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Topologies de la
liberté
Professeur émérite
Président honoraire de la Société bordelaise de philosophie
Les
incantations font difficilement cause commune avec la réflexion. Le lyrisme qui
accompagne de telles formules marque plutôt la fin d'une pensée active que le
commencement d'une recherche. Ce qui entoure le mot de liberté doit aider à
soupçonner le contexte mental qui l'accompagne. On sait que la revendication de
la liberté a pu couvrir des excès, quand on repoussait des personnes supposées
représenter un obstacle pour une activité dont on n'interrogeait pas la
signification. La liberté a pu couvrir toutes conduites, toutes les obscurités
de l'esprit et on en est venu à dire qu'elle n'était qu'un mot. Chacun délimite
sa liberté, en considérant qu'elle n'a comme fonction que de protéger d'autrui,
voire de lui récuser sa propre liberté. La liberté coïncide alors avec un
égocentrisme forcené, tant pour la pensée que pour l'action.
Une
telle attitude est bien en contradiction avec le sens même de la liberté.
Celle-ci ne peut exister qui si elle recouvre les qualités fondamentales de la
personne. Non seulement elle ne peut exister qu'en fonction de ce qui me
caractérise comme personne, mais de ce fait elle est universalisable,
applicable immédiatement à toutes les personnes. Dans les faits, elle doit
conduire un regard bienveillant sur
toutes les personnes, en tant qu'elles ont une égale dignité. L'application
sociale, puis politique de cette reconnaissance doit aller effectivement de
soi. Les libertés individuelles sont une application de cette reconnaissance
métaphysique.
La
liberté demande d'abord que l'on soit libre par rapport à l'égard des mots, ce
qui ne veut pas dire qu'on les emploie
n'importe comment. Lorsque Bergson déclare que l'on peut donner aux mots le
sens que l'on veut, c'est pour préciser aussitôt qu'il faut les définir
strictement. Il n'est donc pas permis, dans une société normale, d'utiliser un
mot pour soi et pour les siens, d'une façon louangeuse et d'une façon agressive
pour les autres. On se souvient de la sinistre formule : pas de liberté pour
les ennemis de la liberté. C'est ainsi qu'on a pu organiser les répressions,
les assassinats collectifs de sinistres mémoires. Une liberté est suspecte dès
lors qu'elle couvre des excès qui dégradent les personnes et bloque leur
capacité à la pensée et à la réflexion, qui fait leur dignité.
Si
je recentre la liberté sur la conduite de la personne, je trouve que l'approche
classique qui en est faite la représente comme une puissance de se déterminer
par soi-même. Cependant, l'action d'un sujet ne peut être séparée des
conditions même de cette action. La personne est inscrite dans le temps et dans
l'espace. On ne peut donc penser la liberté d'une façon absolue.
L'irréversibilité du temps fait que la réalité de mes actions est inscrite dans
mon être ; je ne peux les faire disparaître. Tous les savons du monde ne
supprimeront pas les crimes du couple Macbeth. Le temps de ma vie augmente d'une
part le domaine du spirituel en moi, augmentant cette partie du moi qui se
présente comme souvenir, c'est-à-dire comme élément du moi accessible par
l'esprit. En même temps et d'autre part, la durée de ma vie diminue d'autant à
chaque durée qui s'est écoulée. Il y a de moins en moins d'avenir et les
conditions physiologiques de la vieillesse seront là pour me le rappeler. Quant
au présent de l'action, il montre un aspect dramatique que l'on connaît bien
dans les hésitations : je ne peux faire qu'une seule chose à la fois. La
réalisation de mes actes par mon corps et dans ce lieu de l'espace me condamne
à ce choix qui me limite. Cet acte doit être effectué dans les conditions que
son environnement m'impose.
Ainsi
l'intériorité de l'acte libre ne peut ignorer les conditions mêmes de
l'activité humaine. De plus, la personne libre n'ignore pas que, par les deux
bouts, la vie lui échappe. Nul ne choisit les conditions de sa naissance, ni le
jour, ni l'heure, ni le lieu, ni le contexte social. Pas davantage ne sera
choisi le contexte des derniers moments. Les accidents de la circulation le
rappellent sans cesse. Chaque moment que je vis limite l'éventail de mes
possibles et contredit des projets qui deviennent trop ambitieux. Il sera
toujours impossible d'aller d'ici à là-bas sans passer par l 'itinéraire qui
relie les deux points, comme il est impossible de vivre dans un moment en
souhaitant passer d'un coup à un moment éloigné ; l'ennui me rappelle aussi que
parfois le temps est, malgré soi, passage à vide.
