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DE PHILOSOPHIE COMPARÉE
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JEAN-MARC TRIGEAUD
DROITS PREMIERS
Éditions Bière, Bordeaux/Paris,
"B.P.C.", Ph-D 20, 240 p.
ISBN : 2-85276-077-0
Il s'agit d'un livre possédant de nombreuses et de
vastes ouvertures, et permettant de mieux apprécier par là certains aspects du
culturalisme — ceux qui intéressent le plus le lecteur brésilien —, tout en
traitant de diverses questions métaphysiques et philosophico-juridiques.
Son originalité, comme son sous-titre le
laisse supposer, consiste à soutenir, par une théorie de la connaissance, le
primat du "singulier concret", en opposition manifeste à
l'"universel concret" de Hegel, qui est le fruit de sa conception
dialectique de l'histoire.
Pour Trigeaud, l'essentiel est d'élaborer
le concept de "droit premier" à travers une intuition intellectuelle
directe qui nous fait remonter à la théorie de l'Un de Platon aussi bien qu'à
l'ontologie de Rosmini.
Cette démarche de Trigeaud tournée vers la
singularité métaphysique le conduit à récuser toutes les formes de dialectique
de généralisation dominantes dans la Philosophie du droit, autant que les idées
qui s'imposent largement en ce domaine sans référence à une idée plus
universelle de la culture.
Dans l'un de ses essais, réunis dans la
présente oeuvre, et attaché à l'examen de ma position culturaliste, le maître
français — qui est l'un des principaux rédacteurs des Archives de philosophie du droit — éclaire bien sa propre position,
en montrant que sa recherche métaphysique vise à établir les bases ontologiques
de l'idée de culture, en transcendant la position empiriste et historiciste de
Lévi-Strauss comme la vision néo-nominaliste de Louis Althusser.
En premier lieu, je relèverai l'importance
attribuée par l'auteur à la théorie de la culture, qui est bien peu l'objet d'études
de la part des philosophes ou des philosophes du droit européens, puisqu'ils ne
considérent ce thème que sous l'angle exclusif de la Sociologie ou de
l'Anthropologie. Pour Trigeaud, l'idée de culture exige, au contraire, une
appréciation de caractère ontologique, en lui fournissant comme base le concept
de "singulier concret", lequel se présente, dans le champ juridique,
sous l'aspect du "droit premier".
En second lieu, je dois avertir que, selon
le professeur de Bordeaux, le "droit concret" n'est en rien un droit
dérivé, comme ceux que constate la DUDH, mais un concept ontologique
primordial, à partir duquel se constitue la Science du droit, à laquelle il
n'est pas permis de se perdre en des généralités
qui, à son sens, la compromettraient.
Pour Trigeaud, la notion de "droit
premier" doit respecter les raisons ontologiques de l'expérience
juridique, en impliquant une "casalité finale, déontique ou normative, qui
ne saurait être une causalité transitive", de façon à établir, originairement,
"les concepts typiquement juridiques de responsabilité ou d'imputation
volontaire, associés à ceux de culpabilité", un problème auquel notre
auteur a consacré l'une de ses principales oeuvres : L'homme coupable, publié en 1999.
Trigeaud se rattache dès lors à un personnalisme réaliste, non susceptible
de se confondre avec celui émané de Kant ou de Hegel, vu qu'il est fondé sur
"le statut ontologique distinct de la personne comme universel radicalement singulier dans l'existence, capté selon les
intuitions de l'esprit" (...).
"Ce personnalisme, affirme-t-il, s'inspire du réalisme, par la
reconnaissance d'un donné d'être et
porteur de valeur irréductible".
Nous voyons, par conséquent, que la théorie
de Trigeaud est "anhistorique", ayant pour base un intuitionnisme
radical, déterminant une "singularité du concret", à partir de
laquelle, non seulement se comprend, mais doit se développer la Science du
droit en y soumettant toutes les généralités abstraites.
Il déclare que cela peut correspondre à
l'existence des Invariants axiologiques,
mais sans concorder vraiment avec mon "historicisme axiologique",
ainsi que le qualifie Luigi Bagolini, de l'Université de Bologne.
Je suis entièrement de l'avis de Trigeaud quand
il critique certaines doctrines philosophico-juridiques qui s'égarent dans une
théorie abstraite du langage, sans tenir compte de la relevance de valeur
primordiale de cela-même qui est l'objet de la communication, sans qu'il me
paraisse pour autant possible d'"intuitionner" les présupposés de la
Gnoséologie juridique, comme conditionnement de toutes les modalités de la
pensée dialectique.
Je ne saurais l'entendre ainsi, tant il me paraît
suffisant d'admettre que le Droit soit déjà culturel et pleinement tel "en
tant qu'il nous ouvre à l'universalité ou déjà à l'unique".
Il ne me semble pas, en somme,
indispensable d'introduire une vision concrète du Droit pouvant résulter d'un
"concept singulier", sans concéder que le Droit est culturel ab initio, une fois reconnu que toute
relation juridique présuppose deux ou plusieurs personnes qui se lient entre
elles en raison de biens et de valeurs.
Le grand mérite d'Aristote fut de
substituer à l'idée de l'Un de Platon celle de l'Etre, fixant sur de nouvelles
bases les recherches ontologiques.
Partant, l'on doit à Vico et à Hegel
d'avoir démontré "l'essentialité du monde historique", ou, pour mieux
dire, du "monde de la culture", dont l'universalité ontologique a
reçu son ultime instrument de démonstration du concept d'"a priori
culturel".
En dépit de ces divergences, on ne peut
nier l'originalité de la thèse de Jean-Marc Trigeaud, comme son mérite, en un
milieu hostile, d'avoir situé la problématique du Droit en fonction de l'idée
de culture, en critiquant à juste raison les doctrines philosophico-juridiques
qui refusent de s'enraciner dans l'expérience juridique concrète, mais
constituent de simples "représentations" abstraites de la réalité juridique.
Miguel Reale
Texte publié en brésilien dans la Revista Brasileira de Filosofia
(Instituto Brasileiro de Filosofia, Sâo Paulo, dir. M. Reale), Vol. LII, Fasc. 205, março 2002, p. 105-107.
Note
J.-M. T. :
"Ce texte est symbolique en effet : l'idée
de "Droits premiers" n'est pas seulement inspirée par l'entreprise
des "arts premiers" du quai Branly ; elle l'est aussi par le
mouvement culturaliste dont Reale a été l'initiateur à Sâo Paulo, là où se
forma d'ailleurs, grâce à lui, la fameuse école française des sciences humaines
illustrée par La pensée sauvage, puis
développée à l'Unesco.
Droits
premiers s'ouvre par un
article publié à l'occasion d'un colloque international sur la pensée de Reale
à l'Université de Porto Alegre en 2000, article qui reprend le culturalisme et
qui tente de le dépasser dans la voie d'une métaphysique de la connaissance négative du singulier touchant les personnes et les cultures."