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© THÈMES VIII/2003
L'“Affaire
Schweigaard”(*)
par William Fovet
Directeur
du Département d'études scandinaves de l'Université Lumière Lyon 2
__________________________________________
(Univ. Lumière
Lyon 2, dir. W. Fovet, juin 2002 ; revue Nordiques)
Auteur de nombreux articles sur la philosophie
européenne et tout particulièrement scandinave mais aussi italienne, William
Fovet est maître de conférences à l'Université Lumière Lyon 2 et directeur de
la section des Études scandinaves de cette université.
Il a organisé il y a quelques mois (2 et 3
juin 2003) un colloque international sous le titre Rencontre internordique de philosophie qui constitue véritablement
une première en France et qui a remporté un vif succès. Les actes en sont
publiés prochainement dans un numéro spécial de la revue Nordiques (n° 3, 2004) ; la présentation générale en est due au
maître d'œuvre lui-même dans un texte pénétrant, énergique et parfois plein
d'humour.
Venus des différents pays composants le
"grand nord", les participants à cette manifestation furent islandais
(P. Skulason), finlandais (L. Hertzberg), danois (P. Kemp, S. Gosvig Olesen),
norvégiens (G. Skirbbek, A. Utaker) et suédois (J. Bengtsson) ; ils traitèrent
certes de thèmes liés aux courants de philosophie moderne, notamment
phénoménologique ou d'analyse de langage, mais ils visèrent à faire ressortir
les tendances propres d'une philosophie scandinave débarrassée des influences
de la philosophie germanique classique et de la philosophie anglo-saxonne
moderne, et qui permette de "revendiquer les droits d'une réflexion qui
valorise le concret, l'actualité et l'être-homme", comme le dit W. Fovet.
Le nom de G. H. von Wright est familier même dans l'univers de la logique et de
l'herméneutique juridique, mais qui connaît par exemple celui de H. Skjervheim
que s'efforce de faire découvrir un penseur lui-même original : Gunnar Skirbekk
(dont un article est paru dans le fascicule précédent de Thèmes)? Ce n'est qu'un exemple parmi plusieurs.
Sans doute est-ce la difficulté fondamentale
pour ces régions méconnues de notre grande Europe : elles n'ont été perçues que
sous le mode réducteur et exclusif de leur rapport à certains hégémonismes
culturels que la post-modernité conduit enfin à relativiser. Comme on l'a eu
fait en esthétique, dans le domaine musical, cinématographique, ou plus
traditionnellement littéraire, sur fond de mythes et de récits épiques, ou à
propos du roman du XXe s., il serait
opportun d'accueillir sans projections un type d'approche philosophique en
l'occurrence inédit, et de lui permettre en tout cas, pour reprendre les images
et formules de William Fovet, de "sortir de sa nuit" et d'accéder
"à une dignité plus haute que celle du haugfolk, ce peuple
souterrain de la croyance populaire norvégienne".
L'observation s'impose également en matière juridique, où l'on
sait que les mouvements doctrinaux prolifèrent dans le siècle écoulé,
relativement aux sources et à l'interprétation du droit : écoles "effectivistes"
ou "réceptionnistes", réalistes ou utilitaristes. Il a souvent semblé
que les penseurs scandinaves s'apparentaient à ceux déjà connus dans la culture
germanique ou anglo-saxonne, américaine surtout, de l'époque antérieure, sans que
l'on se soit préoccupé davantage de leur spécificité ni de leurs autres formes
d'engagements théoriques échappant aux classements habituels. Les actes de ce
colloque ouvrent à une réflexion de fond qui devrait aider le philosophe du
droit à étendre et à prolonger ses analyses et à fortifier au moins sa
curiosité.
J.-M. T
________________________________
En exergue,
une citation empruntée au texte dont l'exhumation nous semblera urgente: “La
philosophie allemande a fait beaucoup de mal, elle a égaré beaucoup de bons
esprits; il est temps d'en finir avec elle”. C'est par cette phrase, grave,
qu'un jeune Norvégien, contemporain de Kierkegaard, conclut un article, écrit
en français, au fil duquel il s'applique à élucider ce que “philosopher
allemandement” veut dire. Pour le situer, un rappel du contexte historique et
idéologique dans lequel il s'inscrit est nécessaire.
Les canons
qui ont grondé pendant les guerres de la Révolution et de l'Empire sentent
encore la poudre. Nous sommes en 1814, après un peu plus de quatre siècles de
tutelle danoise, et les Norvégiens se dotent enfin d'une Constitution propre
(c'est la Constitution d'Eidsvoll du 17 mai), mais ne peuvent éviter de signer
la Convention de Moss (le 14 août) qui les unit avec les Suédois sous un même
roi[1]. Cette
union, que la situation européenne des années 1807–1814 a provoquée, va être
dissoute en 1905. Cependant, même après son indépendance totale, la Norvège
peine à sortir du dilemme qui la déchire depuis le début du XIXe siècle: pour relever les défis que son avenir lui réserve,
doit-elle emboîter le pas aux Danois, imiter leur culture, continuer à parler
leur langue et adhérer à des valeurs sinon universelles du moins européennes,
ou bien redécouvrir une identité typiquement norvégienne, retourner aux sources
qui évoquent un passé glorieux et réinventer un idiome perdu? Le problème est
clairement posé au lendemain de la Révolution de Juillet quand la Norvège
intellectuelle se scinde en deux phalanges: d'un côté l'Intelligenskretsen, le “cercle de l'intelligence” danophile, de
l'autre le Norskhetspartiet, le
“parti de la norvégianité”.
C'est à ce
moment-là précisément que le consensus qui régnait alors sur les notions d'État
et de peuple tourne au dissensus, sans que cela porte toutefois atteinte à ce
qu'il convient d'appeler, déjà, un patriotisme constitutionnel. En effet, la
Constitution d'Eidsvoll avait été l'ouvrage d'une classe de fonctionnaires
formés à la danoise, souvent d'origine étrangère; après 1814, ces mandarins se
trouvent naturellement investis du pouvoir de diriger les affaires du jeune
État. Ils agissent au nom du peuple norvégien dont la conscience identitaire
avait reçu l'adrénaline, au XVIIIe siècle,
d'une nationalisation croissante de la culture: le climat, la topographie, la
catégorie sociale des paysans de franc-alleu (odelsbonde) et même la pratique du ski étaient considérées comme
des réalités typiquement norvégiennes. Le consensus commence à être remis en
cause au cours des quinze années qui suivent, et cela de l'intérieur, au sein
même de la classe des fonctionnaires[2], notamment
par les Wergeland père et fils qui proclament haut et clair que la culture
danoise est un élément étranger à la Norvège et que les héros de l'histoire
norvégienne ont été les classes populaires des campagnes (allmuen)[3]. Cette
relecture, par les romantiques nationaux, de l'histoire norvégienne, ne visait
pas à exclure les fonctionnaires du pouvoir. Plus tard, à partir des années
1870, les nationalistes populaires tels que Arne Garborg ou Ivar Aasen, issus,
eux, d'autres couches sociales, vont vouloir exclure les mandarins de la
nation, de l'État, du pays en les accusant d'une double trahison: sur le plan
culturel d'abord, parce qu'ils ont refusé de couper le cordon linguistique avec
le Danemark, puis pour des raisons d'ordre politique du fait de leur soutien
apporté à la Suède et à l'union avec ce pays. Aux yeux de ces nationalistes
populaires, l'État, c'est-à-dire les fonctionnaires danophiles et suédophiles
qui en forment l'appareil, doit être dissocié du peuple, de la nation
norvégienne[4]. Le fossé se creuse davantage entre les deux Norvège, même sur le
plan linguistique: la première, Norge,
s'efforce bon gré mal gré de purger la langue de tous les danismes, la seconde,
Noreg, reconstitue un idiome,
aujourd'hui baptisé néo-norvégien ou nynorsk,
à partir de dialectes parlés dans les vallées de l'Ouest. Malgré les tentatives
de rapprochement dont témoignent les réformes du XXe siècle, le dédoublement linguistique, la “schizoglossie” dont
parlait le linguiste américain Einar Haugen, subsiste[5].
Conceptuellement parlant, la Norvège d'aujourd'hui en tant que nation
européenne est encore un pays du XIXe siècle: les
partisans d'une adhésion à l'Europe n'ont pas réussi à remplir les concepts de
peuple, d'État et d'union d'un autre contenu que celui qu'avaient fixé, par
usurpation, les nationalistes populaires il y a cent ans.
On serait
tenté de décrire l'alternative norvégienne en ayant recours aux paires
conceptuelles Gesellschaft – Gemeinschaft, civilisation – culture,
universalisme – esprit ou âme du peuple, Lumières – romantisme. En effet,
Henrik Wergeland, le premier grand porte-parole des “Norvégo-norvégiens”,
considère que l'esprit national s'est éteint mais que l'âme du peuple a survécu. Un peu plus tard, Christopher Bruun mènera
un combat acharné pour que le peuple norvégien prenne pleinement conscience de
son identité nationale, au grand dam des danophiles qui, héritiers des
Lumières, craignent un repliement sur soi-même fatal au pays. C'est dans ce
cadre-là qu'il serait possible d'approfondir une réflexion sur le nynorsk, création linguistique
incontestablement sous-tendue par l'idée métaphysique d'authenticité et partant
par celle d'une communauté — ou unité — organique nourrie d'une culture commune
au sein de laquelle les rapports de compréhension seraient immédiats[6]. Il me
semble que les danophiles du XIXe siècle
considèrent, quant à eux, que les interlocuteurs au sein de la société
contractualiste qui se met ou qu'ils mettent en place se comprennent à
l'horizon d'un langage commun, c'est-à-dire que la culture, les mœurs du pays,
mais surtout ses institutions, sa législation, sa constitution leur servent de
médiation. Là où les romantiques, qu'ils soient nationaux ou populaires,
revendiquent l'existence d'une communauté affective et d'une identité-destin
sur lesquelles ils fondent leurs espoirs d'une renaissance norvégienne, les
danophiles parlent plutôt d'un projet en définissant leur appartenance non pas
à une communauté, mais à un jeu, un horizon tiers. Cependant, ces remarques ne
sont pertinentes que pour les représentants radicaux des deux parties adverses,
qui deviendront aussi des partis politiques. De part et d'autre, il est
nécessaire de discerner des divergences d'opinion: les romantiques n'envisagent
pas que la langue reconstituée par Aasen puisse avoir un usage pratique,
d'ailleurs même chez Aasen la norvégianité n'est pas inconciliable avec la
culture européenne; le poète et tribun populaire Bjørnstjerne Bjørnson, qui
publie son premier Conte Paysan en
1857, est d'abord solidaire des aspirations culturelles et démocratiques de
Bruun mais cette alliance fait vite faillite[7]; côté
danophile, Johan Welhaven n'est sans doute pas cet antipode de Henrik Wergeland
qui est passé à la postérité puisqu'on retrouve chez lui et le concept de
nation politique et celui de nation culturelle[8].