Toutefois
la vie de la liberté ne se contente pas toujours de l'acceptation de ces
situations négatives. S'il est vrai que la liberté et l'esprit sont univoques,
on peut constater que l'activité spirituelle peut-être victorieuse d'un temps
qui n 'avance pas ou d'une espace qui me limite. D'une façon élémentaire,
l'abandon à un roman populaire ou l'application à des mots croisés m'empêchent
d'être passivement victime d'un temps et d'un espace qui me semblent hostiles
ou indifférents. Mais la lecture de poésies ou le regard artistique proposé à un paysage qui se
présente au voyageur rendent une véritable liberté, c'est-à-dire une
authentique vie de l'esprit. L'imagination qui se maîtrise est bien cheminement
de l'esprit et possibilité d'accéder à un monde des valeurs, là où les
circonstances semblaient m'imposer un conditionnement matériel pesant. Alors
que les aspects finis du temps se montrent à moi comme une condamnation,
l'activité de l'esprit m'ouvre au domaine de l'infini, où il semble que rien ne
peut plus me limiter. C'est là que je trouverai la vraie vie intérieure, quand
j'aurai dépassé ce qui me limitait et que je ferai de cette limitation le
contexte même de l'épanouissement de ma vie spirituelle.
Les
proclamations abstraites de la liberté ne peuvent concerner qu'une liberté
vide, sans possibilité d'exercice, sans véritable réalité. D'ailleurs, même en
se proclamant d'une façon revendicatrice, la liberté suppose une situation dans
laquelle, concrètement, les marges d'activité seraient inexistantes ou insuffisantes.
La liberté ne peut donc faire l'économie du préalable de la situation dans le
monde ou plus précisément de son incarnation. Maine de Biran ne pouvait
affirmer son vouloir qu'en l'exprimant
dans son corps et son environnement. La plénitude de la liberté est inséparable
de son activité ; il lui faut donc un corps comme agent et un monde comme lieu
d'exercice. La liberté ne peut se penser comme simple concept ; elle ne serait
alors que le reflet d'une loi morale abstraite. Elle doit convoquer la subjectivité,
mais dans l'accompagnement de celle-ci par une corporéité responsable. Il n'y a
vraiment de liberté que dans une incarnation ; on constate une pré-position de
la liberté comme un monde pré-réflexif où la liberté rencontrerait un monde de
l'irréfléchi dont elle ferait son lieu de réflexion, dont elle s'efforcerait
d'obtenir la connaissance pour le transformer en montrant la liberté dans sa
vérité. Ainsi l'incarnation, de la liberté reste la condition même de sa
révélation. Ce n'est qu'au moment où la liberté se découvre qu'elle trouve sa
possibilité de mise en œuvre.
Le
poète qui veut créer son univers doit aussi entrer dans le langage, se
découvrir être parlant, se sentir responsable envers le mots, affronter les
difficultés, la banalité du discours et promouvoir les images qui vivent en lui
en les insérant dans ses propos. Ce qui peut apparaître comme un jaillissement
désincarné n'est en réalité que la volonté e pénétration dans les conditions
même de la vie réelle. L'esprit ne peut souffler que s'il est capable de
soulever la médiocrité ordinaire des conditions de vie. Le poète ne s'exprimera
que s'il a pris conscience de l'incarnation nécessaire de sa parole. Si c'est
la condition pour pouvoir tenir un discours partageable avec les autres, c'est
aussi le chemin inévitable pour que ce même discours puisse se formuler
concrètement. On ne propose pas une parole ou une écriture dans le vide. Il
faut accepter de transiter par l'institution même de la langue : les mots ne
sont pas incorporels. Ce sont les mots d'une langue qui a ses contraintes et
dont il faut trouver les possibilités même de dépassement, comme s'y est essayé
Mallarmé. A ces conditions seulement on pourrait faire dire aux mots ce qu'ils
n'ont encore jamais dit, qu'on pourrait les faire vivre au-dessus d'eux-mêmes.
