Revue de la B. P. C.
THÈMES IV 2007
mise en ligne 13 décembre 2007 http://philosophiedudroit.org
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Pitirim Alexandrovitch Sorokin : une approche de la culture
par Aymeric d’Alton,
Après une analyse soigneuse de leurs
arguments, Sorokin déclarait être en complet accord avec les thèses soutenues
par Nicolas Berdiaev et par José Ortega y Gasset sur la nature de l’histoire et
de la culture. Nous abandonnions alors le lecteur à ce jugement définitif
Ce nouveau texte vient désormais au soutien
d’un tel jugement et constitue un tracé assez clair du chemin suivi par Sorokin
avant de le formuler. Il suffira désormais aux aventuriers, que Sorokin n’a
jamais cessé d’engendrer et de stimuler, de confronter les matériaux que avons
déjà mis entre leurs mains ici même (cette revue 2007).
Quelques
précisions d’ordres terminologiques et techniques s’imposent tout de même afin
d’éviter toute méprise.
1/ Sorokin nomme “meaning” “meaningful
value” “norm”, l’essence qui assure l’identité culturelle du
phénomène et le distingue des phénomènes naturels. Le défaut d’unité dans les
termes n’en dépend pas moins d’une unité de sens vers laquelle nous avons
essayé de remonter et qui nous a semblé correspondre à la notion de valeur. Cet
élément essentiel, la valeur, est donc restitué dans le texte sous le terme
générique d’« élément axiologique ».
Sorokin indique, à partir de cet élément, trois phases
indispensables à la naissance du phénomène culturel :
- la création ou détermination de l’élément
axiologique.
- l’objectivation : elle
attribue un véhicule idéologique et intentionnel, comportemental ou simplement
matériel à l’élément axiologique. Une ambivalence doit cependant être
soulignée. Le texte de Sorokin donne en effet l’impression de confondre parfois
le véhicule idéologique et intentionnel avec l’élément axiologique. Cette
position renverrait alors paradoxalement Sorokin au subjectivisme qu’il n’a
jamais cessé de critiquer. L’ensemble du texte permet ensuite de dire qu’il
utilise le terme « idéologie » pour désigner la dimension
intentionnelle qui véhicule l’élément
axiologique. Cette position qui reflète une ouverture au réalisme, n’est
aucunement incompatible avec sa démarche critique.
- la socialisation de la valeur
objectivée achève enfin de constituer le phénomène culturel en l’insérant dans
l’interaction humaine.
Sorokin ne s’étend pas, dans ce chapitre, sur la
définition de ces étapes formatrices du phénomène culturel. Ce n’est pas
l’intention directe d’un tel développement. Il renvoie d’ailleurs utilement le
lecteur à ses ouvrages antérieurs qui les justifient amplement. Mais force
était de les signaler tant ce texte en dépend.
2/
Ce chapitre livre avant tout le point de vue à partir duquel les
philosophies de l’histoire de Shubart, Spengler, Danilevsky, Berdiaeff,
Toynbee, Northorp, Kroeber, et même Schweitzer seront analysées par Sorokin. Il
démontre ensuite le projet de Sorokin de ne pas réduire son œuvre à la seule
sociologie, de l’élargir à analyse qui prend nécessairement le devenir comme
donnée première de l’expérience. Il reconnaît implicitement par cet ouvrage que
son œuvre est évidemment une philosophie de l’histoire et, peut être plus
singulièrement encore, dans la mesure où l’histoire et la sociologie sont impliquées
dans la réalité culturelle : une forme de « culturologie ».
Il constitue enfin un texte introductif à l’œuvre systématique du maître de
Harvard qui résume efficacement sa position définitive, sans dispenser le
lecteur d’une lecture attentive.
3/
Cette lecture attentive ferait comprendre au lecteur que la traduction
littérale des concepts « sensate », « idealistic »,
et « ideational », est très imparfaitement restituée par les
termes « sensualiste », « idéaliste » et
« idéationnel ». Le sens couvert par les concepts élaborés par
l’auteur ne correspond guère au sens visé par les termes qui les traduisent. Il
importe donc de dégager rigoureusement ce décalage.
En premier lieu, le sens indiqué par le
terme « sensate » correspond à une réalité plus large que
la notion française de « sensualisme ». Elle implique, d’après
le texte traduit, le recours exclusif à l’expérience sensible dans l’approche
de la vérité. Mais si Sorokin reconnaît la part de vérité appréhendée par les
sens, il conteste à juste titre les thèses qui limiteraient la connaissance à
cette expérience. Surtout, au-delà de ce texte, le concept de « sensate
culture » suppose dans son œuvre, non seulement toute forme de
nominalisme, mais les matérialismes et positivismes contemporains. Autrement
dit, le concept de « sensate » embrasse plutôt de manière
générique tout réductionnisme portant atteinte directement ou indirectement à
la vérité.
En second lieu,
le sens retenu par le terme « ideational » est littéralement
et très improprement retranscrit par le terme « idéationnel ».
La traduction noie le sens présupposé par ce concept. Sorokin se réfère,
suivant une démarche tout à fait platonicienne, au monde de l’intelligibilité
objet d’une connaissance noétique par opposition au monde sensible et rationnel
objet d’une connaissance dianoétique. Le terme trouve éventuellement un
équivalent dans « l’acte d’idéation » schélérien[1].
En troisième
lieu, le sens du terme « idealistic » est inadéquatement
retranscrit par le terme « idéaliste ». Il peut égarer le
lecteur. Il peut tout d’abord l’égarer sur la piste de l’idéalisme
transcendantal contemporain qui situe l’origine des idées et des valeurs dans
l’entendement ou la rationalité humaine. Sorokin n’écarte pas cette
possibilité, il l’implique même sous le concept de « sensate
culture », mais elle ne restitue pas ce que l’auteur entend par
« idealistic culture ». Il peut ensuite le détourner vers la
piste de l’idéalisme platonicien qui renvoie le lecteur au concept d’« ideational
culture ». Sorokin souscrit bien à cette thèse, mais soulignerait
cependant sa tendance à s’écarter des données sensibles dont la connaissance ne
saurait se priver. Sorokin exprime en réalité, sous le terme « idealistic »,
une vision intégraliste de la connaissance par laquelle la perception
sensible et la faculté d’abstraction participent toutes deux de l’intuition, de
la présence initiale et intuitive à la valeur et à l’intelligibilité[2].