C'est à tort qu'on
a parlé de “patriotes” pour ne désigner que ceux qui appartenaient au parti de
la norvégianité. Leurs adversaires, et notamment Welhaven, qui s'engage dans la
célèbre “bataille des bouts de papier” contre Wergeland[9], conclut son
Aube de la Norvège (Norges Dæmring, 1834) par des vers qu'aurait pu écrire son rival:
Oui, paysan, il est sacré, le sol de
la patrie,
et la Norvège sera un jour ce qu'elle
fut,
sur terre et sur les flots, dans le
concert des peuples.
Le
patriotisme et son emblème, la Constitution d'Eidsvoll dont Wergeland écrira
l'histoire, est en ce début du XIXe siècle le
ciment qui lie les parties adverses les unes aux autres. De sujets qu'ils
étaient, les Norvégiens sont en effet devenus des citoyens[10]. 1814 est
l'année d'une révolution politique, même si cette révolution fait sentir ses
effets dans les cœurs plutôt que dans les actes, car le corps de fonctionnaires
de l'ancienne monarchie reste en place, le pays traverse une crise économique
des plus aiguës et la vie culturelle est toujours dominée par le Danemark.
C'est la génération suivante qui va rompre la routine, celle qui a été formée à
la Frederiks Universitet de Christiania, fondée en 1811, ouverte en 1813, avec
dix-huit étudiants et sept professeurs, et dont la vocation était de pourvoir
le nouvel État de juristes, de théologiens, de médecins et de philologues, mais
surtout de juristes[11], car eux
seuls étaient en mesure de créer de nouveaux liens fiduciaires entre la société
civile et l'État. Par le biais de normes et de règles juridiques, un État de
droit était en train de naître dont le peaufinage allait rapidement être confié
aux Dioskures Frederik Stang et Anton Martin Schweigaard.
Stang, né en
1808, passe son examen de droit en 1828, un an plus tard il donne des cours de
droit à l'Université de Christiania, de 1831 à 1835 il y enseigne en qualité de
lecteur. Au moment où il quitte l'université, avant de devenir avocat à la Cour
suprême de Norvège (høyesterettsadvokat)
puis avocat du gouvernement et enfin membre du gouvernement à partir de 1845[12], Stang
expose sa conception de la politique gouvernementale dont voici la substance:
un gouvernement actif est la condition du progrès diversifié et systématique de
la société[13]. Tous les
efforts de Stang visent à faire du gouvernement un organe de pouvoir puissant
et interventionniste en aménageant petit à petit un espace d'autodétermination,
c'est-à-dire avant tout un pouvoir de cooptation, sur deux fronts: vis-à-vis du
roi à Stockholm[14] et vis-à-vis
de l'opposition paysanne au sein du Parlement[15]. Pour Rune
Slagstad[16], l'État de
droit, le démocratisme et le dynamisme politique sont les trois éléments de
l'idéologie, de l'“élitisme démocratique”, de Stang.
L'autre
“stratège national” de la percée moderne en Norvège s'appelle Schweigaard. Lui
aussi, il est né en 1808, lui aussi appartient à ce cercle de jeunes ambitieux
rassemblés autour du comte Wedel, et lui aussi est juriste. En 1835, il obtient
le poste laissé vacant par son ami et maître Stang. Cinq ans plus tard, par
l'intercession du comte Wedel, il devient titulaire de la chaire nouvellement
créée de “jurisprudence, économie politique et statistique”. En 1842 il est élu
au Parlement, il y restera jusqu'à sa mort en 1870 en qualité de Président de
la commission du commerce et de l'industrie.
Il convient
de souligner deux aspects dans la carrière de Schweigaard. Le premier concerne
sa conception du droit qu'il exprime pour la première fois en 1834 dans un
texte intitulé “Considérations sur l'état actuel de la science juridique en
Allemagne”[17]. Le jeune
Schweigaard y rejette catégoriquement le droit naturel. Son enseignement
universitaire, ses ouvrages (notamment Commentaire
du code pénal norvégien et La
procédure norvégienne[18]) et ses
activités de parlementaire sont marqués par l'idée selon laquelle il n'existe
que le droit positif et que la formule juridique juste est celle qui donne le
maximum d'“atomes d'utilité”. Par cette maxime, Schweigaard, porte-drapeau
idéologique du cercle de l'intelligence, introduit, dit-on, l'utilitarisme dans
le droit, lequel tourne alors le dos à la philosophie et s'ouvre à l'économie
politique et à la statistique. Son enseignement sera fécond et poursuivi par
son élève, le futur professeur de droit Torkel Aschehoug qui considère que la
société n'est le résultat ni de hasards ni de circonstances données et
immuables mais de “causes”. Dans l'esprit de cette “physique sociale” modulée
selon les critères de la réalité norvégienne de l'époque, la statistique permet
par exemple de déterminer les causes sociales de la pauvreté ce qui conduit
politiques et législateurs à prendre des décisions, fondées scientifiquement et
rationnellement, afin de trouver les moyens d'éradiquer ces causes. Une autre
retombée du réformisme scientifique de Schweigaard sera la réforme scolaire
mise en œuvre par Ole Jacob Broch et Hartvig Nissen qui aboutit en 1843 à la
création de la “Nissens Latin- og Realskole”, où les sciences naturelles (realfag) font dorénavant partie des
matières enseignées. En 1832, dans la revue Vidar,
Schweigaard avait en effet publié son premier article au titre évocateur: “De
la nécessité de réduire l'ampleur de l'étude des langues dans notre
Instruction”[19]. Il y
considérait que le système traditionnel de l'éducation classique n'était que le
fantôme d'une époque révolue et qu'il fallait remplacer le latin et le grec par
des matières modernes. La réforme de 1843 est un compromis, l'école comporte
encore une filière classique car Stang ne partage pas avec le même enthousiasme
le radicalisme pédagogique de Schweigaard. Mais Broch, le mathématicien qui
finira ses jours à Paris après avoir été directeur du Bureau international des
poids et mesures de Sèvres, œuvre en faveur d'une division de la faculté de
philosophie en une faculté d'histoire et de philosophie et une autre de
mathématiques et de sciences naturelles dont il sera le premier doyen en 1860[20]. On lui doit
aussi la création, en 1869, d'un baccalauréat ès sciences (realartium). Lorsque la Norvège, en 1896, sera le premier pays
européen qui n'exige plus de connaissances en langue latine pour être admis à
l'université, on y verra comme l'aboutissement des idées de Schweigaard en
matière d'éducation.
Le réformisme
scientifique de Schweigaard, qui imprègne pendant longtemps la science
juridique et la jurisprudence norvégiennes, a les mêmes prémisses que le
programme ou projet de modernisation de la Norvège formulé par Stang. Ces
prémisses sous-tendent également la doctrine économique de Schweigaard, qui
fait l'objet de ses cours magistraux de 1847 et qui est le second aspect qu'il
importe de souligner. L'idéologie d'une économie de marché capitaliste
autorégulatrice, c'est-à-dire dans le langage de l'époque, le libéralisme de
l'École anglaise, doit être corrigée par l'idée selon laquelle la croissance
économique est certes un objectif important de l'économie politique, mais que
le plus important est de promouvoir le progrès moral et le perfectionnement des
institutions politiques et judiciaires. Pour ce faire, l'intervention de l'État
est nécessaire, d'où un libéralisme planifié, un capitalisme mis en scène
étatiquement, qui avec un Parlement élu sur une base relativement démocratique
font déjà de la Norvège l'aile gauche du modèle scandinave[21].
Le
Schweigaard qui est passé à la postérité est l'idéologue libéral, utilitariste,
pragmatique. Sans doute en raison du radicalisme de sa position politique, que
je viens rapidement d'illustrer, mais peut-être encore à cause de la
stupéfaction qu'il jette dans son propre camp. Revenons à Welhaven, son ami de
jeunesse, qui peu après la guerre des bouts de papier forment avec Schweigaard
notamment un groupe dissident qui donne naissance à l'Association norvégienne
des Étudiants et anime la revue Vidar.
Welhaven est un Berguénois sensible, mal à l'aise dans la capitale, il a besoin
de soutien dans cette polémique qu'il vient d'engager avec la horde de
Wergeland. Schweigaard est cet ami qui lui apporte encouragement et réconfort.
On en a la preuve dans une lettre que Welhaven adresse à Johan Dahl peu après
le départ de Schweigaard pour Berlin et Paris, départ qui avait fait l'objet
d'une cérémonie d'adieux pour laquelle Welhaven avait composé un poème à la
gloire du “fils le plus cher” de la Norvège[22]. On sait
également que Schweigaard, dans un article publié dans Vidar intitulé A propos de l'antidanité
littéraire, avait exprimé des opinions reprises poétiquement par Welhaven
dans sa célèbre Aube de la Norvège[23]. Toutefois,
lorsque Schweigaard, de retour à Christiania, donne ses premiers cours à
l'université sur le thème de la méthode générale des sciences, il trouble son
auditoire. Welhaven, qui n'a pas encore assisté à ces cours, confie le 14
octobre 1835 à son ami danois Orla Lehmann[24] qu'il n'a
entendu que des plaintes, que Schweigaard pousse trop fort la destruction (“han
river for stærkt ned”), que de cette manière on ne sait plus qui sont les vrais
et qui sont les faux prophètes. Un mois plus tard, le 16 novembre, dans une
nouvelle lettre à Lehmann, il ajoute: ”A présent j'ai entendu Schweigaard assez
souvent, et son opinion est sans équivoque. Comme vous pouvez le savoir, il
prêche l'empirie pure et annonce le déclin de la contrainte du système. Bien
que son discours soit instructif, il me faut pourtant le qualifier de médiocre
car il est affecté, décousu et froid. Sans doute Schweigaard ne se doute-t-il
pas lui-même qu'il est très pénible de l'entendre […] J'essaie à tout le moins
de me dispenser du devoir désagréable de lui faire savoir mon opinion et celle
que j'ai entendue du public au sujet de sa propre méthode qui consiste à
préférer le général”[25].