Leur matérialité sera la condition d'une ouverture vers la vie de l'intellect,
dans la sensibilité spirituelle.
Le
langage est devenu le lieu de la liberté créatrice du poète, comme les livres
d'histoire contiennent les faits d'héroïsme. On peut les apprendre, les faire
vivre en nous comme s'ils étaient à notre disposition. On les saisit dans la
matérialité des textes, ce qui nous fait oublier qu'ils d'abord été des
créations libres, c'est-à-dire des actes de l'esprit. En vivant selon la
liberté et l'esprit, il m'appartiendra de leur redonner un souffle intérieur,
de les restituer dans la vie axiologique. On trahit de cette façon la
signification du mot valeur en l'utilisant comme un donné, comme un
acquis, comme une façon caractéristique d'aborder certaines conduites en les
voyant de l'extérieur. Il n'y a de
valeur que pour la vie spirituelle créatrice, s'efforçant de se dépasser pour
se réaliser par delà le quotidien et la médiocrité. La valeur n'est pas
seulement une étiquette culturelle ; elle est une façon de vivre par delà
soi-même. Elle n'appartient pas à la taxinomie, mais à l'activité spirituelle.
Elle est l'occasion d'une réflexion qui fait passer à un autre ordre, aidant à
repérer ce en quoi je suis spirituellement enraciné, les idéaux qui font partie de mon environnement humain
et en même temps à m'appuyer sur cette conscience pour m'engager librement dans
la vie de l'esprit qui donnera à es valeurs une nouvelle jeunesse, grâce à mon
activité propre. La liberté, rajeunie par ces initiatives, se trouvera en même
temps reliée à l'expérience culturelle
de la société dans laquelle je suis immergé. La liberté ne me condamne pas au
solipcisme ; le moi s'enrichit de ce que la collectivité lui propose. Notre
tâche est ici de comprendre la vie spirituelle suggérée par la communauté ;
elle précède la saisie que je vais faire ce celle-ci et de l'appel à y
participer.
C'est
donc par ce lien au monde qui m'entoure, mais avec lequel je reste en contact, en
le comprenant et en m'y insérant, en le délimitant et en le dépassant que je
vais affirmer ma valeur personnelle et montrer qui je suis. Je ne suis pas
spectateur de ce monde, mais participant ; pas plus que mon corps ne m'a été
donné pour le considérer comme fait, c'est grâce à lui que je me fais actif,
donc que j'affirme ma liberté. Si j'ai à consentir à ce monde et à mon corps,
en même temps je dois m'engager envers eux et aussi me consacrer à un
dépassement continu de moi-même ; alors seulement je réaliserai l'être qui m'a
été donné à assumer. Ce qu'il peut y avoir de passif dans ce lien au monde et
dans la relation à mon corps est corrélatif de l'activité que je dois exercer.
Dans la parenté que je dois accepter avec le monde et avec mon corps, il me
faut trouver les conditions d'une participation dans laquelle ma liberté
s'affirmera. Grâce à l'engagement dans la liberté, c'est-à-dire dans la
réalisation de mon être, c'est bien l'action qui sera primordiale, condition de
l'effectuation de mes possibles.
On
pourra se demander sans cesse à quoi faire servir la liberté. Les
phénoménologues ont redonné de l'importance au monde, au corps et à la parole ;
l'espace est inséparable de la saisie de ma réalité et on y accède dès le
préréflexif. C'est là que se présente l'effectivité, dans une série
d'événements dont je suis le spectateur. Ils s'imposent à mon regard, invitent
mon corps à la réaction. Ils m'apprennent bien que les choses m'apparaissent,
qu'elles sont liées à ce monde dan lequel je suis peu à peu incité à agir. Mais
rien ne me permet encore de dire la vérité de ce monde, de distinguer
l'illusoire du réel authentique, de saisir la présence de ce qui m'apparaît
dans sa positivité. Je vois sans discerner comme je peux agir sans vraiment
comprendre. Je risque alors de me voir proposer un monde qui recevra mon
activité sans savoir ce qu'est agir. Je n'aurai accès qu'à la partie
fallacieuse de la liberté. Elle se montrera comme un pouvoir, sans que je sache
vraiment à quoi correspond ce pouvoir. L'espace n'est donc pas vraiment le lieu
de la liberté ; il n'est que son contexte virtuel. Il peut être l'incitation ;
par les réalités qu'il contient, il peut faire naître un élan pour l'action que
je me sentirai capable d'effectuer. Mais ce ne sera pas encore une activité
saisie dans sa signification car les objets seront donnés à un moi qui ne les
appréhendera que pour leur valeur objective, du point de vue de l'utilisation,
de l'instrument.
