Revue de la B.P.C. THÈMES III/2012
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La place de l’émotion dans la structure objective du droit.
par Aymeric d’Alton
Docteur en
droit,
Avocat.
L’approche
du droit sous l’angle de sa structure objective[1]
ne peut être confondue avec l’étude de sa justification. Certes le droit
présuppose sa justification intime, le juste, à chaque étape de sa
manifestation. Mais cet aspect ontoaxiologique de la définition du droit,
implique une dimension qui rendrait le juste inappropriable sinon étranger à
l’action humaine.
Le
droit implique effet une structure objective fondamentale et fonctionnant par
paliers de profondeur dont aucun juriste ne peut escamoter l’étude sans priver
le concept qu’il étudie d’un élément déterminant de sa structure. Elément dont
le juriste se prive à mauvais escient, lui préférant finalement les principes
généraux que se bornent à résumer la théorie du droit. L’histoire contemporaine
de la philosophie du droit révèle peu d’efforts expliquant en effet le moment émotionnel du processus de
connaissance[2] à l’œuvre dans
la formation du droit depuis les travaux de Léon Petrazycki[3].
Il
est moins question ici d’exposer l’effort mené par le grand maître de
Saint-Petersbourg, que de prendre la responsabilité d’ordonner et de restituer
autant que possible le processus de connaissance du droit, dont Petrazycki est
certainement l’un des rares à s’être efforcé de dévoiler l’étape émotionnelle
qui concoure son déploiement, et d’élever par la même occasion l’objection à
l’encontre de thèses, particulièrement actives dans le paysage français
constitutionnel contemporain, qui prétendent restituer la notion de droit
vivant.
Le
geste de Petrazycki (1), constitue en
réalité une étape dans l’acte de connaissance du droit (2) qui permet enfin de rendre compte du déploiement de l’acte de
connaissance dans la compréhension du fondement du droit (3).
1
– Dans l’univers de la pensée philosophique, le geste de Petrazycki
fut précédé par Maine de Biran, connu pour s’être efforcé de restituer le
mouvement introspectif qui commande l’élan moral. Petrazycki est cependant
parvenu à situer l’introspection dans
le processus de connaissance du droit, en démontrant que l’émotion restitue la
présence d’une valeur par la répugnance ou l’approbation qu’elle suscite chez
celui qui l’éprouve[4]. Répugnance ou
approbation témoignent de l’effort réflexif de l’esprit vers le contact
primaire et sensible de l’esprit avec la valeur. Elles signifient également que
l’émotion est le véhicule d’une valeur aussi élevée singulière et fragile
qu’abordable universelle et fruste. La radicalité du sentiment témoigne chez
Petrazycki d’une volonté toute particulière de distinguer les valeurs, de les
hiérarchiser conformément à leur qualité. Il s’agit donc d’un sentiment tout
aristocratique[5] qui n’a
cependant rien de définitivement subjectif[6]
et appartient au tiers impartial qui a le privilège naturel de subir la morsure
émotionnelle du conflit de valeur que le droit est voué à résoudre.
La
thèse de Petrazycki pourrait à cet instant signifier qu’émotion et valeur se
confondent. Si tel avait était le cas, une telle thèse aurait certainement
mérité d’être critiquée à partir de l’argument subjectiviste idéaliste.
Petrazycki ne confond cependant pas valeur et émotion. La critique, qui croit
identifier dans son geste l’argument subjectiviste idéaliste, manque sa cible
et ne permet pas de dépassement constructif. Le propos de Petrazycki n’est pas
en effet de décrire la valeur, mais de dégager la méthode qui permet d’y
accéder. Or, fixant à ce point son attention sur cette méthode, il en fait le
point central de toute son œuvre. En réalité, en concentrant son effort sur le
support émotionnel de la valeur, Petrazycki a pu entretenir l’illusion de la
confusion entre valeur et émotion remontant à une thèse idéaliste depuis
longtemps dépassée. Illusion à laquelle le maître polonais n’a jamais cédé. La
critique qui se limite alors à dénoncer cet aspect de la pensée de Petrazycki
manque l’essentiel de son geste sans même l’avoir interroger.