La traduction
aussi incertaine puisse-t-elle être n’en est pas moins retenue pour l’instant
dans la mesure des réserves émises.
4/ L’articulation
de la genèse de la valeur et des principes qui en guident la connaissance
permet enfin à Sorokin de dissocier les systèmes sociaux ou culturels
des ensembles sociaux et culturels. Les systèmes sociaux ont la
valeur pour principe d’existence, tandis que les ensembles sociaux ont
un principe d’existence qui n’est pas de nature axiologique, mais qui peut être
simplement de nature spatiale ou logique. Le premier est orienté par un
principe intelligible, le second ne l’est pas. Chaque système est ainsi porteur
d’une valeur qui signifie son appartenance à un super système culturel
de nature sensualiste, idéationnel ou idéaliste. La valeur et la connaissance
de la valeur conditionnent ainsi l’émergence du phénomène culturel, la
qualité de cette connaissance en conditionne l’impulsion, l’évolution
et le déclin. L’homme est ainsi responsable
de l’acte de culture au point de mettre en jeu sa dignité et sa vie.
Et si le déclin de toute culture signifie le déclin des valeurs les plus nobles
et la fin de toute ascèse, il scelle aussi l’avènement des valeurs les plus
viles et le principe même du mal.
Les fondements de la critique :
systèmes, super systèmes et ensembles culturels[3]
I. La structure constitutive du phénomène culturel.
Ayant souligné les principaux traits des
théories ci-dessus, nous pouvons désormais les soumettre à une analyse
comparative critique. Pour que cette analyse soit convaincante, nous devons
avoir une notion assez claire de la structure constitutive du phénomène
culturel (I), de sa constitution idéologique, comportementale, ou matérielle
(II), des principales formes d’interconnexion entre les phénomènes culturels
(III), de la différence entre les ensembles culturels et les systèmes culturels
(IV), de la différence entre les systèmes culturels et les systèmes sociaux
(V), de la structure culturelle d’un individu ou d’un groupe (VI). Aucune
critique pertinente des « lectures de l’histoire » analysées plus
haut n’est possible sans une analyse brève et détaillée de ces notions[4].
Contrastant avec les phénomènes
inorganiques qui n’ont qu’une constitution physico-chimique, avec les
phénomènes organiques qui n’ont pour composants que les éléments physiques et
biologiques, la constitution des phénomènes supra-organiques ou culturels
impliquent l’élément axiologique, ou normatif, qui est superposé aux éléments
physiques et biologiques. Ce composant axiologique détermine l’essence
culturelle du phénomène. Sans lui, aucun phénomène culturel n’est possible; sa
présence transforme radicalement la nature intime des phénomènes inorganiques
et organiques. Sans cet élément axiologique, un livre, la République de
Platon par exemple, n’est plus qu’un objet physique en papier de forme géométrique,
doté de certaines propriétés chimiques et physiques à la portée des souries qui
peuvent le ronger. D’un autre coté, le sens de La République peut être
objectivé et « matérialisé » non seulement sur du papier, mais
également sur d’autres médias extrêmement différents, tel qu’un disque vinyle,
des ondes en étant lu fort ou chanté, ou tout autres « véhicules »
physiques. Sans l’élément axiologique, la Vénus de Milo, n’est qu’une pièce de
marbre ayant certaines formes géométriques, certaines propriétés physiques.
Sans le composant axiologique, il n’y a aucune différence entre le viol,
l’adultère, la fornication et la relation sexuelle dans le mariage, dans la
mesure où l’acte physique de copulation peut être identique dans chacune de ses
actions qui varient si profondément dans leur signification sociale et
axiologique. Le versement d’une somme de 1000 dollars par A à B avec un
mouvement identique de la main peut socio-culturellement signifier le paiement
d’une dette, un donation, un pot de vin, un investissement, le mobile d’un
meurtre et ainsi de suite. Et vice et versa, le même phénomène culturel[5]
peut être objectivé à partir de différents véhicules matériels ou de différents
agents humains : la haine éprouvée par A à l’encontre de B peut s’exprimer
à partir de milliers de phénomènes matériels et organiques différents, tels que
le harcèlement, l’agression physique, l’empoisonnement, la mise en joug, la
noyade, la peur, la destruction de la propriété de B, la douleur infligée à ses
proches, etc. Biologiquement, l’organisme d’un roi ou d’un dictateur peut être
bien plus faible que celui de ses sujets ou de ses victimes ; d’un point
de vue socioculturel, le pouvoir d’un monarque absolu ou d’un dictateur est
incomparablement plus grand que celle de ses sujets les plus résistants
physiquement. Sur le plan physique ou biologique, il n’existe aucun organisme
humain qui soient « rois », « patriarches »,
« papes », « généraux », « scientifiques »,
« travailleurs », « paysans », « marchants »,
« prisonniers », « criminels », « héros »,
« saints », et ainsi de suite. Ces milliers de significations sont
superposées aux organismes biologiques par le monde socioculturel ou par les
personnes ou les groupes fonctionnant non seulement comme des objets physiques
ou des organismes biologiques, mais principalement comme des
« personnalités humaines intelligentes », comme supports, créateurs,
et agents de significations « immatérielles », de valeurs et de
normes. Ainsi, tout phénomène qui est l’ « objectivation »,
l’ « incarnation » d’un élément axiologique superposé sur ces
propriétés physiques et/ou biologiques, est par définition, un phénomène
socioculturel.