Ne
pourra venir qu'ensuite le véritable contexte de la liberté qui interpellera le
cheminement vers la réflexion, le jugement de valeur, qui sera
approfondissement du sens, de la qualité de l'acte à réaliser. Grâce à la
durée, nous pouvons donner une fin à notre action. L'espace n'est que ce lieu
qui nous est offert pour que nous puissions réfléchir sur ses possibilités et
par là les dominer par la pensée. L'espace ne contient rien vraiment tant que
la pensée ne l'aura pas investi par des jugements de valeur. Les choses données
dès l'irréflexion n'ont pas été imprégnées d'une manière d'être authentique ;
elles ne sont pas encore pénétrées d'être. Alors je ne peux pas encore les
vouloir, les inscrire dans le champ de ma liberté, établir le véritable rapport
qu'elles doivent avoir avec moi. L'espace n'est d'abord qu'un champ informel ;
le prochain et le lointain correspondent à la topographie. Il m'appartiendra
d'établir une distinction entre le lointain et le prochain selon les valeurs ;
cette distinction permettra le choix, l'engagement selon la valeur. C'est donc dans le temps que je formulerai la cartographie
spirituelle de cet espace et que j'y localiserai ce qui est digne de mon
activité, ce qui mérite que je choisisse ceci plutôt que cela, ce qui me
permettra de réaliser mon être et non ce qui me rabaissera dans la satisfaction
d'une pulsion où je ne pourrai pas me reconnaître. L'espace est un possible
pour mes possibilités ; il m'appartient d'y formuler le terrain de ma liberté
et d'y inscrire la manière dont je formulerai mon passage de la puissance à
l'acte.
On
trouvera une seconde raison pour ne pas privilégier l'espace pour comprendre la
nature de ma liberté. Certes, l'espace est ouvert devant moi et, selon mon
apparence, paraît révéler le lieu de mon pouvoir. L'espace, en son principe,
est ouverture indéfinie ; il est là qui m'invite à l'action, d'une manière
illimitée. Mais l'espace est le lieu déjà réalisé et il est la condition de la
rencontre d'autrui. Le sensible que je découvre n'est pas indifférent. La
manière dont l'espace est occupé, dont il est construit, est pour moi une
incitation à la réflexion. Il y a une intelligibilité qui devra se mettre en
œuvre. Les personnes qui le peuplent seront à la fois données comme faits et
proposées comme occasion d'interrogation. Ceci doit nous rappeler que la
liberté ne relève pas de l'exercice solitaire ; elle ne peut faire l'économie
d'autrui.
Il
y a donc lieu de bien discerner l'acte de liberté de la pratique du pouvoir. Je
ne suis pas libre en imposant mon autorité à autrui, en l'asservissant, en
l'utilisant comme moyen pour parvenir à la réalisation de mes projets. La
liberté n'est pas la mise en œuvre d'un pouvoir hors de tout contrôle. Il faut
que la pensée juge, évalue, pèse la pratique. La liberté est mise en cause de
l'action par l'esprit ; elle est promotion de soi et non dégradation de la
personne dans l'exercice de ses forces physiologiques et de sa parade sociale.
La manifestation de la liberté ne peut s'effectuer que dans un lieu où les
esprits sont invités à communiquer, à partager une vie spirituelle, à vivre selon
des valeurs participées.
Dans
un tel contexte collectif, on constate
que la liberté peut se penser dans une perspective de communauté, voire
d'universalité. Tous les esprits sont invités à communier à la pratique des
idéaux que l'acte libre met en œuvre. Alors que la force sépare, individualise,
isole, l'acte inspiré par l'esprit invite d'abord au dialogue, puis à la vie de
la communauté. Même une pensée vécue dan l'activité de l'esprit, dès qu'elle
peut être communiquée, est une invitation à recevoir, à accueillir les autres.