Si
Petrazycki avait affirmé la confusion de
la valeur et de l’émotion, nul doute qu’elle aurait du assumer
l’argument idéaliste. Mais dès l’instant où il précise seulement que l’émotion
se colore en répugnance ou approbation, il signifie seulement que l’émotion est
un véhicule. Il ne professe pas l’immanence de la valeur que soutient
l’idéalisme. La seule critique recevable à l’encontre de Petrazycki est celle
qui, insérant la thèse du maître dans le fonctionnement de l’intellect en
présence de la valeur, relève la restitution d’une des étapes fondamentales de
la formation des concepts qui animent le droit, de la charnière incontournable
à travers laquelle, l’esprit élabore le concept de droit à partir de sa
présence intime à la valeur. La critique qui ne procèderait pas à cette lecture
manquerait l’apport essentiel de Petrazycki à l’approche philosophique des
fondements du droit, qui dégage la charnière absolument indispensable à
l’élaboration du concept dans le processus de connaissance du droit, charnière
en l’absence de laquelle le droit ne serait qu’un vulgaire mot sans valeur et
la valeur une pure possibilité dont l’homme serait seulement spectateur.
L’apport fondamental de Petrazycki dans l’étude du fondement du droit consiste
dans cet effort d’introspection qui
réinstalle enfin la vie humaine dans le droit après l’avoir mis en présence de
la valeur.
2
– Une critique pertinente du geste de Petrazycki restituera le
véhicule émotionnel dans le processus complexe de connaissance du droit et
d’élaboration du concept de droit dont l’intuition est le point de départ.
Avant
toute configuration historique et sociale du droit, subsiste en effet la
confrontation irréductible de l’intellect et de l’être. Le droit s’intéresse à
l’être du point de vue de ce qu’il véhicule. Or l’Etre est le véhicule du
devoir être, de la valeur, de la justification intime du droit, non de la forme
conceptuelle[7] qui en fait
un outil indispensable à toute organisation humaine. Toute l’élaboration du
droit procède avant tout de cette relation irréductible qui met l’intellect en
présence du devoir être. C’est alors à partir de l’approfondissement de cette
mise en présence que l’homme élabore le concept de droit. La philosophie du
droit n’ayant qu’exceptionnellement relevé ce moment d’approfondissement et
manquant dès lors la marque précise de l’émotion provoquée par la présence à la
valeur, ont volontiers cédé au démon du formalisme le plus strict.
L’intellect,
en présence de l’être se positionne en fonction du devoir être. Et en effet
chaque chose, chaque action, est pourvue d’une valeur, d’une valeur positive ou
d’une valeur négative. Se déroule alors un phénomène essentiel dans
l’élaboration du concept de droit, la rencontre entre ce que vaut l’action ou
la chose et la sensibilité humaine qui la considère, sensibilité immédiate et
réelle qui, faute de mieux, peut être nommée sentiment de justice ou
d’injustice. Il ne s’agit pas seulement d’un sentiment esthétique, mais d’une
configuration fondamentale de l’âme toute entière qui dispose alors l’intellect
à poursuivre l’approfondissement et la compréhension de ce sentiment
fondamental. La morsure de la valeur, s’il peut être admis de l’appeler ainsi,
se manifeste donc dans un premier temps dans la coloration de l’âme et ensuite
la traduction de cette coloration au sein d’une expression émotionnelle
décisive qui forge l’esprit de reconnaissance du droit : l’émergence du Deik numi, du Iudex ne sauraient être compris hors cette blessure fondamentale
dont procède alors le sentiment d’injustice.