Par “le
général”, il faut entendre la méthode inductive que préconise alors Schweigaard
et qu'il appelle aussi la “méthode analytico-descriptive” par opposition à la
“déduction systématique”. L'induction, ou généralisation, qui procède des faits
contingents aux lois nécessaires, l'analyse, la description puis le criblage
des données quantifiables de l'expérience en vue d'obtenir des résultats vont
amener Welhaven, à peine dix ans plus tard, à faire un bilan plutôt décevant de
l'entreprise de modernisation de la Norvège menée par le cercle de
l'intelligence. Welhaven déplore qu'un “mirage de vitesse” se soit emparé de
toutes les sphères de l'activité humaine. Le progrès de la culture matérielle
est promu, constate-t-il, au détriment du progrès de l'ennoblissement
spirituel, les triomphes rapides et éblouissants de l'entendement sont préférés
à l'avancement de l'examen de conscience et de la conscience de soi[26]. Trois ans
plus tard, dans un discours prononcé à l'occasion de l'inscription des nouveaux
étudiants à l'université, le professeur de philosophie qu'est devenu Welhaven
affirmera qu'aucun progrès, aucune somme de connaissances nouvellement
acquises, ne saurait invalider l'idée, chère à l'Antiquité, que les sciences
sont des sciences humaines[27].
On pourrait
gloser longtemps sur les raisons qui poussent Welhaven à se désolidariser de
son ami de jeunesse. Il semble, et ce sera l'objet d'une autre étude, que ces
deux contemporains de Kierkegaard ne partagent pas la même l'idée recouverte
par le concept de “Réel”: là où Schweigaard parle d'“empirie” ou
d'“expérience”, Welhaven entend et attend “existence”, terme que le père de
l'existentialisme au Danemark lui aurait emprunté par le biais du philosophe
danois Fredrik Christian Sibbern[28]. Mais
Welhaven ménage son ami[29], alors que
les adversaires norvégiens de Schweigaard lui imputent unanimement et, à mon
avis, à tort, la mort de la vie philosophique norvégienne, mort qu'ils font
remonter à l'année 1835. Pourquoi 1835?
Schweigaard
obtient son examen de droit avec les félicitations du jury en 1832 et demande
alors au gouvernement une bourse pour entreprendre un voyage d'étude à
l'étranger. En octobre 1833, il part pour Lund, embarque à destination de
Greifswald et arrive le 27 novembre à Berlin. Il y reste cinq mois et après un
long périple via Leipzig, Vienne et la Suisse il se rend à Paris. La vie
intellectuelle et culturelle avec laquelle il entre en contact en Allemagne lui
inspire un tel dégoût qu'il écrit à Welhaven qu'en pensant au dernier écrit de Heine
sur la littérature allemande[30] il ressent à
quel point cet auteur a parlé avec la conviction intime de son cœur et que s'il
était là il se ferait son serviteur et ami[31]. Arrivé à
Paris, où l'Allemagne staëlienne est chérie et choyée intérieurement[32], Schweigaard
rencontre Heine. Dans une nouvelle lettre adressée à Welhaven écrite la veille
de Noël de l'année 1834, il raconte comment, lors d'une conversation avec
Heine, l'idée lui est venue d'écrire un article sur la philosophie allemande[33]. Cet
article, intitulé “De la philosophie allemande”, paraît dans une livraison de
janvier 1835 de la revue La France
littéraire animée alors par Charles Malo. Deux indices permettent
d'expliquer pourquoi Schweigaard réussit à “placer” son texte car il est encore
un jeune inconnu, son français est maladroit et son texte superficiel dans
l'ensemble. La France littéraire est
l'organe concurrent de la Revue de Paris,
de la Revue des Deux Mondes et de L'Artiste, et Charles Malo, qui
s'efforce de ressusciter l'ancienne école, aime confier la sauvegarde de la
pensée orthodoxe à des personnalités peu en vue[34]. Par
ailleurs, l'année 1835 est celle où la revue ouvre ses colonnes à six poèmes de
Heine traduits et présentés par le marquis de Lagrange. Il est donc possible
que Heine ait introduit notre jeune Norvégien à La France littéraire, car depuis la parution, de mars à décembre
1834 dans la Revue des Deux Mondes,
de son Allemagne depuis Luther
l'écrivain allemand, détenteur d'une compétence directe plus légitime que les
jugements de Mme de Staël en matière d'Allemagne, tient le haut du pavé. Il est
averti aussi de la littérature scandinave de l'époque, à preuve ce témoignage
du Danois H. C. Andersen qui séjourne à Paris en 1833 et écrit à un ami: “J'ai
été introduit à l'Europe littéraire,
une sorte d'athénée pour les hommes de lettres de Paris. J'avais décidé de ne
pas faire appel à Heine, mais le sort a voulu que ce soit la première personne
que j'y rencontre; il s'approcha de moi très aimablement, me parla très
raisonnablement de notre littérature et dit à voix forte, pour que chacun
l'entende, qu'il pensait qu'Œhlenschläger était peut-être le premier poète
d'Europe”[35].
La réception,
en Norvège, de l'article de Schweigaard, qui est aussi sa contribution
philosophique la plus importante, appelle nos commentaires. D'abord pour des
raisons éditoriales: en effet, dès son retour à Christiania Schweigaard envoie
au Ministère un exemplaire de son article accompagné du rapport de son voyage,
mais cet exemplaire s'égare. En 1883, quand les Norvégiens élèvent une statue à
sa mémoire, le juriste Ebbe Hertzberg révèle à grands traits le contenu de
l'article[36]. La même
année, L. M. B. Aubert publie les lettres et mémoires de Schweigaard où il
donne un rapide aperçu de l'article accompagné d'extraits[37]. Mais il
faut attendre l'année 1904 pour que la version norvégienne intégrale du texte
de Schweigaard soit révélée aux lecteurs[38].
Cependant,
les faits et gestes du parlementaire, les réformes qu'il promeut, le
radicalisme des idées qu'il professe à l'université, le rejet du droit naturel
qu'il a exprimé dans son article de 1834 et l'indignation qu'il provoque chez
les Norvégo-norvégiens hypothèquent d'avance l'objectivité du jugement que ses
compatriotes vont porter sur son article de La
France littéraire. Nous avons là, me semble-t-il, un bel exemple
d'anti-intellectualisme, ce même anti-intellectualisme dont les Norvégiens qui
s'intéressent à Schweigaard, et d'autres, aiment à lui faire endosser la
paternité! Nous verrons que ces jugements, par contraste, reflètent assez bien
les deux conceptions du progrès que se faisaient les Norvégiens au XIXe siècle, et même plus tard.
Prenons les
premiers spécimens de critique publique d'avant 1904. Dès 1846, Rolf Olsen,
futur juge de première instance, déplore dans le journal Morgenbladet que Schweigaard et ses collègues, qui ne seraient rien
d'autre que des copies de lui-même, refusent la “partie philosophique” de la
science juridique. Partant, le droit en Norvège est privé de cet élan
scientifique qui consiste à approuver certains principes ou certaines idées
directrices générales, l'étude de la jurisprudence en Norvège, affirme Olsen,
est la plus ennuyeuse de toutes[39]. Un peu
avant, Aasmund Olafsson Vinje, un des premiers écrivains norvégiens qui
utilisent le landsmaal d'Ivar Aasen,
écrit dans sa revue Dølen: “Lorsque
nous objectons que ce n'est pas lui qui a détourné notre pays de la philosophie
métaphysique allemande et l'a fait basculer dans la philosophie de l'induction
française et anglaise, eh bien, nous ne connaissons pas cet homme. Il avait
pensé tourner le dos à tout ce qui s'appelle philosophie pour ne laisser
derrière lui que sa ‘méthode analytico-descriptive’, à savoir l'interprétation
et l'enregistrement de chaque fait et de chaque occurrence. Il voulait certes
établir un rapport entre eux mais c'était un autre rapport que celui qui
pouvait être qualifié de philosophique”[40]. Dans les
années 1860, Schweigaard est désigné comme le “grand apôtre du matérialisme
dans la politique norvégienne”[41]. Dans son
cours inaugural de 1887, le professeur de droit Francis Hagerup, qui va devenir
Premier ministre au tournant du siècle, critique l'“atomisme juridique” de
Schweigaard et revendique la nécessité d'un “dogmatisme juridique”[42]. Il oppose à
la méthode analytico-descriptive la méthode constructive qui consiste à
systématiser les lois et les normes juridiques et à éclaircir la logique
intrinsèque de la matière juridique afin de construire un édifice systématique.
Pour Hagerup, la faculté que possède le droit de stabiliser le changement en
fait un lien de la société[43]. Le
témoignage qu'apporte l'historien Ernst Sars en 1904 coïncide avec celui de
Bjørnson qui à la mort de Schweigaard le considérait comme un “régulateur
logique”, comme “le plus grand entendement parmi ses contemporains norvégiens”,
qui “repoussait toute obscurité, tout mysticisme”[44]. Sars
entonne le même refrain: “Ses limites apparaissaient dans son aversion
exacerbée contre tout ce qui ne se laisse pas formuler clairement et avec
fermeté […] contre toutes les propositions générales fracassantes, contre tout
ce qui sent la fantasmagorie, les chimères, l'enthousiasme obscur”. Sars, le
positiviste qui voulait développer la science historique sur le modèle des
sciences exactes et en faire une discipline permettant de prédire l'avenir en
connaissance de la légalité des phénomènes historiques, a beaucoup de sympathie
pour Schweigaard. Mais il estime que sa position en matière de philosophie du
droit revient à “enfermer l'esprit humain dans une prison pour éviter qu'il
soit pris de vertige et ébloui par une ouverture d'horizon trop vaste”[45]. Le
positivisme de Sars est en effet teinté, comme sa foi dans le progrès, d'une
vision holiste, d'une conception cohérente de l'existence, car, écrit-il, “à la
longue il n'est pas possible de repousser l'exigence d'unité et d'harmonie
propre à l'esprit humain”[46].
Dix ans plus
tard — l'article de Schweigaard est alors traduit en norvégien — Hertzberg
déclare que le Commentaire du code pénal
norvégien et La procédure norvégienne
de Schweigaard ressemblent plutôt à une “boîte à outils bien garnie”, qu'il y
manque un cadre idéel et historique et qu'avec son article sur la philosophie
allemande il a rompu le lien qui unissait la philosophie à la jurisprudence
norvégienne[47]. La même
année, Lilly Heber, qui publie un livre sur les Norvégiens du XIXe siècle, confirme ce verdict, le texte de Schweigaard n'est rien
d'autre qu'un plaidoyer pour la méthode scientifique empirique[48]. En 1958,
Carl Lund, qui s'intéresse plus particulièrement au parlementaire Schweigaard,
récite la même litanie: Schweigaard a étouffé la philosophie dans le droit
norvégien, l'alternative qu'il propose à la philosophie allemande est la
méthode scientifique empirique[49].
Les
philosophes, eux, plutôt que de confronter un idéal “communautarien” ou une
vision holiste, sur fond de “bien social”, au prétendu individualisme ou
atomisme de Schweigaard, vont s'attacher, à une notable exception près, à
contester l'originalité de sa contribution française.