Montaigne note que celui qui rit seul porte un jugement implicite qui fait de
lui-même une société supposée pouvoir porter le même jugement que celui qui
l'énonce spontanément dans sa solitude. Il postule donc un type de société virtuel.
Dans une communauté ouverte, l'acte libre sera partagé et pourra s'ouvrir à la sensibilité intellectuelle de tous ceux
qui réfléchissent. Par là se manifestera et se développera la conscience
d'appartenir à un même monde qui n'est pas coexistence des corps, mais échange
des pensées et confrontation des
jugements de valeurs. Cet échange ne
sera pas perçu comme un fait, mais sera lui-même voulu. Il appartiendra au domaine
de la liberté, dans son expression, son épanouissement.
Sans
doute, une étude sommaire de la conduite humaine limite le regard à la
singularité de chaque action. On examine cette action et on en précise la
finalité ; on la juge, on décide de l'exécuter et on agit. Cette approche a
certes, le mérite de la clarté ; elle présente une analyse qui paraît exacte
dans sa particularité, mais qui ne correspond pas à la vérité. De fait, elle ne
concerne que les actes effectués par manque authentique de volonté et qui
exigent une prise en considération de l'acte à faire sous tous ses aspects pour
se contraindre à agir. En considérant, à
l'inverse, le mouvement réalisé dans la plénitude du pouvoir, on
constate l'absence de toutes ces approches ; une seule décision suffit ;
l'engagement suit rapidement, comme on le voit dans la clémence d'Auguste. On
comprend également que le shème intellectualiste exige un autre fendillement,
temporel, de l'acte. Si on décide de vouloir, il faudra aussi le vouloir et
vouloir ce vouloir, etc. On sera renvoyé indéfiniment à une prise de décision
et l'acte ne sera accompli que sous l'effet de la nécessité d'agir.
En
réalité, l'acte véritablement libre est simple : il suffit de l'accomplir.
Hésiter devant le remède désagréable à prendre révèle une volonté défaillante
qui valorise le contexte de l'action et les détails de l'exécution. Vouloir la bonne santé conduit à une action
simple qui engage totalement la personne. L'acte de liberté montre la plénitude
du pouvoir de la personne sur elle-même. Il est vécu globalement et s'identifie
avec la dynamique même du moi. La liberté exprime la maîtrise sur soi-même et
s'identifie avec la réalisation du sujet. La perspective selon laquelle on
envisage l'acte change alors complètement. Au lieu de considérer le contexte de
l'acte et le rapport du sujet avec ces péripéties, il faut envisager le lien
intime du moi avec lui-même, là où s'effectue la réalisation du moi. Au lieu de
la simple volonté d'accomplissement d'une action, c'est l'accomplissement du
moi tout entier qui est devenu primordial. L'acte libre est devenu un engagement
envers mon propre devenir. C'est bien ce dynamisme grâce auquel le moi pénètre
dans son être propre et se donne à lui-même une dignité créatrice dans laquelle
c'est lui qu'il découvrira. Ainsi l'acte libre nous conduit au foyer même de
notre être, là où se ressent une présence qui est celle du dynamisme
réalisateur de notre personne en devenir. Notre existence personnelle se saisit
dans ce pouvoir d'agir qui, en même temps, montre que nous participons à cette
tension de vie, en nous comme autour de nous, qui est appel à l'être, à la pointe de soi-même et aussi
dans l'univers qui nous entoure. L'acte de liberté, expression de notre
subjectivité, nous rend participant de tout ce qui demande à être, nous conduit
à coopérer à la vie même du monde.