Seul
le sentiment d’injustice permet l’émergence du droit à partir du processus
d’introspection sur lequel Léon Petrazycki a porté son effort. L’effort
introspectif dont il est ici question est un positionnement intellectuel durant
lequel l’intellect observe et poursuit le sentiment d’injustice afin de le cerner
entièrement et de le comprendre. Durant cette phase de compréhension
intellectuelle du sentiment d’injustice, l’intellect confronte précisément le
sentiment à la valeur dont il aurait normalement du être le véhicule.
La
confrontation du sentiment d’injustice,
de la marque émotionnelle de la valeur négative avec la justice, valeur
positive, démontre d’une part que l’existence de la valeur n’a rien de commun
avec l’action humaine et n’en procède pas. Il démontre d’autre part que la
justification du droit n’est jamais une chimère[8]
à la disposition des positionnements intellectuels, mais toujours une
possibilité en soi[9] présente à
l’intellect. Durant de cette confrontation, le sentiment d’injustice se dessine
d’autant plus précisément que l’effort introspectif mené vers l’émotion se
dirige vers la valeur qui confond l’injustice. A partir de la confrontation
intellectuelle de l’injustice éprouvée à la valeur, deux issues se dessinent.
La première issue est la conversion de l’injustice ressentie à la valeur justice et à la démarche de paix. La
seconde issue, née de l’inflexibilité de l’émotion d’injustice et de la
négation intellectuelle de la justice, génère un ressentiment autodestructeur[10].
La seconde issue, particulièrement importante, démontre non seulement la grande
part de l’action humaine dans le processus de valorisation, mais également que,
dans l’action humaine, l’émotion qui submerge l’intellect exhorte en réalité ce
dernier à ne pas être seulement présent à la valeur justice mais aussi à en analyser
la profondeur pour assurer la conversion de l’émotion et la réalisation du
juste. Le processus de conversion
s’apparente donc à une ascèse[11]
consacrée à l’œuvre de justice.
A
partir de cette confrontation, la
structure objective, fondamentale,
du droit, se déploie. Le droit est objectivé avant de prendre une forme
conceptuelle et nominale.
Le
processus d’objectivation peut être
compris, dans un premier temps, dans un sens largement hérité du kantisme[12].
L’objet est en effet le passage nécessaire entre une vitalité étrangère à toute
rationalité et une rationalité privée de tout élan vital. L’objectivation,
héritière du criticisme kantien, efface le support sentimental de l’injustice,
l’émotion qui contribue à la naissance du droit. Sans pour autant céder au
positivisme le plus vulgaire, la négation de l’émotionnel et du vital n’en
concède pas moins autant de terrain à la raison et au déracinement ontologique
et émotionnel du droit en sa forme objective. Elle est donc la proie d’une
critique particulièrement sévère de la part d’une philosophie de nature
existentielle[13]. C’est
pourquoi l’objet peut également être perçu comme un amoindrissement du paysage
ontologique, une perte de valeur sinon une formalisation de celle-ci dont il ne
subsiste plus que le sens au détriment de son effet vivifiant et déstabilisant.
Ce point de vue est plus qu’admissible du point de vue le plus radicalement
existentiel et mystique à partir duquel aucune compromission aliénante ne peut
être admise sans interrompre le développement de la vie, de la valeur et de la
liberté. L’objet est donc tiraillé entre deux positions radicalement
antagonistes : la rationalité de l’objet et la vitalité de l’objet.
Une
étude attentive du processus d’introspection révèle qu’en réalité l’émergence
du droit n’est pas plus exclusivement dévolue à une rationalité, bien que
l’émergence du concept de droit lui sacrifie beaucoup, qu’à la vitalité pure.
Le sentiment n’est pas à lui seul constitutif de l’injustice, il en est
toutefois l’indispensable véhicule. Sentiment et raison ne sont chacun en
réalité que des états successifs, la raison présupposant le sentiment, qui
permettent à l’injustice non seulement d’être confrontée à son étalon sans pour
autant perdre son originalité émotionnelle, mais également de prendre forme
conceptuelle sous le nom de droit à mesure que la raison se met à l’ouvrage.
