisson collectif ; elles portent les jeunes au bord du désespoir. En outre, le gouvernement des États-Unis a compromis ses propres principes de base en approuvant implicitement l'utilisation de la torture depuis le 11 septembre 2001.

       D'un autre côté, le Président Saddam Hussein fait partie des rares chefs de gouvernement qui n'ont pas condamné l'acte suicidaire de terrorisme du 11 septembre 2001. C'est inexplicable. La question surgit donc : "Où le gouvernement d'Irak se situe-t-il dans le terrorisme organisé engloutissant le monde ?"

       Je ferai des remarques sur seulement un aspect de l'absurdité terrifiante du terrorisme urbain : le recours par de jeunes musulmans au suicide comme instrument de terreur. Les jeunes suicidés présentent une sorte de texte vivant, un texte dont l'herméneutique assume une triple dimension comme pour accompagner la Métamorphose de Kafka. Ce roman s'avère être en effet une affabulation typique pour comprendre le monde postmoderne. On prévoit généralement qu'un jour ou l'autre, de jeunes musulmans-suicides pourraient être les véhicules d'armes biologiques nucléaires utilisées pour détruire des centres urbains en Amérique et ailleurs. Des armes thermonucléaires et bactériennes pourraient en fait conduire à la fin de l'homme et de son environnement. La fable de Kafka a prophétiquement indiqué le possible renversement de l'évolution, le retour systématique vers la bestialité.

       De plus, les bombes humaines qui sont l'instrument fondamental du terrorisme donne réalité au pessimisme d'Albert Camus : "la seule question philosophique sérieuse est celle du suicide". La tragédie et l'ironie sont en l'occurrence évidentes dans le rapprochement de Camus avec l'Islam.{….} (Cette proximité avec le nihilisme de Camus et avec l'"Age chaotique" de la littérature existentialiste occidentale) renvoie à une période pré-abrahamique où il était de rigueur de sacrifier son fils ou sa fille au nom de la religion. (…)

      Le Coran comporte un important chapitre consacré au sacrifice d'Isaac. Abraham y est présenté comme adressant ces mots à Isaac : "mon fils, j'ai rêvé que je te sacrifiais. Dis-moi ce que tu en penses." Un dialogue interreligieux sur ce thème serait utile en milieu militaire ou armé au regard du Livre de la Genèse.

 

      Les efforts de conciliation de beaucoup de laïcs catholiques sont relevants dans ces discussions. Ce phénomène au sein des laïcs est un des événements les plus significatifs de l'Église catholique. Il a ses racines dans l'émergence de nouveaux mouvements de laïcs depuis 1968. Comme il est de notoriété, à l'invitation de gouvernements nationaux, des catholiques laïcs appartenant à ces mouvements ont exercé leurs talents de conciliateurs avec succès dans certaines situations très conflictuelles. Ils entrent dans ces discussions avec la conviction que l'inclination naturelle humaine à l'amitié est en fait la base de chaque société et dépasse toutes les cultures. Mûs par une telle conviction ils sont solidement ancrés dans les enseignements de s. Thomas d'Aquin et dans l'entière tradition catholique.

     

      Les réalités culturelles, économiques et historiques ont créé des obstacles énormes pour le dialogue entre des peuples occidentaux et orientaux. Par conséquent, quelque forme de médiation habile peut aider le rétablissement de cette obligation naturelle d'amitié parmi les peuples de cultures et de religions diverses. Dans un monde dominé par la philosophie politique de Thomas Hobbes, on peut douter que les leaders politiques des États-Unis, de Grande-Bretagne, d'Irak, de France, de Russie, de Chine et d'autres nations aient assez confiance en cette inclination naturelle humaine à l'amitié pour être ouverts à une nouvelle médiation. Bien sûr, de tels efforts de médiation doivent être fondés sur la résolution du Conseil de Sécurité 687 de 1991, exigeant que l'Irak accepte "la destruction, le déplacement ou le désarmement sous la surveillance internationale" de toutes les armes de destruction massive. De même, selon un tel scénario, la relation entre des politiques d'énergie nationale, la priorité de production du pétrole et la constitution de réserves, ainsi que le besoin de carburant bon marché et la rivalité parmi les compagnies de pétrole, d'une part, et la recherche des droits de l'homme et de la démocratie, d'autre part, réclament des discussions franches, ouvertes et compréhensives. Le plus fort ne doit pas violenter le plus faible.

       Ma prière quotidienne est que prévale la vision universelle partagée par le pape Jean Paul II avec les jeunes de toutes les nations du monde - l'Arabe, l'Asiatique, l'Américain, l'Européen, l'Africain -  au lieu des cauchemars envisagés pour l'Irak par beaucoup de leaders politiques. 

       La Porte ouverte du Jubilé dans la Basilique Saint-Pierre, au cours de l'Année Millénaire 2000, exprime le mieux la vision du pape Jean Paul II. Il a ouvert cette porte le 25 décembre 1999. Et durant cette année, elle devint la  porte d'accueil que des centaines de milliers de jeunes de toutes les nations de la terre ont franchie comme un flot vivant d'espoir et de réconciliation.

       La loyauté internationale au sein des leaders politiques exige un exercice de diplomatie éclairée de la part du Président irakien Hussein, du Président des États-Unis Bush, du Premier Ministre de la Grande-Bretagne Blair, et des leaders d'autres pays concernés. Mais une autre guerre, la quatrième en cinq ans, endommagerait, ou même anéantirait, la tentative de récupérer la "«connaturalité» entre l'homme et le vrai bien" (Veritatis Splendor 64). Il faut enfin se recueillir un instant et se souvenir de la fin d'une des épopées politiques fondatrices de l'Occident, "le classique de toute l'Europe." Il s'agit de l'Énéide qui commence en effet par une incantation militaire aux armes et qui s'achève sinistrement lorsqu'un jeune guerrier, tué par Enée, descend avec colère dans l'ombre d'une autre dimension, dans l'obscurité des enfers.

                                           

     

(*) Extraits de la déclaration en anglais du 3 février 2003.

La B.P.C. remercie S. Em. le Cardinal Stafford d'avoir bien voulu en autoriser la traduction en langue française et la parution pour Thèmes.

Trad. B.P.C.

 

Le 7 février, le Card. Stafford a rappelé la validité de l'objection de conscience, sans cesse soutenue par l'Église catholique dans ce type de circonstances, "pour toute personne appelée à combattre"…

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© THÈMES     II/2003