Un tel phénomène ne peut être localisé que
dans le monde des hommes, fonctionnant comme des personnalités intelligentes,
qui interagissent de manière intelligible les unes avec les autres, créent,
opèrent, accumulent et objectivent un certains nombres d’éléments significatifs
à travers un nombres infini de « véhicules matériels » – tout objets ou énergies physiques ou
biologiques – destinées à objectiver les éléments axiologique de l’esprit
humain. Du simple outil fabriqué, en passant par la trace laissée dans la
nature ou la simple hutte, aux gadgets, machines, animaux domestiques, palaces,
cathédrales, universités, musées,
villes et villages, tableaux, statues, livres, toutes les énergies
dégagées par l’homme, – de la chaleur à l’électricité, la radio, la fission
atomique, – tout cela participe de l’univers culturel de l’humanité. Il est
composé de la totalité des objets et énergies biophysiques destinés à
objectiver les éléments axiologiques.
La totalité des éléments axiologique non objectivés à
travers les véhicules matériels, mais connus de l’humanité, la totalité des
éléments axiologiques déjà objectivés à travers leurs véhicules ;
finalement la totalité des groupes et individus intelligents –
passés et présents ; ces totalités inséparables constituent la
totalité du monde socioculturel, superposé au monde biophysique.
Comme il fut déjà mentionné plus haut, tout
élément axiologique superposé à tout phénomène physique ou biologique
transforme radicalement sa nature socioculturelle. Une valeur religieuse
superposée à un simple bâton (churinga) transforme ce dernier en un totem
sacré. Lorsqu’un morceau de tissu est attaché à un bâton devient le drapeau
national, il devient un objet au nom duquel la vie est sacrifiée. Lorsqu’un
organisme malade est déclaré être « monarque » ou
« bouddha », il devient un puissant, un souverain, une sainte
« majesté » ou « sainteté ». Lorsque ces mêmes monarques,
leur organisme demeurant le même, sont dévêtus de signification
socioculturelle, tout comme ils peuvent être déposés ou renversés, leur
pouvoir, leur prestige, leurs fonctions, leur position sociale et leur
personnalité se transforment en profondeur ; de « majesté » à
« sainteté », ils sont changés en « outsiders » détestés et
haïs.
De manière similaire, lorsqu’un assortiment
d’objets biologiques et physiques, sans lien de causalité entre eux, devient le
véhicule du même système axiologique, une interdépendance causale apparaît
entre les objets qui composent cet assortiment. Vice versa, des phénomènes
biologiques et physiques dotés d’un lien de causalité entre eux peuvent à un
moment donné ne plus avoir aucun rapport entre eux dès l’instant où un élément
axiologique leur est apposé. Des personnes, des cendriers, des livres, des pots
de fleurs, des instruments, des camions, des bâtiments et bien d’autres objets
physiques n’ont entres eux aucun lien de causalité par leur seule propriété
physique et biologique. Mais lorsqu’elles deviennent les véhicules et les
agents d’un système axiologique unifié nommé « Université de
Harvard », un type de lien de causalité s’établit entre eux. Une
transformation importante d’une partie de l’Université de Harvard – la
destruction de sa principale bibliothèque par exemple ou une
transformation importante dans son personnel et son administration – influe
tangiblement sur la plupart des autres objets ou membres qui la constituent.
Dans le cas de la destruction de la bibliothèque principale, l’énorme dépense
destinée à sa restauration, peut provoquer une diminution certaine du budget
des autres départements, des salaires versés par ces départements, dans le
nombre et le prix du matériel acheté par ces départements. Lorsque ces objets
et personnes deviennent les véhicules et les agents du même système
axiologique, alors ils disposent entre eux d’un lien de causalité. Leur
interdépendance, fondée sur leurs seules propriétés physiques ou biologiques,
serait autrement inexistante. Telle est brièvement la structure constitutive
d’un phénomène supraorganique ou socioculturel, qui se distingue clairement des
phénomènes inorganiques et organiques[6].
II. Les dimensions idéologiques, comportementales et matérielles des cultures collectives et individuelles.
Un individu ou un groupe peut avoir prise
sur un phénomène culturel dans sa forme idéologique seulement. Un
individu ou un groupe peut très bien connaître l’idéologie – c'est-à-dire
l’ensemble axiologique – du communisme ou du bouddhisme sans jamais la mettre
en pratique ou l’objectiver à travers un ensemble de véhicules ou de matériaux,
tel qu’un temple bouddhiste et ses objets rituels ou un club communiste avec
ses affiches à l’effigie de Marx, Lénine, ou Staline et ses milliers d’autres
matériaux véhiculant le communisme. Des chrétiens qui professent
idéologiquement le sermon sur la montagne mais ne l’incarnent pas par leur
comportement ni ne le matérialisent, sont idéologiquement seulement des
chrétiens eu égard à la culture développée par le sermon sur la montagne. Elle
n’est qu’une forme idéologique qui n’est ni incarnée, ni matérialisée. Ceci est
vrai de tout phénomène culturel qui fonctionne seulement au niveau idéologique
sans influer sur le comportement des individus ou des groupes ou sur la matière
qu’ils maîtrisent.
Lorsque des groupes ou des individus
pratiquent par leurs actions les idéologies communistes, chrétiennes, ou
bouddhistes, alors les cultures communistes, chrétiennes et bouddhistes n’ont
plus seulement un statut idéologique, mais également un statut comportemental.
Lorsque ces idéologies sont « incarnées » et
« objectivées » à travers un certain nombre de véhicules matériels,
le communisme ou tout autre phénomène culturel prend une forme matérielle.
Tout
phénomène culturel peut ainsi apparaître soit sous une forme purement
idéologique, soit sous les formes idéologiques et comportementales, soit sous
les formes idéologiques et matérielles, soit sous les formes idéologiques,
comportementales et matérielles.
La forme purement idéologique est la moins enracinée et
la plus superficielle. Lorsqu’elle s’enracine dans le comportement et la
matière d’un individu ou d’un groupe, elle devient alors plus qu’une idéologie.