C'est Anathon
Aall qui ouvre la marche en 1916. Depuis 1908, il est professeur de philosophie
à Kristiania. Aall est l'auteur d'un ouvrage de référence sur la philosophie
dans le Nord qui paraît en 1919[50]. Son
positivisme l'amènera à abandonner la philosophie pour se tourner vers la
psychologie expérimentale[51]. Aussi les
premiers chapitres de son livre où il examine la philosophie norvégienne
sont-ils un règlement de comptes avec l'hégélianisme dogmatique de Monrad qui
domine pratiquement toute la seconde moitié du XIXe siècle en Norvège[52], et partant,
une mise en valeur de l'apport schweigaardien. Aall écrit sans ambages que les
étudiants norvégiens, jusqu'en 1860–1870, ont souffert de malnutrition. Il
qualifie cette période qui commence en 1814 avec le départ de Treschow, le premier
philosophe appelé à professer à Christiania, de “période stérile” (det døde
tidsrum). Il ne retient à peu près
rien de Welhaven qui devient lecteur de philosophie en 1840 puis professeur en
1846. Aall estime que ce poste aurait mieux convenu à Schweigaard chez lequel
il entrevoit l'“âme d'un réformateur” qui est à l'origine d'une tentative
révolutionnaire d'introduire un nouvel esprit scientifique sans précédent dans
l'histoire de l'université norvégienne[53]. Trois ans
plus tôt, lors d'une conférence[54], Aall
s'était penché pour la première fois sur le texte de Schweigaard qui est lui
aussi un règlement de comptes en bonne et due forme avec l'idéalisme allemand
et tout particulièrement avec le système de Hegel. Le jugement de Aall est
ambivalent: il constate que si Schweigaard n'a su venir à bout de
l'hégélianisme, il a toutefois réussi à excommunier la philosophie de la
science juridique, condamnant et la spéculation stérile et cette philosophie
qui aurait pu porter quelques fruits. Mais l'objet de cette conférence est de
relativiser l'originalité des idées de Schweigaard qui se serait inspiré pour
l'essentiel du professeur allemand Friedrich Eduard Beneke, penseur dissident
dans l'Allemagne de l'époque que Schweigaard a effectivement rencontré à Berlin[55].
Aall souligne
à juste titre, mais sans s'y attarder, l'influence possible de Schleiermacher,
que l'Université de Christiania avait solennellement accueilli en septembre
1833[56].
Schleiermacher aurait discuté des heures entières de questions éthiques avec
son collègue Treschow, qui était alors alité et mourut quelques jours plus tard
(le 22 septembre). Au mois de septembre de cette même année, Schweigaard est
sur le point d'entamer son voyage d'étude, ses amis lui préparent une cérémonie
d'adieux (le 27 septembre), il a sans doute rencontré Schleiermacher. Est-ce la
raison pour laquelle l'auteur des Grundlinien
einer Kritik der bisherigen Sittenlehre soit le seul Allemand récupéré par
Schweigaard[57]?
Par ailleurs,
selon Aall, Schweigaard ne doit rien à Treschow, presque rien à l'ami et au
maître de Kierkegaard, le Danois Poul Møller[58], qui, sans
doute encore hégélien, enseigne la philosophie à Christiania de 1826 à 1830 et
que Schweigaard fréquente lors d'un rapide séjour à Copenhague en 1835.
Cependant, il est douteux que Schweigaard n'ait pas eu écho du grand revirement
qui s'annonce chez Møller dès 1834[59], qui aboutit
à un plaidoyer pour l'individuel[60], qu'occulte
la philosophie hégélienne, et qui culmine dans le coup de grâce porté à
l'hégélianisme par le Post-Scriptum
définitif et non-scientifique aux Miettes philosophiques de Søren
Kierkegaard (1846)[61].
L'autre
grande lecture philosophique de la contribution de Schweigaard est due au
Danois Jens Himmelstrup, elle est publiée en 1918 dans la revue norvégienne Edda[62]. Cette
lecture, très instructive et circonstanciée, est aussi la moins entachée
idéologiquement. Himmelstrup est d'abord soucieux de lire comme un ensemble
cohérent les écrits de jeunesse de Schweigaard, ceci afin de montrer, primo,
que la critique schweigaardienne de Hegel ne se limite pas, à la différence de
celle instituée au Danemark, à revendiquer l'existence de la personnalité
individuelle étouffée par la contrainte du système, mais qu'elle met encore en
relief que toute connaissance s'origine dans l'expérience; secundo, et là Himmelstrup touche à un point
essentiel, que cette conception de la connaissance de prime abord empiriste,
qui se traduirait par la nécessité d'une discontinuité du progrès de la
connaissance dans tous les domaines du savoir, donc par un relativisme ou
“atomisme”, n'exclut nullement l'importance d'idées directrices. En relisant
les Considérations sur la science juridique en Allemagne de 1834, Himmelstrup
cherche à obtenir le rachat philosophique de Schweigaard car il y est expressément
écrit que les propositions générales ne peuvent avoir de valeur et d'importance
qu'en tant que “fils conducteurs provisoires” (foreløbige Ledetraade).
La méthode analytico-descriptive n'est pas un refus absolu de la philosophie en
général — ce qui est en soi une évidence pour quiconque daigne faire une
lecture autre que diagonale de Schweigaard —, mais plutôt un ralliement au
“principe de la relativité”, déclare Himmelstrup en attirant l'attention sur
l'écrit de 1832 dans lequel Schweigaard s'applique à défendre les matières
modernes. Il n'a alors que 24 ans mais formule déjà à grands traits ce qui sera
un certain credo philosophique et épistémologique au XXe siècle: “L'essence d'une époque, c'est précisément que son moment
actif, une fois qu'il a cessé de produire tout effet, doit être relayé par un
autre principe qui neutralise l'exclusivisme qui résulte du maintient d'un
système inchangé en dépit d'un changement de situation”[63]. Notre jeune
Norvégien rejette le droit naturel car l'apriorisme des commandements
jusnaturalistes, sans égards pour les besoins humains concrets, implique la
négation des conditions générales de la connaissance humaine. “Le droit, écrit
Schweigaard, est ce qui doit avoir valeur de norme après qu'on a
consciencieusement rassemblé et étudié la totalité des intérêts et des moments”[64]. La loi
idéale, dit-il encore, est celle qui est “la moins imparfaite”. Si Schweigaard,
dès 1834 et même 1832, formule des idées qu'on retrouve en filigrane dans son
texte sur la philosophie allemande, c'est donc que l'influence de Beneke reste
minimale. Selon Himmelstrup, Schweigaard n'avait rencontré, somme toute, qu'un
coreligionnaire à Berlin car il avait déjà élaboré son programme. Sur un point,
Himmelstrup, qui est un kierkegaardien pur et dur[65], reste
pourtant partial quand il affirme que si la science juridique en Norvège, et
avec elle Schweigaard, prend congé de la philosophie du droit à partir de 1836,
c'est à cause de la pensée teintée d'hégélianisme qui traverse presque tout le
siècle et “qui en la personne de Monrad s'est tenue à l'écart des ‘exigences du
jour’ et dans une sublimité mystique s'est abstenue d'aborder des questions
vraiment pratiques et fécondes”[66]. Par dégoût,
donc? On objectera que le jeune Monrad, lecteur de philosophie à partir de 1845
puis professeur en 1851, adopte au début une attitude réservée vis-à-vis de
l'hégélianisme et qu'historiquement il est en mesure de tirer profit de la
réaction critique à laquelle doit répondre l'hégélianisme en Europe. Si, par
ailleurs, l'hégélianisme devient la pensée dominante en Norvège, c'est d'abord
parce qu'il servait les besoins de la cause d'un puissant romantisme national[67] et qu'en
retour celui-ci l'alimentait[68]. La faute,
si faute il y a, n'est pas imputable qu'à Monrad. La réaction de Schweigaard
intervient certes très tôt dans une perspective européenne, mais elle est
“intempestive” dans un contexte norvégien qui n'a pas été touché par le
déferlement de l'idéalisme et où le romantisme tarde mais demande à venir à
maturité. Ainsi, il est fort probable que dans la seconde moitié du siècle, la
Frederiks Universitet de Christiania ait connu un véritable “conflit des
facultés”: la faculté de philosophie d'une part et celle de droit de l'autre
perpétuaient en effet la querelle qui avait opposé le cercle de l'intelligence
à celui de la norvégianité, querelle dont l'enjeu, maintenant explicite,
consistait à promouvoir le processus de civilisation de la Norvège par la
raison instrumentale ou par la
culture[69].
Passons
maintenant à la troisième lecture philosophique du texte de Schweigaard. Elle
paraît un an après celle de Himmelstrup, qu'elle veut compléter[70]. Son auteur
s'appelle Arne Løchen (1850–1930), professeur de philosophie à Kristiania à
partir de 1900. Løchen, que Monrad avait écarté en 1884, s'inscrit, tout comme
Aall, dans le droit fil de la tendance positiviste et empiriste représentée par
Schweigaard. Dans une étude sur Stuart Mill de 1885, il prétend que le
rationalisme a priori est contraire à l'essence même de la science. Lui aussi conteste
l'originalité de l'article de Schweigaard en ce sens qu'il veut y voir — sans
nous convaincre — l'ascendant, par une connaissance de première main, d'Adam
Smith et de Hume, ce qui est naturel pour un expert en matière de pragmatisme
américain à la William James. Sa contribution, dans laquelle, à l'instar de
Himmelstrup et à l'encontre de Aall, il réduit au strict minimum l'apport de
Beneke pour mettre en valeur celui de Treschow, est un hommage rendu au
politique qui a su agir sous la conduite de la seule vérité, vérité que les
contemporains de Løchen “revêtent des lambeaux de la propagande”[71].
Avec la
quatrième et dernière “lecture” philosophique de Schweigaard sur laquelle je
vais m'arrêter, l'affaire prend une tout autre tournure. L'auteur, Gunnar
Skirbekk, né en 1937, est actuellement professeur de philosophie à l'Université
de Bergen créée en 1948.[72] Son texte,
écrit en néo-norvégien, s'intitulerait en traduction française “Schweigaard et
l'irréflexion norvégienne. Histoire criminelle de la prétendue mort de la
philosophie dans la Norvège des années 1830”[73]. Influencé
par la théorie de la communication élaborée par Arne Næss et héritier de la
critique du positivisme instituée par Hans Skjervheim à la fin des années 1950,
Skirbekk est surtout connu pour être le défenseur d'un certain pluralisme
démocratique comme correctif du monisme technocratique[74]. Dans son
article, fracassant, sur Schweigaard qui date de 1983, Skirbekk semble être
resté sourd au rappel à la raison lancé par Himmelstrup quelque soixante ans
auparavant. Il part du constat que les Norvégiens de 1814 se tiraient très bien
d'affaire sans philosophie, que la Constitution d'Eidsvoll avait pour ainsi
dire valeur de droit naturel existant et qu'avec le soutien de ce colossal
consensus, historiens, théologiens et juristes s'attelaient à leur tâche
respective sans avoir besoin de se justifier intellectuellement. Skirbekk
soutient le paradoxe qu'“en vertu d'un consensus de fait au sujet de principes
jusnaturalistes fondamentaux, le juriste Schweigaard, et les juristes et
historiens après lui, pouvaient rejeter la pensée jusnaturaliste”[75]. La
philosophie n'avait donc pas de fonction vitale en Norvège, et cela jusqu'à la
fin des années 1930 lorsque Arne Næss lui conféra enfin ses lettres de noblesse.