L'acte
de liberté peut donc être considéré dans le mouvement effectué correspondant à
la satisfaction d'une tendance organique voire à un désir capricieux. Il suffit
que je m'aperçoive en train de réaliser cet acte pour que je le qualifie de
libre. Ceci demande des précisions, car un tel acte n'est considéré que dans sa
pratique objective et il s'agit simplement d'une reconnaissance d'action. De
tels actes sont conduits à se répéter indéfiniment dans mon propre devenir et
nous ne devons pas oublier, comme le remarquait déjà Leibniz, que nous agissons
automatiquement dans les trois-quarts
de nos actions. A de telles conduites, on associe une approche de liberté
négative, telle que nous ne voulons pas que l'on puisse contrarier nos
caprices. La liberté se trouve alors dans l'absence d'entrave ; c'est bien un
champ libre qui est ouvert devant nous, et nous le souhaitons indéfiniment
ouvert. Rien de répréhensible, pour une conscience élémentaire, ne venant
ternir ces actes, nous disposons d'une bonne conscience et nous sommes
satisfaits de cette situation moyenne et sans relief.
Il
y a en réalité confusion entre l'indéfini, que l'ouverture de notre devenir
constate sans obstacle, et l'infini qui est vécu comme le dynamisme de notre
esprit. Le manque d'esprit critique, l'emballement des désirs pourront très
bien laisser aller l'esprit vers des satisfactions faciles, puis dangereuses où
le passionnel trouvera sa place. En commençant par de simples expériences, on
se trouvera prisonnier peu à peu, de l'alcool, du tabac, de la drogue, de la
vitesse. Et on se voudra toujours libre de s'abandonner à ce qui est devenu un
esclavage, à nous esclave, comme le dit Montaigne. Ces passions, supposées
libres, d'un moi capricieux qui s'en est rendu victime, ont déréglé notre moi
et ont fini par le chasser de son ipséité. Il n'y a de liberté que si celle-ci
s'origine dans le moi considéré comme source de son propre dynamisme, soucieux
d'être fidèle à sa propre essence, capable de vivre son être dans sa véritable
réalisation. Alors, la liberté n'est plus à penser du point de vue de
l'indéfini, mais de l'infini. Et ce sera l'ouverture infinie de l'esprit, issue
du contact avec ce que Bergson appelait le moi profond. L'acte vraiment libre
est en rapport avec le foyer de l'existence personnelle et il exprime tout ce
qu'il y a de richesse propre au moi. Ce qui fonde notre vie personnelle ne peut
pas être en dessous de nous ; ceci ne peut que s'unir à notre dynamisme propre
et nous élever par delà nous-même. Tandis que le processus personnel évoqué
préalablement nous limitait, nous fermait sur nous-même, ne créait que des
relations interindividuelles de circonstance, l'acte libre qui exprime
l'authenticité de notre vie spirituelle nous élève avec les valeurs. Et c'est
là qu'il est possible de rencontrer les autres personnes, dans ceci même qui
les unit. La personne en moi a vocation pour rencontrer les autres personnes,
en formant avec elles une société ; cette société spirituelle vivra dans la
progression spirituelle de chacun. Chaque personne est la médiation grâce à
laquelle l'activité infinie réalisée par chacun s'ouvre à la participation de
la communauté envers des valeurs qui enrichissent l'esprit et sont conformes à
sa vocation.
L'acte
de liberté ne peut pas se limiter à lui-même. Il contient un sens, celui de la
personne qui l'accomplit. Il ne peut être simplement un acte résumé à son
objectivité : il rayonne de la personne même qui l'effectue. Dans cet acte,
celui qui l'accomplit montre le sens de l'action, c'est-à-dire la signification
de lui-même qu'il manifeste. Cette signification déborde de cet acte
particulier, ouvre un domaine qui est le champ d'activité de la personne. A la
fois, cet acte montre la personnalité de son auteur et ouvre la possibilité des
conduites à venir, c'est-à-dire les possibilités du sujet en activité. Il y a
le domaine présent de l'action en même temps que le champ d'activités possibles
qui dégagent le futur de son auteur. Puisqu'il s'agit de l'activité d'une
personne, l'acte libre qui a été accompli ne peut se réaliser qu'en tant qu'il
ouvre un parcours disponible pour la fécondité d'un sujet. C'est ce que
certains auteurs appelleront sa transcendance.
C'est
comme si la richesse de l'acte accompli ouvrait un parcours intérieur qui, se
nourrissant de la vie propre de l'agent, inaugurait un cheminement et donnait
une suite à cette initiative qui ne paraîtra ponctuelle que vue de l'extérieur.
