Revue de la B.P.C. THÈMES VII/2002
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par Michaël Sebban (*)
On
ne saurait concevoir pour Ramhal[1]
le féminin sans son rapport au masculin. Féminin et masculin quoique distincts,
sont indissociables l’un de l’autre. Complémentaires ou opposés, tout dépend
des combinaisons qui les lient. Quelles sont ces combinaisons ? Le réel lui
même. Masculin et féminin sont les composantes du réel.
Les innombrables liaisons du masculin et du féminin sont les innombrables
nuances du réel. Ces deux principes ne sont pas simplement générateurs du réel
mais aussi éléments du réel[2].
Tous les réels possibles du mal à la délivrance, du chaos au salut, de la
genèse au messianisme sont les fruits du masculin et du féminin.
Evidemment,
il n’est pas question ici de psychologisme et pour cette raison le féminin
n’est pas la femme pas plus que le masculin n’est l’homme. L’interdépendance du
masculin et féminin interdit toute projection anthropomorphique. Pour
comprendre le féminin, il faut alors étendre la chaîne de ses significations.
Le
premier élément du réel défini par le Ramhal est la différenciation ou plus
exactement le divers. Le réel est divers et ce divers peut tendre vers le
multiple tout comme il peut tendre vers l’unité. L’unité, même dans sa
perfection ne pourra jamais faire l’économie ou l’annulation du divers. La
distinction des genres masculin et féminin parce qu’elle est le fondement de
tout divers est donc indépassable. Dissociés, ils sont source de multiplicité.
Associés, ils génèrent l’unité, une unité qui ne les annule pas mais les
accomplit. Examinons cela.
Le
féminin est Rigueur, c’est à dire justice (Din
) dans un sens que la langue grecque ne connaît pas. Qu’est ce que la
Rigueur du féminin ? La capacité de recevoir ou d’accueillir. La réception est
le principe même de la limite ou du discontinu. C’est elle qui sépare le permis
de l’interdit, le clair de l’obscur. Recevoir est de l’ordre du féminin.
L’assemblée d’Israël recevant la Loi au pied du Mont Sinaï est féminine.
Le
Masculin est Générosité, c’est à dire Amour ( Hesed ). Quelle est la générosité du masculin ? La capacité du don
dans un sens que la langue phénoménologique ignore. Le don est le principe même
de l’illimité ou du discontinu. C’est lui qui influe, qui unifie. Abraham
dispensant sa générosité aux voyageurs du désert accède à l’ordre du masculin.
Masculin
et féminin sont indissociables disions-nous.
Que
serait un réel uniquement généré par le masculin ? Nul esprit ne peut le
concevoir. De la lumière pure. Ce ne serait même plus du réel. L’illimité
absolu.
Que
serait un réel uniquement généré par le féminin ? Déjà un réel en tant que la
limite y figurerait mais une limite qui ne renverrait qu’à elle même. Un monde,
dit le Ramhal[3], qui
connaîtrait le manque sans savoir ce dont il manque.
Arrêtons-nous
à ce point car il est capital. La diversité du réel est donc plus féminine que
masculine mais cette diversité manque à tout ordre, à toute unification. Elle
est chaos. En hébreu biblique cela se nomme le Tohou Vabohou. La Rigueur seule ne peut engendrer que de la
discorde, l’obscurité la plus sombre. La Justice ne saurait être partage, elle
manquerait l’unité. La justice est expression de la générosité. La limite comme
expression de l’unité, tel est le secret du féminin, le sens évident de la
création.
Ainsi
s’articule le réel pour Ramhal. D’un double mouvement :
-
Du point de vue du réel pris comme diversité, frontières, nuances, le féminin
est premier. Son mouvement va de l’obscur vers le clair, de la pénombre à la
lumière, du féminin vers le masculin. En langage biblique « Ce fut le
soir, ce fut le matin, jour premier[4] ».
Le féminin précède le masculin.
-
Du point de vue du réel pris dans sa genèse. L’unité engendre le divers,
l’indifférencié absolu produit le divers. Du clair vers l’obscur, du masculin
au féminin. Dans l’ordre de la création le masculin est premier.
La
difficulté métaphysique est majeure. Si le masculin est premier dans la Genèse,
comment apparaît le féminin ? C’est le principe même de la création biblique :
un retrait du masculin pour laisser place au féminin. Pour être plus exact
c’est le retrait primordial du masculin qui est création, c’est à dire
apparition du féminin. Créer c’est donner une place, permettre la réception[5].
L’accueil du féminin est la condition de tout lieu, du monde[6].