En se réalisant dans les comportements ou la matière, elle devient un facteur
façonnant non seulement les valeurs, mais également les comportements, les
relations humaines, les objets et processus physiques et biologiques.
En résumé :
(1) la totalité des éléments axiologiques entres les mains des individus ou des
groupes forme la dimension idéologique de la culture ; (2) la totalité de
leurs actions à travers lequel l’élément axiologique s’incarne, forme la
dimension comportementale de la culture ; (3) la totalité des autres véhicules,
des choses matérielles et biophysiques, des énergies à travers lesquelles les
formes idéologiques s’externalisent, se solidifient et se socialisent forment
la dimension matérielle de la culture. La totalité d’une personne ou d’un
groupe réunit ses trois niveaux, l’idéologique, le comportemental, et le
matériel[7].
III. Les principales formes d’interconnexion des phénomènes culturels.
(a) Une copie de Look, une bouteille
de whisky cassée, une chaussure et une orange peuvent être jetées côte à côte
sur le trottoir, leur proximité étant due à quelques forces incidentes. La
proximité spatiale justifie leur mise en relation. Ces choses n’ont entres
elles aucun lien causal, ni aucun lien logique. Une décharge à proximité d’une
grande ville présente un grand nombre d’objets culturels variés spatialement
proches les uns des autres. Dans la mesure où cette juxtaposition spatiale est
la seule connexion qui existe entre eux, il est possible de transformer –
d’ajouter, d’emporter, de briser – quelques uns de ces objets sans modifier le
reste des objets culturels. Tout regroupement d’objets simplement liés entre
eux en vertu d’une simple proximité spatiale (ou temporelle, comme bien des
évènements réels) constituent les cas les plus remarquables d’ensembles
culturels.
(b) Une connexion plus tangible existe
entre les phénomènes X, Y et Z, aucun
n’est axiologiquement lié aux autres, mais chacun et tous sont
causalement reliés à un facteur commun A, et tiennent en ce dernier un lien
causal indirect. Je trouve ainsi dans mes poches une montre, des clés,
un mouchoir, un billet de un dollar, stylo à bille, un crayon à papier,
un, peigne et diverses autres choses.
Aucun de ces objets culturels ne réclament l’autre causalement ou logiquement.
Il n’existe aucun lien de causalité entre le mouchoir, les clés, le billet de
un dollar et le peigne puisque ordinairement nous ne trouvons pas le mouchoir
en compagnie de ces objets, tout comme aucun de ces objets n’est ordinairement
accompagné par aucun des autres objet présents dans ces poches. Nous pourrions
d’ailleurs déchirer ce mouchoir sans affecter l’existence de la montre, des
clés, ou du billet de un dollar. Cela signifie qu’il n’existe entre eux aucun
lien de causalité dans la mesure où l’existence d’un tel lien signifie qu’en
raison de l’existence de A, B existe (ou vice versa), la transformation de l’un
d’eux implique la transformation de l’autre.
Cependant, si tous ces objets se trouvent
dans ma poche, ils y sont, en grande proximité, dans la mesure où chacun
d’entre eux satisfait un de mes besoins (je suis le lien de causalité
axiologique). M’étant directement reliés comme à leur cause principale, ils
sont reliés l’un à l’autre non plus seulement en vertu d’une simple proximité
spatiale, mais en vertu d’une relation causale indirecte. Ils sont ainsi
plus fermement liés les uns aux autres que dans le cas de la seule proximité
spatiale (ou temporelle). Ce lien est cependant si indirect que ces objets le
perdent aussitôt que disparaît la cause qui le fonde. C’est pourquoi ils
constituent toujours un ensemble et non une unité ou un système dans lequel
toute transformation importante d’une de ses parties influence de manière
tangible le système lui-même et les parties qui le composent. Le monde
socioculturel compte nombre de collections de deux ou plusieurs objets ou
phénomènes culturels à cheval entre l’ensemble et l’unité systématique.
(c) Considérons ensuite la totalité de
phénomènes processus et objets culturels intégrés les uns aux autres par un lien
de causalité direct. Ils constituent des unités culturelles, des
systèmes. Une guerre ou une famine, ou toute forme d’urgence, mène
invariablement dans toute société d’un certain genre, à l’extension de la
régulation gouvernementale. La fin d’une guerre, d’une famine ou de toute
autres formes d’urgence entraîne une atténuation quantitative et qualitative de
la régulation gouvernementale. Ceci est l’exemple de deux phénomènes
socioculturels unis par un lien direct de causalité. Dans le budget limité
de toute nation, l’augmentation des dépenses à vocation militaire entraîne une
diminution des dépenses dans les domaines non militaires. L’atomisation
excessive des valeurs éthiques et juridiques tend à accroître la criminalité.
Un régime de castes particulièrement rigide est la cause directe d’une faible
mobilité sociale verticale dans une population donnée. Les jours les plus cours
durant les mois d’hivers impliquent que, dans les sociétés équipées de
réverbères, ces derniers soient allumés plus tôt qu’en été. Les climats
nordiques impliquent l’usage d’épais manteaux de fourrures durant les mois
d’hivers. Ce sont autant d’exemples de phénomènes culturels intégrés les uns
aux autres en vertu d’un lien de causalité direct. Il s’agit là d’unités
réelles, de systèmes.
(d) Par opposition aux ensembles et aux
assemblages de significations telles que « deux + Staline + azalée + eau +
Jupiter + chaussures + baroque + poisson + table » ces éléments sont unis
en vertu d’une simple proximité spatio-temporelle, toute proposition telle que
« A est B », « deux et deux font quatre » ou « A n’est
pas B » est un petit système axiologique où le sujet logique et le
prédicat sont logiquement unis au point de constituer une proposition
axiologique. La totalité de ces propositions unies en un tout
axiologiquement consistant et compréhensible forme un système axiologique.