Car il s'agit bien de la richesse propre de la personne qui se nourrit de cette
activité et se développe à partir de toutes ses potentialités. La personne se
répand sans cesse et s'exprime d'une façon continue, le long de sa temporalité
propre. La personne s'exprime et se positionne dans le monde. L'intériorité de
l'acte libre est appelée à vivre de ce monde et à montrer aux autres ce qu'est
sa vie intérieure, initiative de tous ses actes. Par là autrui est invité à
comprendre, à travers ces actes, une personne spirituelle vivant ses
possibilités propres. L'acte libre, par les valeurs qu'il met en œuvre, n'est
pas un solipcisme. Il donne des valeurs à vivre et autrui est incité à les
saisir à l'œuvre dans ses actes dont il est le spectateur. Le peintre qui crée
montrera, de même, à ses semblables ce qu'il réalise et le proposera à leur
jugement axiologique. L'acte créé par la liberté apparaît comme un appel à voir
le réel autrement ; une personne vivant de la vie spirituelle propose son
témoignage intense à la sensibilité de ses semblables.
Comme
le savant invite ses lecteurs à saisir la vérité de ce qu'il énonce, l'homme
libre proposera à ses proches la rencontre avec les valeurs spirituelles qui
sont exprimées par son activité. Le juste, le bien, le généreux qu'il rend
sensibles par son acte sont des ouvertures de chemins spirituels suggérés aux
autres. Ce qui vivait aux racines de mon être intérieur a été rendu visible.
Ceci montre la manière dont les autres pourront s'inspirer de ce qui est vivant
à l'intérieur de ces actes pour inciter en eux le dynamisme appelé à publier à
l'extérieur ces valeurs quine demandent qu'à s'exprimer librement pour peu
qu'on leur donne la possibilité de montrer leur autorité propre.
Cette
approche progressive de la véritable réalité de la liberté nous a montré
celle-ci comme inséparable du dynamisme de la personne et intimement liée à
l'esprit qui lui confère et aspect essentiel
d'intériorité. Ainsi la liberté, tout en étant inséparable de l'activité
de la corporéité du sujet et de l'environnement où s'effectue l'acte, dépasse
du tout au tout ce double conditionnement pour s'affirmer dans la sensibilité
même de l'esprit et rejoindre son mouvement ; nous le retrouvons sous deux aspects : l'amour et l'espérance.
Comme la liberté, l'amour est indissociable du tout de la conscience. L'acte
libre comble la vie de l'esprit, comme l'amour qui atteint son projet
spirituel. Dans un cas comme dans l'autre, cette plénitude est ce qui est donné
de surcroît, toutes les fonctions venant s'unir à la vie même de l'esprit. La
compréhension de la personne est à son maximum, son intelligence est irradiée
dans toutes les nuances du moi. Il semble que l'on est en présence d'une sorte
de dilatation de la personne et que le contact est établi avec l'être.
On
peut craindre que le temps vienne perturber cet accord. Cependant le souvenir
de cet acte libre et de cet amour viendra se déposer dans la conscience et
enrichir la sensibilité que la personne a d'elle-même. Ce qu'il y a de projet
et de présent dans la conduite se retrouvera
transcendé dans la vie spirituelle, grâce à la mémoire. Ainsi le temps
reste ouvert et disponible pour la vie de l'esprit, c'est bien l'espérance que
l'on y découvre, qui suscitera de ces palpitations indissociables de
l'intériorité. Cette expérience sensible de l'esprit, cette participation à un
amour spirituel qui nous dépasse tout en vivant en nous-même, nous orientant
vers un avenir que l'on soupçonne rempli de promesses. Nous vivons en tant
qu'être disponible et ouvert aux autres. Nous ressentons le monde comme rempli
de circonstances qui viendront combler nos désirs personnels. Ainsi se constituent
les complicités mondaine et sociale favorables à notre libre activité à venir,
celle-ci sera ouverture et dépassement. Ainsi elle appelle les valeurs par
lesquelles nous donnerons une plus grande dignité à tout ce qui est.
©Thèmes 7-1-2003 Revue de la
B.P.C.
*Michel
Adam participera à l'émission du 27 févrie 2003 , "La vie comme elle
vient", sur France Culture.