Toute place est féminine mais elle ne le doit qu’à l’absence du masculin. C’est
ce qui définit leur différence.
Et
il faut après le retrait du masculin un retour du masculin vers le féminin.
Masculin comme accomplissement du féminin. Masculin qui saura se lier à la
diversité du réel.[7] Le masculin
ne pourra donner que parce que le féminin pourra recevoir. Et les deux ordres,
de la genèse du réel et du réel lui-même s’articulent alors. C’est parce que le
masculin s’est retiré que le féminin peut recevoir et c’est parce que le
féminin peut recevoir que le masculin peut donner. Genèse et réel sont une même
chose.
Le
mouvement du masculin qui unifie et du masculin qui s’absente sont-ils
identiques ? En toute logique, on se devra d’énoncer deux ordres du masculin.
Le masculin qui se retire est à distinguer du masculin qui relie pour la simple
raison que le second devra percevoir la spécificité féminine jusqu'alors
absente. En toute rigueur le masculin n’apparaît que pour le féminin. Le
masculin primordial ne se différenciant d’aucun féminin n’est pas à proprement
parler un masculin, indifférencié il est nommé simple. Après la genèse, le
masculin s’il veut unir et s’insérer dans la création devra faire face au
féminin et épouser ses formes. Le mot est lâché, ils devront s’unir et la
perfectibilité de la création est à ce prix. Féminin comme manque du masculin,
Masculin comme perfectibilité du féminin. Pour cela il faut un accord, une
union. Le féminin peut ne pas vouloir recevoir tout comme il ne peut recevoir
que selon ses possibilités. L’acte de la réception, et il s’agit d’un acte et
non d’une passivité, suppose son acceptation ou son refus. L’acte de donation
se doit de prendre en compte la limite, propre au féminin.
On
peut ainsi exprimer ce double mouvement.
-
De bas en haut. Du féminin vers le masculin. Volonté de recevoir.
-
De haut en bas. Du masculin vers le féminin. Volonté de don.
« La
Droite et la Gauche doivent s’accorder d’un même accord, c’est l’Union qui doit
les relier. Tel est l’ordre de leur Union : le Masculin est Générosité et il est
la racine des créatures dans ce sens. Le Féminin est Rigueur et aussi racine
des créatures dans ce sens. Masculin et Féminin donnent existence à leurs
composés. Cependant cette existence ne peut se faire qu’à l’aide d’une force
originale qu’ils reçoivent du créateur. Et cette réception s’opère par un éveil
du bas vers le haut, c’est pourquoi il est nécessaire que cet éveil commence
par le féminin pour qu’il paraisse prêt à recevoir l’influence du masculin. Et
ainsi le masculin peut l’influencer. »[8]
Le
réel se trouve donc dans l’économie du don et de la réception. Mais s’agit-il
vraiment d’une économie ? Féminin et Masculin demeurent-ils inchangés dans
l’union ? La réponse du Ramhal est fulgurante. Masculin et féminin se
parachèvent dans l’union. E.Levinas, qui n’avait pas lu Ramhal, le pressentait
dans ses derniers textes[9].
L’Union du masculin et du féminin se nomme temps. Rien de moins que la
temporalité pour comprendre les liens étroits du donner et du recevoir. La
diversité épousée par le don, ce sont tous les instants du temps. Nul besoin de
recourir à l’histoire pour penser le parachèvement du manque et de son
comblement. Masculin et féminin excluent toute négativité.
« C’est
la Rigueur qui prédomine dans le monde puisque le monde fut crée par elle mais
il lui fut adjoint la Générosité et son mouvement. Tel est le principe du
Féminin comme réception du Masculin et ses conséquences dans le monde. Et parce
qu’il y a de nombreuses nuances de Générosité et de Rigueur, selon la diversité de leurs forces et de leurs
faiblesses, il y a de nombreuses unions du Masculin et du Féminin. Toutes
nuancées, certaines plus grandes que d’autres, certaines plus nombreuses que
d’autres, pour influer les mondes de façons diverses selon les besoins des
temps. » [10]
Il
y a bien sur des moments qui peuvent marquer tel ou tel manquement de l’union.
La Rigueur peut ignorer la Générosité et se profile ce que la théologie désigne
Mal[11].
Mais le temps est la suite des liens mystérieux qui conduisent masculin et
féminin vers leur perfection, le masculin et le féminin eux-mêmes. Le féminin
en recevant et le masculin en donnant deviennent masculin et féminin accomplis.