Les mathématiques sont ainsi un vaste système axiologique, éminemment
consistant d’un point de vue logique, dans la mesure où aucune proposition ne
saurait y être transformée sans introduire d’inconsistance et entraîner la
transformation nécessaire des autres équations et formules mathématiques afin
d’en rétablir la consistance. Ceci est vrai, dans une moindre mesure, des
sciences sociales, biologiques et physiques ; leurs propositions forment
un tout logiquement consistant (intégrant quelques ensembles). Ceci est
également vrai des grands systèmes philosophiques, les propositions de La
République de Platon, de La critique de la raison pure de Kant, et
de la Summa Contra Gentiles de Thomas d’Acquin sont consistantes.
Ceci est tout aussi vrai du credo chrétien, des autres grandes religions, ou
des grands systèmes éthiques, et de tous les codes juridiques. La plupart de
leurs principales propositions sont mutuellement intégrées et constituent une
unité axiologique, un système. Aucune ne saurait être radicalement
transformée sans que les autres ne soient affectées et transformées afin de
restituer sa cohérence au système de proposition.
Dans le domaine
esthétique, la cohérence esthétique du contenu et du style des beaux arts,
occupe la même place que la cohérence logico-mathématique. Les ensembles
esthétiques représentent un salmigondis – bribes et fins de rythmes sans
harmonie de forme ou de contenu. Une composition musicale rassemblant des
extraits de Bach, de Stravinsky, de Brahms, de Gershwin, d’autres de Wagner, du
jazz, est l’exemple même d’un gâchis musical. Une composition littéraire écrite
en partie dans le style homérique et en partie dans le style de Dante,
Rabelais, Gorky, Shelley, et Gertrude Stein est un autre exemple d’ensemble
esthétique. Toutes les grandes créations esthétiques musicales ou littéraires,
peintures, sculptures, architecture, et dramaturgie, démontrent une unité de
style et de contenu (malgré quelques raccords ici et là).
Ceci souligne la
différence profonde entre les purs ensembles axiologiques et les
unités axiologiques ou systèmes. Les parties ou les valeurs qui constituent
un système axiologique, sont unies en un système par un lien de cohérence
axiologique (logique ou esthétique). De telles unités diffèrent de la
causalité spatiale et de la causalité indirecte, où nous trouvons une interdépendance causale entre les parties du
système; dans les unités axiologiques, l’interdépendance est logiquement ou
esthétiquement cohérente, différente de l’interdépendance purement causale.
L’interdépendance causale est étrangère à toute cohérence logique ou
esthétique ; elle est simplement l’interdépendance relativement constante
de A et de B dans leur coexistence, leur séquence, ou leur variation
concomitante.
(e) Lorsque un système axiologique est
objectivé à travers des véhicules matériels, qu’il n’est plus seulement un
système de nature idéologique, mais également un système de nature
comportementale et matérielle, un tel système s’enracine dans le monde
empirique socioculturel. En tant que tel, il est autant un système causal qu’un
système axiologique, « une unité ou un système causal et
axiologique ». Tant les liens de causalité que l’élément axiologique,
lient chaque partie aux autres au cœur d’un système de nature idéologique
comportementale et matérielle. Ceci est du au fait précédemment mentionné que
lorsque de personnes, des matériaux ou énergies, deviennent les agents ou les
véhicules du même système axiologique, le composant axiologique établit un lien
entre les personnes et les véhicules, et un lien de dépendance en l’absence
duquel il n’existerait pas. Pour cette raison la grande majorité des systèmes
socioculturels sont des unités causales et axiologiques, différentes des
unités purement causales ou purement significatives. Les unités causales et
axiologiques sont ainsi les systèmes socioculturels les plus intégrés, et les
connexions qu’elles impliquent entre leurs parties sont les plus proches
possibles. Presque tous les groupes organisés[8],
à commencer par la famille ou les groupes religieux, l’Etat (comme les
Etats-Unis ou l’Allemagne), une caste, un syndicat d’initiative ou un parti
politique sont des unités sociales causales et axiologiques. La constitution
des Etats-Unis, le credo de l’église catholique romaine, les valeurs d’une
famille, la charte d’un groupement d’affaires, ou un groupement ouvrier, le
socle d’un parti politique, etc., nous donne les principales valeurs à cause et
pour la réalisation desquelles le groupement est établi et fonctionne comme un
corps unifié avec une interdépendance causale tangible entre le comportement de
ses membres et les véhicules qui l’intègrent. Aucun groupe organisé n’est ni
purement causal ni purement axiologique, mais consiste en une unité ou un
système social causal et axiologique.
De manière
similaire, tout système axiologique, qu’il soit de nature mathématique ou plus
généralement scientifique, philosophique, religieux, juridique, éthique,
musical ou artistique devient en général un système culturel dès qu’il
s’incarne dans un comportement ou un support matériel. Ces systèmes
n’existeraient cependant pas en l’absence de l’élément axiologique : il ne
peut y avoir de mathématiques en dehors de l’élément axiologique mathématique.
Lorsque les mathématiques « entrent en pratique », sont enseignées,
utilisées dans le cadre d’études, elles constituent un système axiologique,
dont les aspects idéologiques comportementales et matériels deviennent
tangiblement interdépendants avec ses agents humains et supports matériels. Le
principe est vrai de pratiquement tous les autres systèmes culturels qui
s’incarnent dans la réalité empirique.
Ainsi nous voyons
que les interconnections entres divers et innombrables phénomènes
socioculturels sont finalement de quatre types : (1) la simple adjacence
spatio-temporelle, (2) la relation causale indirecte, (3) la connexion causale
directe, (4) les liens axiologiques. Les combinaisons d’au minimum deux
phénomènes socio-culturels nous donnent alors: (1) les ensembles
socio-culturels, (2) les ensembles unis par un lien de causalité
indirect, (3) les systèmes ou unités causales, (4) les unités ou
systèmes axiologiques[9].
Presque tous les systèmes socioculturels sont des unités axiologiques.