Pourtant, selon Skirbekk le “provincialisme intellectuel”, la “variante
norvégienne de l'anti-intellectualisme prosaïque” règnent encore en Norvège. Au
lendemain de l'occupation allemande du pays et de la collaboration norvégienne,
on aurait pu s'attendre, estime Skirbekk, à ce que les Norvégiens fissent leur
examen de conscience et qu'un débat s'ouvrît visant à montrer qu'il existe un
droit naturel au-dessus du droit positif[76]. Mais les
Norvégiens ont préféré réagir moralement en prenant appui sur la religion,
seule garant de la justesse de leur réaction. Par ailleurs, un groupe de
théoriciens du droit et d'historiens, convaincu du nihilisme des valeurs dans
la mouvance de Schweigaard, refusent d'accepter que des normes puissent avoir
une validité intersubjective. La condamnation en bloc des Allemands, l'aversion
contre la philosophie allemande, conclut Skirbekk, ont conduit les Norvégiens,
une fois de plus, à renoncer à aborder la problématique du droit naturel. Il
ajoute en note que la Norvège subit le contrecoup du rejet schweigaardien de la
philosophie allemande lors du débat d'après-guerre autour de la philosophie
existentialiste et plus particulièrement autour de Heidegger[77]. En 1999
encore, Skirbekk entre à nouveau dans le débat à la suite de la parution du
livre de R. Slagstad. Son commentaire sur l'article de Schweigaard, qu'il
rabaisse au rang de “piteux artisanat”, est déconcertant: les plus grands
historiens norvégiens auraient fait sans réserve le panégyrique de ses écrits
de jeunesse[78]. Notre lecture
de leur Wirkungsgeschichte, concept
gadamérien utilisé par Skirbekk lui-même, aboutit à un résultat autrement
nuancé.
***
Curieuse
fortune que celle qu'a connue l'article de Schweigaard qui parcourt en filigrane
l'histoire intellectuelle de la Norvège! Sa réception en Norvège[79] laisse le
lecteur perplexe et soulève bien des questions. Les Norvégiens l'ont-ils
vraiment lu? Pourquoi Skirbekk occulte-t-il complètement l'influence qu'a
exercée Monrad dans la philosophie norvégienne du XIXe siècle, alors que la critique du positivisme déclenchée par
Skjervheim, et dans laquelle il s'inscrit, passait par un retour à Kant et
Hegel et un retour sur Monrad[80]?
La
contribution de Schweigaard n'est pas, de toute évidence, un rejet sans appel
de la philosophie, mais une critique, superficielle il est vrai, de
l'apriorisme, de l'arbitraire, de la raison qu'incarne à ses yeux la
métaphysique spéculative allemande à l'époque de l'idéalisme[81]. Elle
rappelle sur de nombreux points la querelle des universaux qui opposaient
réalistes et nominalistes au Moyen Age. Les nominalistes, et notamment
Guillaume d'Ockham, objectaient que l'observation directe de la nature était
négligée chez les réalistes au profit d'abstractions et de répertoires de mots.
Dans son article, Schweigaard estime que la découverte de la philosophie
allemande est une “découverte de mots”. En constatant que la dialectique
hégélienne, “au lieu de dire que la réalité individuelle ne peut jamais entrer
entière en des notions, et que par là les notions ne sont que des signes
incomplets des choses”, il évoque déjà ce qui sera la problématique du
sémiologue Umberto Eco dans Kant et
l'ornithorynque[82].
Mais la pars destruens de la contribution de
1835, qui pèche contre la déontologie professionnelle par un court-circuitage
de l'apport véritablement positif de l'idéalisme allemand et des tensions qui
l'animent, n'est pas, en dépit d'une ressemblance avec la critique de
l'hégélianisme qui couve alors au Danemark, digne d'un intérêt démesuré. Car il
y a plus dans ce texte riche d'intuitions diffuses, à tel point qu'on est en
droit de se demander si l'auteur n'était pas doué d'une étonnante lucidité et
précocité d'esprit, à moins qu'il y cristallise quantité d'idées qui étaient
débattues dans ce milieu intellectuel dano-norvégien en effervescence.
Schweigaard affirme en effet que “toute la connaissance est assujétie à des
conditions”, qu'“il faut rechercher la vraie autorité de ces dogmes énoncés
comme absolus, et les réduire à leur valeur relative”. On retrouve là l'idée
qu'il avait déjà évoquée en 1834 selon laquelle les propositions générales ne
seraient que des “fils conducteurs provisoires”, idée qu'il reprend, avant de
se désintéresser de la philosophie, dans le dernier de ses textes théoriques, à
savoir le compte rendu de la logique de William Sverdrup. Il y est écrit que
“chaque nation et chaque époque possèdent ses propres concepts qu'ils nomment
absolus et immuables. Tous peuvent prétendre à la même validité; leur absoluité
est ancrée dans la tradition”[83]. On constate
ici que Schweigaard, sans emprunter des formules ronflantes comme
“transvaluation”, “nihilisme”, “être-jeté”, “historicité” ou
“antiessentialisme”, entrevoit déjà les défis que vont relever la généalogie de
la morale nietzschéenne[84],
l'épistémologie des paradigmes, la critique de l'idéologie d'inspiration
marxienne (nous ne voyons les choses que dans une perspective liée à nos
intérêts) et l'herméneutique postheideggerienne (nous sommes toujours déjà
jetés dans une ouverture du monde).
Schleiermacher
est, nous l'avons vu, le seul philosophe allemand de l'époque romantique auquel
Schweigaard accorde un traitement de faveur. Il est aussi considéré comme étant
le père de l'herméneutique. Il est fort problable que Schweigaard l'ait
récupéré en raison de sa critique de l'universalisme et du formalisme de la
morale kantienne. Selon Schleiermacher, l'homme éthique doit s'appliquer non
pas à répondre à un impératif rationnel, mais à réaliser le bien sur le modèle
des biens dont la culture nous a laissé les traces. Schleiermacher s'est
intéressé à l'herméneutique car son éthique des biens demande à ce que ces
biens de la culture soient interprétés.
Un autre
philosophe allemand de la même époque a pu influencer Schweigaard. Je veux
parler de Schopenhauer qui dans le troisième livre du Monde comme volonté et représentation parle d'une contemplation
pure et désintéressée propre au génie. Est-ce un pur hasard si Schweigaard
préconise la “méthode pure, juste et désintéressée”
afin de relativiser les dogmes énoncés comme absolus[85]?
Ces deux
remarques servent avant tout à dissiper un malentendu. L'absence de catharsis
intellectuelle chez les critiques de Schweigaard s'est traduite aussi par une
malheureuse confusion lorsqu'ils parlent de germanophobie et mettent celle-ci
en rapport avec les relations que Schweigaard a entretenues avec Heine à Paris.
Trop longtemps, l'image du poète allemand émigré en France est restée celle du
contempteur d'une certaine Allemagne, image qui doit sans doute sa ténacité à
la postface du Romanzero où Heine
confesse publiquement qu'il a gardé jadis les cochons chez les hégéliens. Mais
en 1834–1835, le discours heinéen qui domine l'ouvrage Sur l'histoire de la religion et de la philosophie en Allemagne est
encore teinté d'hégélianisme[86]. Il est par
ailleurs douteux que les deux hommes aient poussé la conversation
particulièrement loin, car le 5 décembre 1834, Schweigaard confesse depuis
Berlin à son ami Welhaven qu'il a assisté à quelques cours du professeur Gans,
un “grossier charlatan”. Or, Heine avait été en contact permanent pendant près
d'une année entière avec Eduard Gans, le “fidèle ami et compagnon” de Hegel[87]. Et lorsque
Schweigaard, qui met la dernière main à son texte au milieu du mois de décembre
1834, assure son lecteur qu'“il faut d'autres moyens que des exposés pareils à
ceux que nous avons vus paraître dès le commencement de l'année 1834 dans une
revue qui place la philosophie allemande entre les progrès sociaux”, on ne peut
pas ne pas y voir une allusion au tableau que donne Heine de l'histoire de la
philosophie et de la religion en Allemagne qui paraît dans trois livraisons de
1834 de la Revue des Deux Mondes sous
le titre “De l'Allemagne depuis Luther”[88].
Il est à
déplorer que Schweigaard n'ait pas développé la partie constructive de son
discours après avoir convaincu les idéalistes d'“imposture intellectuelle”. En
conclusion, je voudrais tenter de répondre à deux questions: 1) pourquoi
Schweigaard abandonne-t-il son entreprise philosophique, et 2) à partir de quel
principe général, au plan de la théorie, sa méthode pure, juste et
désintéressée ou analytico-descriptive, qui a été interprétée comme la
répudiation de tout édifice théorique, procède-t-elle? Elle présuppose en effet
un Schritt zurück qui permette d'arracher aux dogmes donnés
par la tradition toute prétention péremptoire à un ordre naturel.
1) Ma réponse
à la première question n'étant qu'une hypothèse se réduira à la forme interrogative.
Un penseur qui fait profession de relativisme procède-t-il autrement que par un
“saut” dans la praxis lorsqu'il se rend compte que son relativisme s'est érigé
à son tour en un discours métaphysique? On peut formuler la question autrement
et dire à la suite de Wittgenstein, qui n'aurait lu que saint Augustin,
Schopenhauer, Kierkegaard et Nietzsche et que Schweigaard annonce déjà, que la
philosophie “n'est pas une théorie, mais une activité” (proposition 4.112 du Tractatus).