Faut-il y comprendre une infinité du manque à combler ? Le féminin en position
d’accueil ne se modifierait-il pas ? La réponse du Ramhal est claire. Le manque
n’est pas un désir, insatisfaisable par définition. Le don n’est pas un
surplus, inassimilable par nécessité. Il y va de la notion de satisfaction (en
hébreu Taanoug[12]).Parce
que masculin et féminin peuvent s’unir, don et accueil peuvent s’accorder[13].Face
à face dans la langue de Ramhal. Féminin et masculin n’y perdent pas leur
nature, au contraire ils la révèlent. Générosité et Rigueur éclairés d’une même
lumière. Ce que la Bible nomme messianisme n’est pas un horizon, c’est un
futur.
Il
faut donc affirmer que masculin et féminin avant leur parachèvement ne sont pas
vraiment masculin et féminin. Ils le sont en puissance dans un sens que la
langue d’Aristote ne connaît pas et travaillent à leur accord final.
Ramhal
n’a pas besoin d’avoir recours à la théodicée pour expliquer ce mystère. Il
demeure un mystère. Mystère de l’existence même, du vécu qui se heurte à la
souffrance de l’accord impossible.
Comment
l’union ne peut jamais être un raté ? L’œuvre du Ramhal est travaillée toute
entière par cette question. Comment l’accord est-il généré ? Ramhal y répond
sans détours.
-
Du point de vue des entités. Le féminin, comme acte premier de la création n’a
vu jour que par un retirement du masculin. L’émergence du féminin comporte en
elle un reste de masculin. Ce que Levinas nomme la trace[14]
c’est ce résidu de masculin. Don au sein même de l’accueil. Appel aveugle du
divers vers l’unité. Trace qui interdit toute errance fatale de la Rigueur.
Trace qui interdit toute autonomie du mal. Impasse du divers.
-
Du point de vue de l’accord. Il faut aussi retrouver dans le masculin qui
épouse un mouvement du masculin qui s’est retiré. L’agent de tout accord entre
masculin et féminin. Parce que masculin il a engendré le féminin, il les contient
tous les deux. C’est ce que Ramhal nomme le milieu (Emtsa). Un milieu qui n’est pas un troisième terme mais le vecteur
d’unité des deux termes de la Rigueur et de la Générosité. Son nom : Vérité[15]
Les
mouvements ascendants et descendants n’en forment alors qu’un tant on comprend
que la Vérité contient en elle Masculin et Féminin. C’est elle qui les génère
et leur donne l’autonomie nécessaire à leur accord. En amont, c’est elle qui
permet leur émergence. En aval, elle en est le fruit de leur union. Source et
conséquence de leur face à face sans être jamais leur annulation. Accueil et
don, différenciés et égaux. Masculin vrai, féminin vrai.
* Michaël
Sebban est professeur de philosophie dans un lycée parisien, doctorant au Centre
de philosophie du droit de l'Université Montesquieu Bordeaux IV. Il est
l'auteur de récits romancés : La philo, ça prend la tête (Plon, 2000,
sous le pseudo de D. Gaubert), La terre promise, pas encore (Ramsay,
2002).
[1]Rabbi Moche HaÏm Luzzato, né à Padoue en 1700 mort à
Tibériade en 1746.
[2] Note 819 de R.
Friedlander à l’article 92 de Pithé
hokhmat Védaat du Ramhal in Shaaré
Ramhal, Bné brak, 1989
[3] V. Kalah Pithe
Hokmah sur le tsimtsoum.
[4] Genèse, I, 7. Ainsi que pour tous les autres jours.
[5] C’est le point développé dans toute la première partie
de Daat Outvenot. Voir par exemple le
paragraphe 26 et suivants.
[6] V.Klalout Hailan I,1 ou Adir Bamarom p.137.
[7] V. Le premier chapitre de Klalout Hailan.
[8] Pithé hokhmat
Védaat, 92. Shaaré Ramhal, Bné Brak,
1989
[9] En particulier dans le
Temps et l’autre.
[10] Klalim Milkhémet Moché. 14
[11] Voir l’excellent article de Y.Yakovson à ce sujet
dans Daat, Université de Bar-Ilan,
hiver 1998.
[12] Voir Adir Bamarom.
[13] Voir Kinat Hashem
Tsebaot, II° partie p. 117 et Maamar
Hagéoula § 61.
[14] A notre connaissance la notion de trace chez E.Levinas
ne vient pas de Ramhal mais de R.H. de Volojin et de son livre Néfesh Hahaïm directement inspiré de
Ramhal.
[15] Improprement traduit par Miséricorde.