IV. Les principaux systèmes et super-systèmes culturels.
La culture d’un peuple implique une
multitude d’ensembles et de systèmes axiologiques. Ces derniers s’ordonnent du
plus petit (tel que A est B) aux plus vastes. Le système « 2 + 2 =
4 » est un petit système ; la table de multiplication est un système
plus vaste ; l’arithmétique est un système encore plus vaste; les
mathématiques (arithmétique, algèbre, géométrie, calcule, etc.) sont un système
plus vaste encore; le champ entier de la science est un système encore plus
englobant. De manière analogue, nous trouvons un grand nombre de systèmes, du
plus petit au plus vaste dans d’autres champs du phénomène culturel.
Le langage, la
science, la philosophie, la religion, les beaux arts, l’éthique, le droit et
les grands systèmes dérivés des technologies appliquées, les sciences
économiques et politiques sont parmi les systèmes culturels les plus vastes.
Les éléments axiologiques d’un système scientifique ou des grands systèmes
philosophiques religieux, éthiques ou artistiques sont unis dans un tout
idéologique consistant.
Ce système
idéologique est objectivé jusqu’à un certain point au moyen des supports
matériels, du comportement des agents et membres de ces systèmes. L’idéologie
scientifique (en toute science) s’objective en des millions de livres,
manuscrits, instruments, laboratoires, bibliothèques, universités, écoles,
grâce aux gadgets et machines, d’un rasoir ou une mousse à raser aux systèmes
les plus complexes et objets élaborés par la science. D’un point de vue
comportemental, la science s’incarne dans les activités d’éducation et de
recherche de scientifiques, d’étudiants, de professeurs, d’inventeurs, de
milliers d’ouvriers, de fermiers, d’hommes d’affaire et de techniciens qui
appliquent ces découvertes, se comportent scientifiquement et utilisent les
gadgets et ustensiles qu’elle développe. Pris dans sa totalité, le système
scientifique dans ses dimensions intentionnelles, matérielles et
comportementales occupe une place considérable dans la culture.
L’idéologie
religieuse est objectivée à travers des milliers d’objets matériels, d’un
temple ou d’une cathédrale aux milliers d’objets religieux ; à partir des
innombrables actions de ses membres – sa hiérarchie et ses croyants – d’une
simple prière aux rituels, commandements moraux et règles de charité
prescrites pratiqué jusqu’à un certain
point par les membres d’une religions données. A nouveau, considéré à partir de
ses trois dimensions – idéologique, matérielle et comportementale – le système
religieux occupe une place assez vaste dans la culture des hommes. Avec les
adaptations qui s’imposent, la même chose peut être dite du langage, des beaux
arts, du droit et de l’éthique, des sciences politiques et économiques. Ces
systèmes couvrent dans leur totalité les plus grandes parts de la culture de
presque toutes les populations, le reste consistant en une multitude d’autres
systèmes dérivés, sinon principalement d’ensembles culturels. Ces vastes
systèmes constituent dans leur totalité la partie centrale et la plus élevée de
la culture d’une population. Essentiellement cohérents, ils sont également la
manifestation de la créativité humaine sur le plan rationnel (voir même supra
rationnel). Leur existence authentique démontre le caractère fallacieux de
toutes les théories qui perçoivent les êtres humains et la culture comme des
êtres principalement irrationnels et non rationnels. Les ensembles témoignent
en faveur de cette irrationalité ou non rationalité, mais dans la mesure où ils
ne constituent qu’une part mineure de la culture, ces théories exagèrent
considérablement l’irrationalité ou le manque de rationalité.
En plus de ces
vastes systèmes culturels, il existe des unités plus vastes qui peuvent être
nommées super systèmes culturels.
Comme dans
d’autres systèmes culturels, l’idéologie de chaque super système se fonde
sur certaines prémisses ou principes ultimes dont le développement, la
différentiation, et l’articulation constituent la structure idéologique totale
d’un super système. Puisque le contenu des super systèmes est plus vaste,
la valeur la plus universelle qui le mène est la vérité. Trois réponses ont été
données à la question de savoir quelle est la nature de la vérité, de cette
valeur ultime.
Première
réponse : l’ultime valeur est de nature exclusivement sensible. Il n’est
aucune réalité ou valeur de nature supra sensible susceptible de la
transcender. Une telle prémisse, ainsi que
le système qui en procède, est dite sensualiste.
Deuxième
réponse : l’ultime valeur est un Dieu supra rationnel (Brahma, Tao, le Néant
divin, et d’autres équivalents de Dieu). La réalité sensible, ou toute autre
réalité est illusoire ou représente une réalité ou une valeur infiniment plus
inférieure. Une telle prémisse, ainsi que le système qui en procède se nomme
système idéationnel.
Troisième
réponse : l’ultime, l’authentique valeur, est l’infinité qui contient
toute différenciation et qui est infinie qualitativement et quantitativement.
L’esprit humain dans sa finitude ne peut la saisir, la décrire ou la définir
adéquatement. Cet infini est ineffable et inexprimable. Ce n’est que par
approximation que nous pouvons discerner en lui trois principaux aspects :
le rationnel ou logique, le sensible, et le supra rationnel-supra sensible. Ces
trois aspects harmonieusement unis en lui sont réels. Tout comme sont réels les
valeurs supra rationnelles-supra sensibles, rationnelles et sensibles qui en
procèdent. Il porte bien des noms : Dieu, Tao, Nirvana, le néant divin des
mystiques, la supra essence de Denys l’aréopagite et le « continuum esthétique
indifférencié » de Northrop. Cette conception typiquement mystique de
l’Ultime, de la Réalité, de la Valeur, ainsi que le super système qui en
procède, sont de nature idéaliste.
Chacun de ces
trois super systèmes embrasse le type de systèmes qui lui correspond. Le super
système sensualiste implique ainsi une science sensualiste, une philosophie
sensualiste, une religion sensualiste, une orientation sensualiste des beaux
arts, une approche sensualiste de l’éthique et du juridique, une approches sensualiste
des sciences politiques et économiques, au coté d’une vision sensualiste de la
personne et des groupes, des modes de vie et des institutions. Les super
systèmes idéationnel et idéaliste impliquent les mêmes systèmes selon les modes
qui leur correspondent. Au cœur de chacun de ces systèmes, les éléments
idéologiques, matériels et comportementales s’articulent – au sein des systèmes
scientifiques, philosophiques, éthiques et juridiques, des institutions
sociales et des modes de vie – avec la Valeur qui conditionne le super-système.