Par la valeur qu’elle supporte, la structure objective allie donc en réalité
l’émotionnel et, à travers lui l’ontologique, au rationnel. Il est en tout cas
certain que l’œuvre de la raison dans la conception du droit ne saurait être
comprise sans un regard attentif sur le véhicule sentimental qui précipite
l’œuvre de la raison. Il n’existe donc pas de rupture, dans le processus
d’introspection entre l’émotion au fondement du droit et la rationalité qui
concourt à son élaboration, il existe seulement une attitude de l’intellect qui
murit de l’émotionnel au rationnel la conception du droit, reflétant ainsi ce
passage de la furie du sentiment à la paisible mise en ordre des choses selon
le meilleur principe, passage que n’aurait pas démenti l’Orestie d’Eschyle.
Durant
le processus d’introspection qui réceptionne le sentiment d’injustice, le
confronte à la valeur comprise en soi et procède à l’objectivation du droit,
est alors pressentie l’étape fondamentale qui opère une transformation de
l’objet. De nouveau se retrouve la distinction néokantienne entre l’objet
alogique et l’objet logique[14].
Le passage de l’émotionnel par l’objectif au logique permet de matérialiser en
réalité l’accès du droit au discursif et au dialectique sous la forme du concept. Le droit, tel que l’homme le
pratique et le diffuse, revêt en effet une forme conceptuelle mais, il est
évident qu’à ce stade et menant une réflexion sur le mécanisme décrit plus haut,
aucun juriste étudiant le droit ne peut sérieusement réduire l’expression du
droit à son aspect conceptuel. Le Iudex
doit au contraire envisager que la valeur, qui confère au droit son sens le
plus intime, puisse être véhiculée par une autre réalité que le concept. Le concept n’est finalement adopté par
l’intelligence que pour discuter le droit, clôturer son processus d’élaboration
et contribuer à la faculté d’interprétation qui alimente son fonctionnement. Ce
qui signifie que seule une certaine maturité du travail introspectif peut
permettre au droit d’émerger sous la forme discursive du concept. Le concept
n’a en effet en droit qu’une valeur toute relative qui réinstalle le genre
interprétatif dans la théorie des sources en lui imposant dès lors toute la
logique que le discours implique pour exprimer quelque vérité.
Néanmoins,
le concept de ce point de vue n’est pas une simple abstraction, mais
authentique concrétion, continuité du sentiment par la valeur, il émerge d’un
mouvement qui ne dispose à ce jour que du concept pour actualiser le discours
juridique parmi les hommes. Le droit incarne alors un paradoxe subtil selon
lequel, s’il tend à n’être exprimé que par le concept, il ne peut se réduire à
ce mode d’expression qui, lui-même, est incapable d’épuiser la réalité du droit
et requiert une impulsion fondamentale en dehors de laquelle il ne serait
qu’une abstraction vide et dépourvue de sens.
S’il
est donc permis de parler de droit vivant suite à la synthèse du processus qui
vient d’être exposé, ce n’est pas en vertu de la liberté sinon de la qualité
d’interprétation des textes reconnue à un juge désormais armé pour connaître de
la compatibilité de la loi avec le corpus constitutionnel[15].
Il n’est permis de parler de droit vivant qu’en vertu de ce point de départ
d’ouverture à la valeur qui se reporte sur le sentiment émotionnel fondamental
avant d’initier un processus qui concourt à la formation et à la vitalité du
concept de droit. La vitalité du concept de droit incarne et finalise en
réalité toute la nature de la structure objective et fondamentale du droit.
Elle seule explique les conséquences du déploiement de l’acte de connaissance
sur le dynamisme qui anime le droit, en direction desquelles il convient
désormais dans le sillage de l’œuvre de Petrazycki et de l’œuvre de Sorokin,
son élève le plus fidèle, d’orienter la présente étude.