2) Le seconde
question réclame évidemment une extrapolation. Nous avons déjà vu en quoi la
praxis, c'est-à-dire la transformation de l'organisation sociale par la raison
instrumentale, se distinguait chez Schweigaard de la vision qu'avaient ses
adversaires d'un processus de civilisation par la culture. Que pouvons-nous
dire plus précisément de cette raison instrumentale, outre qu'elle tend
nécessairement à une fin puisque les propositions générales sont provisoires? Avant tout juriste,
Schweigaard, et cela a déjà été évoqué plus haut, voulait promouvoir le progrès
moral et le perfectionnement des institutions politiques et judiciaires. “La
raison, comme voix de Dieu, écrit-il en 1835, prescrit le talion comme seule
mesure juste de la peine, mais l'expérience
prouve que la peine qui en résulte est loin de suffire toujours à empêcher les
crimes, et qu'il faut par conséquent dépasser le talion”. Il faut lire cette
phrase en gardant présent à l'esprit que Hegel, dans sa Philosophie du droit, considérait que l'exécution constituait un
droit pour le condamné. Affirmer que “le droit est ce qui doit avoir valeur de
norme après qu'on a consciencieusement rassemblé et étudié la totalité des
intérêts et des moments” indique qu'on ne peut dépasser le talion autrement que
par le questionnement toujours inachevé[89],
l'interprétation, au coup par coup, des violations des normes du droit positif,
l'accumulation de précédents et d'applications de sanctions afin d'instaurer
successivement non pas un ordre parfait ou “vrai”, mais un équilibre acceptable
et toujours perfectible (la loi idéale étant la moins imparfaite...)[90]? C'est donc
une ontologie herméneutique qui sous-tend la raison instrumentale de
Schweigaard, sans doute à son insu.
En dépit de
la “raisonnabilité” de cette position juridique, Schweigaard est resté un
politique conservateur. Le progrès moral, tel qu'il le conçoit, ne remet pas en
question l'ordre établi. Il est mort trop tôt pour assister au déclin du
“système Stang” qui sera définitif en 1884 quand la Gauche prendra le pouvoir
avec l'instauration du parlementarisme. Son rival, l'hégélien Monrad, qui avait
été l'ami de Wergeland, qui n'avait pu empêcher la scission de la faculté de
philosophie et qui considérait que la science, pour promouvoir le bien général,
devait passer outre les considérations d'ordre utilitaire, considérait lui
aussi que l'expansion démocratique des années 1880 menaçait le fondement de la
société.
1884 est
l'année de la consomption de l'essence d'une époque qui a vu se côtoyer, sur un
pied d'égalité, deux conceptions différentes du processus de civilisation.
D'autres intérêts et d'autres moments, pour employer le langage de Schweigaard,
vont donner naissance à de nouvelles normes, elles aussi perfectibles et
susceptibles d'être renversées...
___________________________
(*) Article
publié dans la revue Nouvelles de la
République des Lettres, Istituto Studi Filosofici, Napoli, 2002-II, p.
47-71. Nous remercions la direction de la revue napolitaine (Prof.sa Marta
Fattori) d'avoir bien voulu nous autoriser à reproduire ce texte.
[1] Pour un résumé en langue française des détails de
l'histoire événementielle juste avant 1814, cf. Edvard Bull, “Formation de la
nationalité norvégienne”, in Revue des
Etudes Napoléoniennes, X. 2, 1916, p. 5–54; à consulter également, Erica
Simon, Réveil national et culture
populaire en Scandinavie, Uppsala, 1960, p. 117–148. Sur la Constitution en
particulier, cf. Kåre D. Tønnesson, “Problème d'histoire constitutionnelle en
Scandinavie à l'époque de la Révolution et de l'Empire”, in Annales historiques de la Révolution française,
avril–juin 1967, p. 221–250, ainsi que Raymond Fusilier, Les monarchies parlementaires, Les Éditions ouvrières, Paris, 1960,
en particulier p. 205–225.
[2] Pareillement, le relèvement de la Norvège en 1814 n'était
pas dû à un mouvement national démocratique des paysans (cf. E. Bull, op. cit, p. 36), ce furent les
fonctionnaires qui acceptèrent la liberté politique du pays. Par ailleurs, dans
les années 1840, les mœurs et la langue de la ville avaient déjà commencé à
envahir les campagnes, le paysan aimait jouer la personne de condition. La
multiplication des relations commerciales entre la campagne et la ville aidant,
le paysan commença à détruire toutes les valeurs d'une culture que le
romantisme était en train de découvrir, cf. Achille Burgun, Le développement linguistique en Norvège
depuis 1814, Jacob Dybwad, Kristiania,
1919–1921, vol. 2, p. 77.
[3] Toujours en langue française, on lira dans cette optique le
livre de Halvdan Koht, Les luttes des
paysans en Norvège du XVIe au
XIXe siècle, Payot, Paris, 1929, qui examine — et surestime — le rôle
joué par les paysans au cours des quatre siècles de tutelle danoise (la version
originale, Norsk bondereising, date
de 1926). Koht, l'idéologue du Parti travailliste à partir des années 1930, réécrit,
en néo-norvégien, l'histoire de la Norvège pour y découvrir dans une
perspective marxiste la logique de l'évolution sociale en Norvège.
[4] Telle est la thèse développée par Iver B. Neumann dans son
livre Norge – en kritikk, Pax forlag,
Oslo, 2001. Un entretien avec cet auteur a été publié dans l'hebdomadaire Morgenbladet du 8 juin 2001. Dans le même
journal daté du 27 juillet, Neumann résume l'essentiel de son ouvrage. Sur le désillusionnement
des nationalistes populaires, cf. Jostein Gripsrud, ”La Norvège ou l'invention
d'un peuple ‘pur’”, in Liber, Revue internationale des livres, juin
1997, p. 4–5.
[5] L'ouvrage d'Achille Burgun expose le détail de cette
controverse jusqu'à la Première Guerre mondiale.
[6] Les promoteurs de la réforme linguistique de 1917 voulaient
en effet que le riksmål, bokmål aujourd'hui, soit “nationalisé et
démocratisé”, et que le landsmål soit
“modernisé”.
[7] Sur le détail de ces divergences d'opinions du côté des
Norvégo-norvégiens, cf. E. Simon, op. cit.,
p. 178–261. Bjørnson sent le danger d'une langue nouvelle, une langue difficile
à comprendre à l'étranger, dit-il, risque de couper la Norvège de ses contacts
avec l'Europe et de la conduire vers les glaces polaires. Le fameux Huhu de Peer Gynt sera la riposte d'Ibsen.
[8] Cf. Rune Slagstad, De nasjonale strateger, Pax Forlag,
Oslo, 1998, p. 87.
[9] La littérature en langue française sur cette polémique
reste fort maigre. On citera néanmoins l'ouvrage de Jean Lescoffier, Histoire de la Littérature Norvégienne, Les
Belles Lettres, Paris, 1952, p. 35–60, ainsi que les notices consacrée à
Wergeland et Welhaven, dues à Éric Eydoux, in Patrimoine Littéraire Européen, vol. 11a, De Boeck Université,
Paris, Bruxelles, 1999, respectivement p. 115–118 et 914–915. Maurice Gravier y
fait allusion dans Le féminisme et
l'amour dans la littérature norvégienne, 1850–1950, Minard, Paris, 1968, p.
26–32.
[10] Cf. R. Slagstad, op.
cit., p. 27, où il cite ces paroles de Camilla Collett, la sœur de
Wergeland qui s'était éprise de Welhaven: “Nos aïeux n'avaient qu'un foyer;
nous avons une patrie. Nos aïeux n'étaient que des habitants; nous sommes
citoyens et citoyennes”.
[11] En 1844, l'État norvégien comptait 800 juristes, en 1864
ils étaient 1250 et en 1895 le chiffre était passé à 2000, cf. R. Slagstad, op. cit., p. 26.
[12] De 1845 à 1856, il est à la tête du Ministère des affaires
intérieures nouvellement créé. Après un intermède pour raisons de santé, il
refait surface en politique, d'abord de 1859 à 1860 au sein du Parlement, puis à
partir de 1861 comme chef du gouvernement et en 1873 il devient Premier
ministre au moment où le poste de gouverneur général est supprimé. Il meurt en
1884, l'année même de l'instauration du parlementarisme.
[13] A l'encontre de l'establishment conservateur et misonéiste
représenté par le gouverneur Løvenskiold.
[14] En effet, l'article 12 de la Constitution stipule que c'est
le roi lui-même qui choisit les membres du Conseil.
[15] Les membres du Conseil ne pouvaient participer aux débats
du Parlement. Cette stricte application du principe de la séparation des
pouvoirs, soutenue par l'aile conservatrice du Parlement qui appuyait le
gouvernement, sera remise en cause par le parti Venstre afin de réaliser les conditions nécessaires à
l'instauration du parlementarisme. C'est là une conséquence de l'effritement du
consensus dont il a été question plus haut.
[16] Cf. R. Slagstad, op. cit., p. 27–31.
[17] “Betragtninger over
Retsvidenskabens nærværende Tilstand i Tydskland”, in Juridisk Tidsskrift, Copenhague, 1834, p. 326 sq.
[18] Commentar over Den Norske Criminallov en 2
volumes a été publié en 1844–1846, Den
Norske Proces, 3 vol., a paru entre 1840–1858. A cela il faut ajouter un ouvrage posthume sur le régime
successoral et la faillite qui date de 1871 (Om Concurs og om Skifte og om
Arvebehandling).
[19] ”Om Nødvendigheden af at
indskrænke Sprogstudiets Omfang i vor lærde Underviisning”, in Vidar, 5/1832, p. 41 sq.
[20] Broch est également la cheville ouvrière d'autres grands
projets: en 1847, il fonde la société d'assurance Gjensidige, on lui doit la première ligne télégraphique électrique
norvégienne ouverte entre Christiania et Drammen en 1854; il est l'architecte
de la première ligne ferrovière reliant Christiania à Eidsvoll en 1854 et compte
parmi les initiateurs de la fondation de Den
norske Creditbank en 1857. Broch est également l'auteur de plusieurs
ouvrages en langue française, dont Le
royaume de Norvège et le peuple norvégien et La crise agricole en Europe. En se faisant le défenseur d'une unité
monétaire européenne, par l'adoption de l'étalon-or, Broch est aussi un ancêtre
lointain de l'Euro!
[21] Cf. R. Slagstad, op. cit., p. 55–62. Cette conception n'est pas partagée unanimement: l'historien
Jens Arup Seip considère que ce rejet de la théorie libérale classique n'est
qu'un épisode (cf. Politisk ideologi. Tre lærestykker, Oslo, 1988); Per Maurseth estime dans le droit
fil de l'école de Seip que la revendication d'un gouvernement puissant et
influent en vue de moderniser l'État s'explique par le besoin ressenti par le
cercle de l'intelligence de légitimer son droit de régner sur les masses. (cf. “Anton
Martin Schweigaards politiske tenkning”, in Historisk
Tidsskrift, 1/1990).