Ainsi par exemple, dans la culture
médiévale européenne, du VI° à la fin du XII° siècle, nous constatons que le
super système idéationnel prédominait et impliquait les principaux champs
d’expression de la culture médiévale. La trinité supra sensible et supra
rationnelle, représentant la Valeur ultime, en constituait la prémisse
fondamentale. Ce credo s’articulait avec la science, la philosophie, les beaux
arts, le droit, l’éthique et les sciences politiques et économiques. La science
médiévale de ce temps se subordonnait à la théologie, qui était la reine des
sciences, les sciences naturelles et les autres sciences devenant les servantes
de la religion. La Vérité était la Vérité révélée de la religion. La
philosophie médiévale se distinguait à peine de la théologie et de la religion.
L’architecture et la sculpture médiévales n’étaient que la même « bible en
pierre » articulant le même credo. Il en allait de même pour la peinture,
la music, la littérature et la dramaturgie. Entre 85 et 97 % de la totalité des
beaux arts médiévaux étaient religieux et chrétiens. Le droit et l’éthique
médiévale n’étaient que l’articulation du droit divin et du droit naturel
formulés dans les dix commandements et le sermon sur la montagne, le droit canonique
complétant le droit séculier. La forme médiévale du gouvernement était de
nature théocratique, le pouvoir spirituel étendant son empire sur le pouvoir
séculier. L’économie médiévale était notablement chrétienne, non économique et
non utilitariste. Le principe idéationnel s’articulait avec les principaux
compartiments de la culture médiévale. Sur son fondement émergea se développa
et fonctionnait un vaste super système idéationnel, qui fut un des plus
caractéristiques de la culture médiévale. Les ensembles et systèmes idéalistes
et sensualiste étaient également présents mais n’avaient pas autant
d’importance.
L’ensemble de la
culture européenne du XVI° au XX° siècle présente un visage entièrement
différent. Durant cette période, le super système sensualiste plutôt que le
super système idéationnel alors décadent
domina la culture européenne. Durant les quatre derniers siècles, la
majorité des secteurs de la culture européenne s’articulait autour de la
prémisse sensualiste. Tous furent sécularisés. L’influence et le prestige de la
théologie et de la religion déclinèrent. Religieusement indifférente, parfois
même irréligieuse, la science sensualiste devint principe de vérité. La Vérité
devint alors la vérité des sens, empiriquement perçue et expérimentalement
vérifiée. La philosophie sensualiste (le matérialisme, l’empirisme, le
scepticisme, le pragmatisme, etc.), la littérature, la musique, la peinture, la
sculpture, l’architecture, et la dramaturgie sensualiste se substitua largement
aux beaux arts religieux médiévaux. L’éthique et le droit humains, hédonistes,
utilitaristes et sensualistes, se substituèrent à la loi divine et à l’éthique
idéationnelles du moyen-âge ; les valeurs matérielles, la richesse, le
confort physique, le plaisir, le pouvoir, la célébrité et la popularité devinrent les principales
valeurs pour lesquelles les hommes s’entredéchirèrent. Dieu et la religion
furent mis de coté. Elles et la valeur du royaume de Dieu sont apparemment
respectées mais ont cessé en réalité d’avoir la moindre importance. Le type
prédominant des personnes, leur mode de vie, et leurs institutions devinrent
essentiellement sensualistes. La plus grande partie de la culture occidentale
fut donc dominée par un super système idéaliste.
Si nous prenons la culture grecque au
V°siècle avant J.C., ou la culture européenne à la fin du XIII°siècle, nous
remarquons qu’elles sont dominées par un super système idéaliste. Cette
culture, en ses principaux compartiments, articulait la prémisse idéaliste
selon laquelle l’ultime réalité, l’ultime valeur sont l’infini, en partie
rationnel, en partie sensible, en partie supra sensible, en partie supra
rationnel.[10] Ses super
systèmes sont les plus vastes systèmes culturels connus.
V. Les systèmes culturels et sociaux (ou groupes organisés)
Un système social est un groupe organisé
qui possède un ensemble de règles de droit obligatoires et sanctionnées qui
définissent en détail les droits, les devoirs, la position et les fonctions
sociales, les rôles et les comportements de chacun de ses membres les uns à
l’égard des autres membres ou non membres et du monde. Un ensemble
d’actions-relations prohibées sanctionnées ; un ensemble de normes de
conduite recommandées non obligatoires. En tant que résultat de ces normes, ce
groupe organisé est un corps clairement différencié et stratifié, au cœur
duquel chaque membre se voit assigné une position définie, dont les règles
juridiques déterminent la promotion ou la rétrogradation. Un tel groupe dispose
d’un nom déterminé et d’un élément symbolisant son individualité. Il dispose
des fonds et des moyens matériels destinés à mener ses fonctions à bien et à
rendre possible les activités de ses membres. Il existe des millions de groupes
organisés, de l’association en passant par la famille et enfin l’Etat, la
nation, la caste, et d’autres.[11]
Un système social compris en ce sens ne
coïncide pas avec un système culturel.
Tout d’abord parce que bien des systèmes, spécialement les systèmes culturels
intermédiaires tel que les mathématiques, la biologie, la médecine ou la
science en général, pénètrent la totalité de pratiquement tout les systèmes
sociaux ; la famille, un groupement d’affaire, un groupe religieux,
l’Etat, un parti politique, un syndicat, tout groupe organisé doit utiliser
l’arithmétique, la médecine, ou quelques rudiments de biologie. Cela est
également vrai d’un système linguistique. Bien des groupes parlent l’anglais.