3
– Petrazycki comme Sorokin, qui reprend sa thèse sur ce point,
distinguent en effet droit officiel et droit non officiel[16].
Or, l’origine de cette distinction procède justement de la force vivante,
définie plus haut, qui guide alimente et opère constamment dans la conduite
humaine. Droit officiel et droit non officiel ne peuvent en réalité ni l’un ni
l’autre être réduits à l’inertie et à la pesanteur. L’un et l’autre sont
irrémédiablement inscrits dans le devenir et la transformation. En tant que
droit, l’un et l’autre incarnent nécessairement une valeur et sont l’un et
l’autre une expression d’un aspect du sentiment opérant qui appelle de tout son
être une pleine expression et se refuse à toute expression partielle. Cette
force transforme ainsi autant le droit officiel que le droit non officiel. Elle
ne supporte ni le formalisme obsolescent de la dimension officielle du droit,
ni la diversité constante et désordonnée de la dimension non officielle du
droit. Le formalisme obsolescent du droit officiel est en réalité transformé
par la diversité constante du droit non officiel, la valeur laisse exprimer
toute sa puissance de dépassement par la puissante vitalité du sentiment qui
bouleverse les formes esthétiques qu’il rencontre sur son chemin. Mais la
transformation opère encore dans la mesure où la diversité des formes qui
expriment une valeur nouvelle, négative ou non, est ordonnée par la
confrontation du sentiment qui la suscite à la valeur qui lui rappelle sa
source. Le sentiment de valeur, force vivante et constamment opérante, déforme
et met en ordre le droit dans un mouvement incessant qui inscrit définitivement
le droit dans une tension réalisant le juste.
La
pulsation, qui rythme le devenir du droit, dépendra alors de l’écart existant
entre l’obsolescence des formes esthétiques du droit officiel ou, plus
exactement son degré d’abstraction et d’attachement à la forme conceptuelle, et
l’étendue de la diversité des formes juridiques générées par la vitalité du
sentiment habitant le droit non officiel. Plus le niveau d’abstraction
conceptuelle du droit officiel tend à s’élever et à se détacher du support
émotionnel, plus la diversité du droit non officiel tend à s’accroître,
éloignant alors le droit de tout effort d’introspection et de
confrontation, plus la transformation
du droit tend à s’accélérer et à se dérouler dans la violence et la barbarie la
plus vile.
Ce
mouvement indique que la réforme de tout système juridique constitue une
révolution interne qui dissout et refond le groupe social dans sa totalité.
Moins le droit officiel tend vers l’abstraction, plus il intègre en réalité la
vitalité du sentiment et la diversité incarnée par le droit non officiel, plus
le processus de transformation du droit s’apaise et s’apparente à une réforme
institutionnelle qui, sans bouleverser les valeurs fondamentales, assure leur
renouvellement et leur adaptation à l’environnement humain.
Le
droit n’est donc pas un vain mot. Il n’est pas non plus seulement un concept.
Il est une part bien concrète de la vie humaine. Mais il ne prend pas seulement
l’aspect culturel de la vie humaine. L’existence du droit est initiée par une
orientation très particulière de la sensibilité humaine qui confère à l’action
une connotation axiologique distincte de toute autre œuvre humaine. Cette
configuration toute particulière de la sensibilité humaine assure plus
fermement l’existence du droit que n’importe quel formalisme protocolaire de
mauvaise foi qui prétendrait à lui seul en symboliser l’existence quitte à en
faire un spectre errant dans une galaxie de textes qui lui seraient étrangers.