[22] Le poème s'intitule Afskedssang
til Anton Schweigaard den 27de September 1833. Dans sa lettre à Johan Dahl,
datée de novembre-décembre 1833, Welhaven écrit: “... Depuis le départ de
Schweigaard tu es la seule personne, comme tu le sais, vers qui je puis me
tourner. Par ailleurs, Schweigaard était peut-être le seul qui eût, à mon grand
soulagement, un soupçon de mes sentiments intimes: à savoir qu'il est nécessaire,
en connaissance de mes revers, de mon épanouissement et de mes regrets
nostalgiques, de m'acquitter de la plupart des reproches que m'adressent en
silence des amis et des étrangers sans que j'aie le droit de m'en irriter. La
veille au soir de son voyage il m'a dit alors que nous étions seuls qu'il avait
des raisons de m'assurer que je devais être sans souci pour mon avenir, mais je
ne pus alors lui demander une explication plus précise de cette affirmation
vague et énigmatique; puisque mon état d'âme était pitoyable et que j'étais
surtout abattu à l'idée que je devais le laisser partir sans connaître un fait
que je ne réussirais peut-être jamais à élucider de manière satisfaisante — Ce
n'est que maintenant que je saisis ce que j'ai perdu en lui et si je ne t'avais
pas je serais plus rarement visité par le doux espoir de devenir un jour un
homme capable de léguer à la postérité une certaine renommée au milieu de nos
stupides rochers...”, cf. J. S. Welhaven, Samlede
Verker, Universitetsforlaget, Oslo,
1992, vol. 5, p. 35. Une autre lettre, datée du mois de décembre 1844 et adressée
à Hjalmar Kjerulf témoigne de la solide amitié qui liait Welhaven à
Schweigaard.
[23] Cf. Arne Løchen, J. S. Welhaven. Liv og skrifter, Aschehoug, Kristiania, 1900, p. 172.
[24] Orla Lehmann (1810–1870), futur homme politique danois qui
fait la connaissance de Schweigaard lors de son séjour à Berlin pendant l'hiver
1833–1834.
[25] Cf. J. S. Welhaven, Samlede Verker, op. cit, vol. 5,
respectivement p. 55 et 56–57.
[26] Cf. J. S. Welhaven, “Tale i
det norske Studentersamfund 13de Januar 1854”, in Samlede Verker,
op. cit., vol. 4, p. 288 sq.
[27] Cf. J. S. Welhaven, “Tale ved
Immatrikuleringen af Aarets nye Studenter, 2de September 1857”, in Samlede Verker, op. cit., vol. 4, p. 393.
[28] Cf. R. Slagstad, op. cit., p. 78. Cf. également Ingard
Hauge, Tanker og tro i Welhavens poesi,
Gyldendal, Oslo, 1955, p. 16, Andreas Hofgaard Winsnes, “Welhaven og filosofien”,
in Johan Sebastian Welhaven. Metafysik i
100§§, Tanum, Oslo, 1965, p. 106, et Henri-Bernard Vergote, Lectures philosophiques de Søren Kierkegaard,
PUF, Paris, 1993, p. 56 sq.
[29] Malheureusement, aucune de ses lettres à Schweigaard n'a été
conservée, cf. I. Hauge, “Welhaven som brevskriver”, in J. S. Welhaven, Samlede verker, op. cit., vol. 5, p. 11.
[30] Il s'agit de la série d'articles parue dans plusieurs
livraisons de L'Europe littéraire en
1833, publiée en allemand la même année sous le titre Zur Geschichte der neueren schönen Literatur in Deutschland. En
1836, Campe publie le livre sous le nouveau titre de Die romantische Schule, qui est un pamphlet contre l'idéologie du
romantisme allemand.
[31] Cf. Jens Himmelstrup, “Et ungdomsarbejde af A. M.
Schweigaard”, in Edda, vol. X,
Kristiania, 1918, p. 230.
[32] Cf. Louis Reynaud, L'influence
allemande en France au XVIIIe et
au XIXe siècle, Librairie Hachette, Paris, 1922, p. 166.
[33] Cf. J. Himmelstrup, op. cit., p. 230.
[34] Cf. Brian Juden, La
France littéraire de Charles Malo (1832–1839) et de Pierre Joseph Challamel
(1840–1843), répertoire, présentation et notes, Champion, Paris, 1974, p.
16 et 32.
[35] Cf. Elias Bredsdorff, Hans Christian Andersen. Biographie, traduit de l'anglais par Claude Carme, Presses de la
Renaissance, Paris, 1989, p. 137. Pour de plus amples détails sur Heine et la
littérature nordique, cf. Elsa Norberg, “Xavier Marmier i Danmark och Sverige.
Några bidrag till belysning av kulturutbytet mellan Frankrike och Skandinavien
under 1800-talet”, in Lychnos,
Uppsala, 1950–1951, p. 217–230. A Vienne, Schweigaard rencontre Andersen, comme
l'atteste sa lettre à Welhaven du 13 juin 1834 où il brosse un portrait piquant
du conteur danois.
[36] Cf. Ebbe Hertzberg, Professor
Schweigaard i hans offentlige Virksomhed, 1832–1870, Cammermeyer,
Kristiania, 1883.
[37] Cf. L. M. B. Aubert (éd.), Anton Martin Schweigaards barndom og ungdom: 1808–1835: breve og
erindringer, Mallings boghandels forlag, Kristiania, 1883.
[38] Elle est due au philosophe Arne Løchen et publiée dans O. Jæger
et F. Stang (éd.), Anton Martin
Schweigaard: Ungdoms-Arbejder, Aschehoug, Kristiania, 1904, p. 237–300.
[39] Cf. Anathon Aall, Filosofien
i Norden, Til oplysning om den nyere
tænknings og videnskaps historie i Sverige og Finland, Danmark og Norge, Jacob
Dybwad, Kristiania, 1919, p. 236–237, note 1.
[40] Cf. Aasmund Olafsson Vinje, “Schweigaard”, in Dølen, VIII, no 7–25, cité par Gunnar
Skirbekk, “Schweigaard og den norske tankeløysa. Kriminalhistoria om
filosofiens påståtte død i Norge i 1830-åra”, in Samtiden, no 4, 1983, p. 30. L'intégralité du texte de Vinje est
publié dans Vinje, Skrifter i samling,
vol. 3, Det norske samlaget, Oslo, 1993.
[41] Cf. J. Himmelstrup, op. cit., p. 272, note 2.
[42] Cité par J. Himmelstrup, op. cit., p. 273.
[43] Cf. R. Slagstad, op. cit., p. 127–128.
[44] Cf. Arne Løchen, “A. M. Schweigaards filosofi”, in Edda, vol. XII, 1919–1920, p. 32. Le professeur
Fredrik Stang le jeune donnera un avis tout aussi positif dans un article du Morgenbladet daté du 1er janvier 1919: “Intellectuellement
parlant, il [Schweigaard] était peut-être le plus grand radical que notre pays
ait possédé – à côté d'Ibsen”, cf. A. Løchen (1919–1920), op. cit., p. 16.
[45] Cf. Ernst Sars, Norges
politiske Historie 1815–85, 1904, cité par J. Himmelstrup, op. cit., p. 272.
[46] Cité par R. Slagstad, op.
cit., p. 85.
[47] Cité par J. Himmelstrup, op. cit., p. 272 et G. Skirbekk (1983), op. cit., p. 30.
[48] Cf. Lilly Heber, Norsk
realisme i 1830 og 40 aarene, Olaf Norli, Oslo, 1914, p. 10. Cité par G.
Skirbekk (1983), op. cit., p. 30,
note 5.
[49] Cf. Carl Lund, A. M.
Schweigaard som Stortingspolitiker, Universitetsforlaget, Oslo, 1958, p. 53
sq, cité par G. Skirbekk (1983), op. cit., p. 30, note 5.
[50] Cf. note 39.
[51] Son successeur, Arne Næss, né en 1912, titulaire de la
chaire de philosophie à l'Université d'Oslo en 1939, n'était pas le candidat
d'Aall auquel il lui reprochait son “positivisme vieillot”. Le positivisme de Næss
avait une tournure plus moderne. Sur la position récente de Næss, on pourra
lire les quelques pages que lui consacre Luc Ferry dans Le nouvel ordre écologique. L'arbre, l'animal et l'homme, Grasset
& Fasquelle, Paris, 1992.
[52] On trouvera quelques remarques générales sur le rôle qu'a
joué Monrad en Norvège dans Alf Nyman, “États scandinaves”, in Les grands courants de la pensée mondiale
contemporaine, sous la direction de M. F. Sciaccia, Marzorati éditeur,
Milan, 1958, p. 407–408.
[53] Cf. A. Aall (1919), op. cit., p. 235.
[54] Cette conférence a été prononcée à la Société des Sciences
le 16 octobre 1916, elle est publiée sous forme de tiré à part sous le titre Det historiske og litterære grundlag for filosofien
hos A. M. Schweigaard, Jacob Dybwad, Kristiania, 1917.
[55] Beneke (1798–1854), professeur de philosophie à Berlin
depuis 1831, est notamment l'auteur du Lehrbuch
der Logik als Kunstlehre des Denkens (1832) et de Kant und die philosophische Aufgabe unsrer Zeit (1832) où il
qualifie de “scolastique” la philosophie allemande qui commence avec Kant.
Schweigaard, qui mentionne Beneke, reprend ce terme plusieurs fois dans son
article de La France littéraire. Les
deux échantillons de philosophie allemande donnés par Schweigaard (un passage
de Oken et un autre de Keiper) se retrouvent chez Beneke. On notera que Franz
von Baader avait également reproché à Oken son goût de l'abstraction formelle,
cf. Antoine Faivre, “Franz von Baader et les Philosophes de la Nature”, in
Antoine Faivre et Rolf Christian Zimmermann (éd.), Epochen der Naturmystik. Hermetische Tradition im
wissenschaftlichen Fortschritt, Erich Schmidt Verlag, Berlin, 1979, p. 401 sq.
[56] Cf. Erik Lundestad, Norsk filosofi fra Ludvig Holberg til Anathon
Aall, Ravnetrykk, Tromsø, 1998, p. 78. Le séjour
norvégien de Schleiermacher reste encore à éclaircir.
[57] Schweigaard qualifie Schleiermacher de “penseur réfléchi”.
[58] Comme lui, Schweigaard utilise le terme d'affectation pour
qualifier la philosophie spéculative.
[59] Dans un compte rendu de l'esthétique du philosophe danois
Fredrik Christian Sibbern qui lui avait procuré le poste à l'Université de
Christiania.
[60] Il s'agit de “Tanker over
Muligheden af Beviser for menneskets Udødelighed, med Hensyn til den nyeste
derhen hørende Literatur I–II”, in Maanedsskrift
for Litteratur, 1837, vol. XVII, p. 1–72 et
422–453. Le texte est traduit en français par H.-B. Vergote, op. cit., p. 149–213, sous le titre “Réflexions
sur la possibilité de prouver l'immortalité de l'âme en rapport avec la littérature
récente sur le sujet”.