Cela est vrai des systèmes culturels religieux. Bien des groupes ont leur
système religieux qu’il s’agisse du bouddhisme, du catholicisme romain, du
protestantisme ou du confucianisme. Dans tous ces cas, les systèmes culturels
intermédiaires sont une vaste étendue d’eau immergeant une multitude d’îles
(groupes sociaux).
Systèmes sociaux et culturels diffèrent
également l’un de l’autre dans la mesure où la culture de tout groupe
organisé, ou même d’une seule personne, ne consiste pas en un seul système
culturel, mais en une multitude système culturels intermédiaires en partie en
harmonie les uns avec les autres, à laquelle s’ajoute des ensembles divers.
Même la culture d’une individualité n’est pas unifiée en un système
culturel, mais représente une multitude
de systèmes culturels et d’ensembles coexistants. Ces systèmes et ensembles
sont en partie compatibles, neutres ou contradictoires les uns à l’égard des
autres. Supposons que X est baptiste, républicain, physicien, fan de base-ball,
amateur de Gershwin, préfère les blondes aux brunes, le whisky au vin (sans
mentionner tous les autres traits qui pourrait le caractériser). La culture de
X est en partie intégrée, en partie non intégrée. Sa confession ne l’oblige ni
logiquement, ni d’un point de vue causal, à être républicain ou physicien ou à
avoir un trait culturel plus qu’un autre ; axiologiquement sa confession
est neutre à l’encontre de son engagement républicain, de son activité
culturelle, ou de sa passion pour le base-ball. Axiologiquement, sa confession
peut même contredire la préférence de X pour le jazz, les blondes ou le
whisky ; ces systèmes culturels sont dépourvus de lien de causalité entre
eux ; bien des baptistes sont affiliés au parti démocrate ou ne sont
affiliés à aucune partie. Bien des républicains ne sont pas des fans de
base-ball et n’ont aucun goût pour les blondes ou le whisky ; tandis que
bien des amateurs de whisky ne sont ni de confession baptiste, ni républicains
ou physiciens. Ainsi même la culture d’une individualité (la plus
petite sphère culturelle) n’est pas totalement intégrée en un système
axiologique et fait plutôt coexister plusieurs systèmes culturels – plus ou
moins en harmonie, plus ou moins contradictoires, plus ou moins neutres les uns
à l’égard des autres – en plus de la coexistence de plusieurs ensembles qui
intègrent d’une manière ou d’une autre la sphère culturelle individuelle pour s’y
établir[12]
(…).
(VI…)
_____________________________________
© THÈMES IV 2007
[1] Cf. M. Scheler, La situation de l’homme dans le monde,
Paris, Aubier/Montaigne, 1951, p. 67 et suiv.
[2] Il convient de souligner l’analogie frappante qui
s’établit entre la distinction de Sorokin et la distinction entre l’intellection
ananoétique, l’intellection dianoétique et l’intellection périnoétique soutenue
par Jacques Maritain, compar. J. Maritain, Distinguer pour unir ou les
degrés du savoir, Paris, Desclée de Brouwer 1932, p. 414-415 n°7.
[3] Cf.
P.-A. Sorokin, Modern Historical and Social Philosophies, N.-Y., Dover
Publications, 1963, p 187-204. Traduction
et présentation critique du chapitre XI « Bases of Criticism :
Cultural Systems, Supersystems, and Congeries ». L’ouvrage est une
réédition de P.-A. Sorokin, Social Philosophies of an Age of Crisis,
Boston, Beacon Press, 1950, (N.d.T.).
[4] Pour un développement systématique et détaillé de ces
concepts, v. P.-A. Sorokin, Social and Cultural Dynamics, 4 vol., (1st
ed. 1937-1941), N.-Y., Bedminster Press, 1962, pour une version abrégée, Society,
culture and personality, their structure and dynamics, a system of general
sociology, N.-Y., Harper and Brothers, 1947 ainsi que The crisis of our
age, the social and cultural outlook, (1°ed. 1941), N.-Y.,
E.P Dutton & Co.,1956.
[5] L’auteur dit
« the same meaningful cultural phenomena » que nous traduisons
littéralement dans le texte comme « le même phénomène culturel ».
Cependant en suivant la logique exacte de la formation du phénomène culturel,
c’est la valeur qui, une fois déterminée, est ensuite objectivée et ensuite
socialisée pour former le phénomène culturel. C’est pourquoi il est permis de
penser que la traduction peut également être « une même valeur identifiant
un phénomène culturel » (N.d.T.).
[6] Pour une analyse systématique et détaillée de la
structure constitutive des phénomènes socioculturels, v. P.-A. Sorokin, Social
and Cultural Dynamics…loc.-cit., Vol. 4, chap. 1, 2 et Society,
culture and personality…op. cit., chap. 3, 4.
[7] Pour un exposé détaillé, cf. P. Sorokin, Society,
Culture, and Personality,…op. cit., chap. 17.
[8] Pour une analyse détaillée des groupes organisés, v.
P.-A. Sorokin, Society, Culture, and Personality,…op. cit., chap. 4.
[9] Pour de plus amples développements sur ce point, v.
P.-A. Sorokin, Society, Culture, and Personality,…op.cit., chap. 17,
18 ; Social and Cultural Dynamics…op. cit., Vol. 1, chap. 1-3.
[10] Pour une analyse détaillée de ces super systèmes, v.
P.-A. Sorokin, Social and Cultural
Dynamics…op. cit., Vol. I, chap. 2, 3, 7 ; Vol. II, chap. 1, 2 ; Vol. IV, chap. 1, 3,
et passim dans tous les volumes ; Society, Culture, and Personality…,
p. 317 et suiv.
[11] Pour une analyse et une classification détaillée des
principaux groupes organisés, v. P.-A. Sorokin, Society, Culture, and
Personality…op .cit., chap. 4-15.
[12] Pour la démonstration et l’analyse détaillée de ces
propositions, v. P.-A. Sorokin, Society, Culture, and Personality,…op. cit.,
chap. 17-20 ; Social and Cultural Dynamics…, op .cit., Vol. IV,
chap 3.