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© THÈMES, revue de la B.P.C., III/2012, mise en ligne le 31 mars 2012
[1] Théorie et philosophie du
droit utilisent le terme « fondement » sans pour autant rendre compte
que le droit est constitué d’une série de dimensions fondamentales qui sert son
développement sans en épuiser la réalité. Qu’il s’agisse en effet de son
fondement ontologique, culturel socio-historique, chacun désigné par la
doctrine au fondement du droit, chacun de ces fondements n’est en réalité
qu’une modalité de développement du droit, un niveau de profondeur qui, chacun
à leur niveau, constitue la structure
dite « objective » du droit. Le droit se diffuse ainsi par voie
d’approfondissement et de diffusion dès l’instant où la valeur qui le justifie
prend forme objective suivant un processus complexe que le présent article propose
de restituer.
[2] L’étude proposée n’est pas neuve. Le
sentiment fondamental rosminien témoigne de sa présence dans le domaine de la
philosophie du droit, Cf. A. Rosmini, Philosophy
of rights vol. I, Durham, Rosmini house, 1993 ; la métaphysique contemporaine
gagnerait ensuite à prendre connaissance de la distinction établie par Max
Scheler entre Amour et sympathie (Cf. M. Scheler, Nature et formes de la
sympathie, contribution à l’étude des lois de la vie affective,
Paris, Payot, 1971) et plus récemment du concept d’intelligence sentante
développée par Xavier Zubiri. L’oeuvre de Gabriel Madinier, particulièrement
marquée par celle de Maine de Biran, doit également être citée, Cf. tout
particulièrement G. Madinier, Conscience
et amour, essai sur le Nous, Paris, P.u.f., 1962. Parallèlement à l’œuvre
de Gabriel Tarde, Petrazycki a lui aussi tenté de dégager la dimension
émotionnelle du droit à travers le
processus de connaissance que chacun peut en avoir. La dernière trace de cette
étude au cœur du droit se retrouve dans les essais de philosophie du droit de
J.-M. Trigeaud, voir J.-M. Trigeaud, « perception esthétique et sentiment
du juste », Essais de philosophie du droit, Genova, Studio
editoriale di cultura 35, 1987, p 279-286.
[3] Cf. L. Petrazycki, Law and morality, transl. H.-W. Babb, Intro. N.-S. Timasheff, Cambridge, Harvard Univ.Press, 1955
[4] A l’époque où Léon
Petrazycki mène ses travaux, le célèbre physiologue Pavlov mène ses expériences
sur le réflexe conditionné. Expérience qui a pu être perçue comme réductrices
d’un point de vue exclusivement
empirique et sensualiste. Pourtant, cette expérience repousse et tente
de déterminer en même temps par l’identification des émotions les plus frustes
la réalité et la frontière de la notion de liberté.
[5] L’art juridique ce
distingue donc par une sensibilité toute particulière qui précède tout
formulation conceptuelle logique ou nominale.
[6] Sur ce point le lecteur consultera
utilement l’œuvre de George Gurvitch, élève de Petrazycki, qui a repris la
notion de fait normatif ainsi que le concept de droit intuitif en le remaniant.
Cf. G. Gurvitch, L’idée de droit social, notion et système du droit social,
histoire doctrinale depuis le XVII°siècle jusqu’à la fin du XIX°siècle,
(1°éd.,1932), Darmstadt, Scientia Verlag Aalen, 1972, 712 p, ainsi que du même
auteur « Une philosophie intuitionniste du droit, Léon Petrasizky », Archives
de philosophie du droit et de sociologie juridique, Paris, Sirey, 1931,
cahier n° 3 et 4, p 403-420
[7] La forme conceptuelle du
droit n’est en réalité qu’un aspect de la dimension intentionnelle que revêt la
structure objective du droit dès l’instant où celui-ci devient une réalité
culturelle. La dimension ontologique de la structure objective du droit n’est
rien de moins que le principe fondamental du droit, son véhicule originel et
premier.
[8] L’expression est de Miguel
Reale, Cf. M. Reale, « La situation actuelle de la théorie
tridimensionnelle du droit », Archives de philosophie du droit, nouvelles séries, Paris, Sirey, 1987, p 369- 388.