[61] Le célèbre ouvrage intitulé Le concept d'angoisse est dédié à Poul Martin Møller (1794–1838).
Au début de son Post-Scriptum, où
Kierkegaard parle de “charlatanisme” et d'“incursion dans le domaine du comique”
quand il aborde la philosophie hégélienne, on lit dans une note: “Dans la
description de la vie de Paul Möller [par F.–S. Olsen], il n'a été cité qu'un
seul des propos qui donne une idée de son opinion sur Hegel à la fin de sa vie.
L'honorable éditeur s'est sans doute laissé déterminer à cette réserve par zèle
et piété envers le défunt et par la considération anxieuse de ce que diraient
certaines gens, de ce que serait le jugement d'un public spéculatif presque hégélien.
Peut-être néanmoins l'éditeur, justement au moment où il croyait agir par zèle
envers le défunt, a-t-il nui à l'impression qu'il en donne. Plus remarquable
que certains aphorismes qui ont été reproduits dans ce recueil, plus
remarquable que tels traits de sa jeunesse que le biographe soigneux et plein
de goût a conservés et présentés de jolie et noble façon, serait le fait que P.
M., tandis que tout était à l'hégélianisme, en jugeait différemment, qu'il ne
parlait de Hegel que peu de temps et presque à contre-cœur, jusqu'à ce que
l'humour sain qui lui était propre lui eût appris à sourire de l'hégélianisme
en particulier, ou, pour évoquer mieux encore P. M., à en rire de tout son cœur”,
cf. S. Kierkegaard, Post-scriptum aux
Miettes philosophiques, traduit du danois et préfacé par Paul Petit,
Gallimard, Paris, 1949, p. 21, note 1.
[62] Cf. J. Himmelstrup, op. cit., p. 228–277.
[63] Cité par J. Himmelstrup, op. cit., p. 274.
[64] Cf. J. Himmelstrup, op. cit., p. 261. Cette condamnation du droit naturel n'implique nullement que
Schweigaard doivent être considéré comme un partisan de l'école dite
historique. En effet, Savigny, en bon disciple de Herder, estime que le droit
est l'expression du génie du peuple, qu'il est donc avant tout droit coutumier,
ainsi que le résultat d'un développement historique conçu comme un processus
naturel et organique. Position déterministe que Schweigaard ne peut partager.
Le Danois Anders Sandøe Ørsted (1778–1860), qui rejette la spéculation
jusnaturaliste et insiste sur le rapport entre le droit et la vie pratique, a
du crédit dans l'esprit de Schweigaard, mais ce dernier lui reproche “quantité
de traces de résidus d'une époque ancienne” ainsi que “de nombreuses
classifications et pétrifications conceptuelles”.
[65] Jens Himmelstrup (1890–1967) est notamment l'auteur du Terminologisk Register (1936), lexique
philosophique des œuvres de Kierkegaard qui contribue à la compréhension du
rapport entre le philosophe danois et Hegel. On lui doit aussi un dictionnaire
terminologique des œuvres complètes de Kierkegaard paru en 1964, cf. Søren
Holm, Filosofien i Norden efter 1900,
Munksgaard, Copenhague, 1967, p. 117–118.
[66] Cf. J. Himmelstrup, op. cit., p. 271.
[67] Wergeland avait dédié La
Création, l'Homme et le Messie (1830) à Treschow et à ce Dano-norvégien qu'était
Henrik Steffens, la “feuille arrachée au laurier national” qui avait fait connaître
le romantisme aux Scandinaves. L'esthétique hégélienne de Monrad apparaît pour
la première fois en 1844, dans un compte rendu des œuvres poétiques de
Wergeland, qui était aussi son ami.
[68] A. Nyman estime que le succès de l'hégélianisme en Norvège
provient “de ce que la Norvège ne posséda, pendant toute cette période, et même
encore assez tard au cours de notre siècle, qu'une
Université, celle de Christiania (Oslo) et que cette institution et son
enseignement historique avaient seuls droit de décision et étaient seuls
responsables pour la culture philosophique du pays tout entier”, cf. A. Nyman, op. cit., p. 407.
[69] Cf. R. Slagstad, op. cit., p. 73.
[70] Cf. A. Løchen (1919–1920), op. cit., p. 1–36.
[71] Le grand mérite de Løchen est d'avoir consulté les
registres des ouvrages empruntés à la bibliothèque universitaire. Schweigaard
aurait étudié Kant, Fichte et Schelling
[72] Un de ses ouvrages a récemment été traduit en français, il
s'agit de Une praxéologie de la modernité.
Universalité et contextualité de la raison discursive, L'Harmattan, Paris,
1999.
[73] Cf. G. Skirbekk, “Schweigaard og den norske tanleløysa.
Kriminalhistoria om filosofiens påståtte død i Norge i 1830-åra”, Samtiden, Oslo, 1983, p. 23–31.
[74] Dans les années 1990, il réclamait par exemple que pour
trois économistes nommés par l'État, il fallait nommer un astrologue à un poste
équivalent, non pas pour croire à l'astrologue mais pour croire un peu moins
aux économistes”, cf. R. Slagstad, op.
cit., p. 458.
[75] Cf. Skirbekk, op. cit., p. 28.
[76] Comme cela a été le cas en Allemagne, ajoute Skirbekk, en évoquant
le “droit naturel procédural” de Apel
et Habermas.
[77] Comme par exemple chez le professeur d'anatomie Johan
Torgersen dans Naturforskning og katedral,
Gyldendal, Oslo, 1960, et Filosofi og
forbrytelse, Gyldendal, Oslo, 1962. Schweigaard aurait vraisemblablement
critiqué Heidegger pour l'obscurité de son discours mais il aurait sans aucun
doute sympathisé avec sa démarche de la destruction de la métaphysique.
[78] Cf. G. Skirbekk, ”Omgrepet ‘kunnskapsregime’ som grep om
[ei tolking av] norsk modernisering”, in Erik Rudeng, Kunnskapsregimer. Debatten om De nasjonale
strateger, Pax
Forlag, Oslo, 1999, p. 232. Si Schweigaard est à
l'origine de la germanophobie soi-disant norvégienne, comment expliquer que
Bruun et Bjørnson, dans la mouvance de l'École historique norvégienne (P. A.
Munch, R. Keyser), aient adhéré, dès les années 1860, à des conceptions
pangermanistes?
[79] Nous ignorons l'accueil que lui ont fait les Français. Pour
le connaître, il faudrait éplucher les livraisons des revues de l'époque de sa
parution, la Revue des Deux Mondes
notamment.
[80] Pour R. Slagstad, la vie culturelle norvégienne prend congé
de la philosophie quelque soixante-dix ans plus tard, lorsque A. Aall fait
table rase de l'héritage hégélien de Monrad, cf. R. Slagstad, op. cit., p. 409.
[81] Il est fort possible que Schweigaard, même s'il a emprunté
et étudié des œuvres de Kant, Fichte et Schelling, ait dû consulter, comme
Heine, la Geschichte der Philosophie
du kantien Wilhelm Gottlieb Tennemann, 1798–1819, traduite d'ailleurs en français
par V. Cousin en 1829.
[82] Cf. Umberto Eco, Kant
e l'ornitorinco, Bompiani, Milan, 1997, chapitre 2 (l'ouvrage a été traduit
en français). L'ornithorynque, ni mammifère, ni poisson, ni oiseau, n'entre
dans aucune catégorie d'espèce habituelle.
[83] Le compte rendu est publié dans le numéro 17 du journal Den Constitutionelle
de 1836, cité par A. Løchen (1919–1920), op.
cit., p. 16. Ibsen reprendra l'idée dans Un ennemi du peuple en 1882, et dans Le Canard sauvage de 1884 il fera dire à Relling que l'idéal est une
maladie nationale.
[84] On ignore pourquoi Himmelstrup, si soucieux de réhabiliter
philosophiquement Schweigaard, se tait sur ce point. Une importante querelle s'était
enflammée au Danemark au sujet de Nietzsche entre Georg Brandes et Harald Høffding,
elle eut un énorme retentissement en Scandinavie.
[85] Schopenhauer devra aux Norvégiens de Trondheim sa première
et unique reconnaissance académique (en 1839).
[86] Cf. la présentation de la traduction française de ce texte
due à Jean-Pierre Lefebvre in Henri Heine, Sur
l'histoire de la religion et de la philosophie en Allemagne, Imprimerie
nationale, Paris, 1993, p. 7–37.
[87] Cf. la présentation de J.-P. Lefebvre, in Sur l'histoire de la religion et de la
philosophie en Allemagne, op. cit.,
p. 23.
[88] Les trois articles paraissent respectivement le 1er mars,
le 15 novembre et le 15 décembre 1834.
[89] C'est-à-dire par l'eirôneia
socratique. On se souvient que la thèse de doctorat de Kierkegaard portait
justement sur Le Concept d'ironie
constamment rapporté à Socrate. Il la remit en 1841 au doyen de la faculté
de philosophie, Sibbern, le maître de P. Møller qui avait lui aussi écrit un
texte sur le concept d'ironie en 1835 (Om
Begrebet Ironie).
[90] Je m'inspire ici d'un article de Gianni Vattimo, paru dans La Stampa du 8 avril 1998, intitulé ”E
il filosofo fa giustizia”. Cet article résume les idées que ce penseur italien,
à qui je dois l'essentiel de mon orientation philosophique, avait exprimé dans
l'Annuaire Philosophique Européen de 1998 qui attend toujours d'être traduit en
langue française et dont la substance vient d'être révélée sous forme
d'entretien dans le Magazine littéraire
d'octobre 2001. L'article de La Stampa
a été traduit par mes soins en suédois, et après “nettoyage” il a été publié en
norvégien dans l'hebdomadaire culturel Morgenbladet
(no du 22 mai 1998). Un peu plus tard, le sociologue et historien norvégien
Rune Slagstad prononçait sa conférence intitulée Rettens ironi (“L'ironie du droit”) lors du 35ème Congrès des
juristes nordiques qui s'est tenu à Oslo le 18 août 1999. Dans cette conférence,
où il est beaucoup question de Stang et de Schweigaard, le raisonnement de
Slagstad rappelle en de nombreux points celui de Vattimo. Mais ce rapprochement
peut être un effet du hasard. Slagstad fait remarquer que la Norvège, en vertu
du contrôle de la constitutionnalité instauré dès les années 1860, était le
premier pays européen qui disposât d'un Conseil constitutionnel. Cette conférence
est maintenant publiée dans un ouvrage qui porte son titre, Rettens ironi, Pax Forlag, Oslo, 2001.
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© THÈMES VIII/2003