[9] Les travaux de Max Scheler et de
Nicolaï Hartmann ont très clairement dégagé cette position des valeurs. Chacun
d’eux défendent un réalisme axiologique quoique différent. Alors que Scheler
situait les valeurs dans l’entendement divin, Hartmann se bornait à en affirmer
la réalité en soi selon un schéma parfaitement platonicien ; Cf. M.
Scheler, Le formalisme en éthique et l’éthique materiale des valeurs, un essai nouveau pour fonder un personnalisme éthique, trad. M. de Gandillac, Paris,
Gallimard/Nrf, 1955, ainsi que N.
Hartmann, Ethik, (1st aufl. 1926), Berlin, De Gruyter, 1949.
[10]Il n’est pas inutile de s’arrêter un
instant sur cet homme du ressentiment, cet homme qui, par ce qu’il n’a pas
assez, désire avoir plus quitte à déposséder l’autre. Cet homme du ressentiment
est celui qui est blessé par la présence d’une valeur positive et se contente
aisément des valeurs les plus frustes. Le sentiment ne laisse aucune part à
l’effort introspectif et s’oriente vers une incessante compensation des
frustrations éprouvées. Le portrait de ce senorito
satisfait été dressé par José Ortega y Gasset ; Cf. J. Ortega y
Gasset, La révolte des masses, Paris,
Le labyrinthe, 1986.
[11] L’ascèse, comme Ortega y
Gasset le souligne lui-même, est un entraînement sportif un exercice permanent
d’approfondissement de l’art pratiqué et du geste qui le réalise le mieux, Cf.
J. Ortega y Gasset « The Sportive Origin of the State » in History as a System and other essays toward
a philosophy of history, USA, Norton, 1941, p 29-30.
[12] La quasi-totalité des
auteurs qui ont soutenu une théorie de l’objectivation du droit sont des
héritiers du kantisme et ont d’ailleurs été les seuls à développer en plein
règne positiviste une philosophie de la culture et de la valeur.
[13] Cette critique fut presque
exclusivement menée par Nicolas Berdiaev, Cf. notamment N. Berdiaev, De la
destination de l’homme, essai d’éthique paradoxale, trad. I.P et H.M,
Genève, l’Age d’homme, 1979
[14] Cette distinction tient son origine
d’un certain aspect encore peu connu du développement de la phénoménologie, à
partir de racines néokantiennes, incarné par l’œuvre de Emil Lask, Cf. E. Lask,
“Legal philosophy“, in The legal philosophies of Lask, Radbruch and Dabin,
The 20th century legal philosophy series: vol IV, transl. K.
Wilk, intro. E.-W. Patterson, Cambridge, Harvard Univ. Press, 1950, p 3-42 sur cet auteur
George Gurvitch, Les tendances actuelles de la philosophie allemande
(E.Husserl, M.Scheler, E.Lask, N.Hartmann, M.Heidegger), Paris, Vrin, 1930
[15] La doctrine constitutionnelle
contemporaine semble tout ignorer, par
une amnésie qui ne regarde qu’elle, des thèses de Ehrlich, de
Kantorowicz .... Elle réaliserait pourtant à la lumière de ces œuvres que
ses thèses ne sont pas neuves et ne rendent pas compte de la réalité du processus
de connaissance du droit. Cf. E. Ehrlich, Grundlegung der Soziologie des
Rechts (1 ste Aufl. 1913), München, Dunker und Humblot, 1989, H.
Kantorowicz « Rapport sur les sources du droit positif », Annuaire
de l’institut international de philosophie du droit et de sociologie juridique,
Paris, Sirey, 1934, p 230-234.
[16]Cf. P. Sorokin, Society, culture and personality, their structure and
dynamics, a system of general sociology, New-York, Harper and Brothers,
1947. La
doctrine aurait tord de calquer cette distinction sur celle qui, classiquement,
distingue les sources réelles des sources formelles dans la tradition juridique
française.