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Le
débat sur la modernité : la rationalité – universelle ou plurielle ?
par Gunnar Skirbekk,
Professeur de philosophie à
l'Université de Bergen (Norvège)
Avant-propos
Le sujet de cet article est la Modernité. Une
perspective pour l’aborder consiste à traiter de ce que nous pouvons appeler la
rationalisation intellectuelle de la modernité. En apparence, cette
rationalisation nous conduit à un scepticisme post-métaphysique quant à la
possibilité de justifier les normes universelles de base[1],
et elle débouche sur une différenciation des disciplines scientifiques qui rend
difficile une vue unifiée des réalités. Cette rationalisation perspectiviste et
sceptique à l’égard d’elle-même constitue un défi moderne, non au sens où elle
serait reconnue par tout le monde dans les sociétés contemporaines, mais en
tant qu’elle se traduit par un malaise sous-jacent, qu’il faudrait prendre au
sérieux et qui influence d’une manière ou d’une autre l’esprit moderne. Nous
touchons là certainement à des questions subtiles. Je n’essaierai pas de les
développer ici, car je me propose plutôt de prendre pour point de départ cette
vision de la modernité comme mélange de rationalisation, de différenciation et
de scepticisme.
Il convient de commencer par
quelques remarques préliminaires : dans la philosophie moderne, après le
“ tournant pragmatico-linguistique ”, certains penseurs[2]
ont considéré que la raison était liée à des contextes linguistiques ou
pratiques donnés, tandis que d’autres[3]
ont conçu la raison discursive comme liée aux prétentions à la validité
universelle et aux idées implicites de confirmation par un consensus idéal au
moyen de la discussion dans des situations de parole idéale ; ces derniers
s’appuient aussi sur des théories de la socialisation, de la communication, de
la modernité et de la législation moderne[4].
Dans cet article, on abordera les questions de l’universalité face à la
contextualité suivant la perspective d’une version du tournant
pragmatico-linguistique conçue au moyen d’une critique mutuelle de la
pragmatique universelle (Apel, Habermas) et de la praxéologie contextuelle (le
dernier Wittgenstein) : on cherchera à clarifier les concepts au moyen
d’analyses de cas, pour la plupart sous la forme d’expériences de pensée,
souvent sous la forme d’arguments par l’absurde, y compris des absurdités
provenant d’autocontradictions performatives. Ces arguments par l’absurde
orientés vers l’étude de cas seront discutés en liaison avec un choix
d’arguments transcendantaux tirés de la pragmatique universelle[5].
J’argumente ici en faveur d’un gradualisme mélioriste et du pluralisme
épistémologique, en soutenant l’idée d’obligations enracinées pragmatiquement,
obligations à l’égard d’arguments meilleurs, donc à l’égard de la vérité, et je
soutiens ainsi un universalisme épistémologique ; mais je ne m’appuie pas
sur les très fortes prétentions contrefactuelles d’idéaux de vérité
pragmatiquement enracinés et inévitables en tant que consentements derniers
dans des situations idéales de communication[6].
En bref, l’argumentation se fait en faveur de l’idée de raisons immanentes à
l’acte de parole, qui entraînent l’obligation d’arguments encore meilleurs,
c’est-à-dire en faveur de l’idée de raisons situées qui transcendent les
limitations contextuelles contingentes et acquièrent en conséquence une force
universelle. En ce sens, la position défendue est une position tierce, entre
les modernes universalistes et les postmodernes contextualistes, c’est-à-dire
une idée de la raison discursive moderne comme valide et contraignante
universellement, et située de manière plurielle et contextuelle.
Pour commencer, je présenterai quelques
commentaires sur certains aspects du débat public à propos de la modernité (A),
puis je me concentrerai sur la discussion à propos de la rationalité, dans la
perspective de la pragmatique philosophique (B).
(A)
Il y a eu de larges discussions, entre
autres en philosophie et en sociologie, sur la meilleure façon de comprendre et
d’expliquer la modernité. Mais ce terme, “ modernité ”, est aussi
utilisé dans les médias et dans la rhétorique politique, non seulement de
manière négative, comme chez les critiques postmodernes, mais aussi de manière
positive, comme chez les sociaux-démocrates européens, qui plaident pour une
modernisation des institutions et des valeurs —par exemple dans un article à
destination du public signé par Blair et Schröder, dans lequel le terme
“ moderne ” et ses formes linguistiques dérivées sont utilisés 25
fois en 17 pages[7] (dans la
version allemande) — sans aucun essai de définition ou de mise en relation de
l’emploi qui en est fait avec les discussions mentionnées ci-dessus. Quand on
lit de tels écrits à la gloire de la modernité publiés par ces hommes
politiques, on éprouve l’impression que la modernisation y est avant tout
comprise comme dérégulation et privatisation, c’est-à-dire comme un
développement plus poussé du marché et de ses mécanismes sociaux, et un
affaiblissement de l’appareil d’état et du secteur public — afin entre autres
de réduire ce qui est perçu comme des coûts sociaux trop élevés pour être
compétitifs. Mais tandis que les discussions philosophiques et sociologiques
sur la modernité se caractérisent par un riche répertoire de concepts élaborés
par diverses perspectives académiques, il est frappant que ces politiciens
partisans de la modernisation aient tendance à opérer avec des notions presque
toutes empruntées à une seule discipline, l’économie
— une discipline, conviendrait-il d’ajouter, dont les modèles conceptuels entretiennent une relation problématique à ce
que nous avons l’habitude d’appeler le
monde socio-historique (par exemple, ce que l’on peut dire empiriquement de
la motivation humaine).
Ces nouvelles rhétoriques de
la modernisation semblent renforcer une tendance générale ces temps-ci, qui
consiste à concevoir implicitement une
seule perspective conceptuelle, à peu de choses près celle du
néo-libéralisme, comme la façon appropriée de comprendre les caractéristiques
majeures des sociétés modernes. Avec la chute de l’Union Soviétique, le langage
politique dominant est devenu dans une large mesure celui des droits de
l’homme, de l’économie de marché et de la démocratie pluraliste :
institutionnellement, l’histoire est parvenue à sa fin. Les idéologies sont
mortes, à la fois en tant qu’aspirations utopiques et que critiques de fond.
Les discussions culturelles se poursuivent (comme les querelles postmodernes,
les politiques identitaires, et ce que l’on a appelé science war, la guerre de la science), et le processus de mondialisation,
conduit par les nouvelles technologies et par les forces du marché, entraîne un
développement permanent et vigoureux — mais tout cela prend place dans les
mêmes institutions modernes et dans la même rationalité moderne. La querelle des anciens et des modernes[8]
(1688-1697) a apparemment été réglée une fois pour toutes, en faveur de la
modernité — dans ce sens du terme.
Cette conception du monde et
ce langage modernes ont acquis une force considérable en ce début de
siècle : comment quiconque pourrait-il sérieusement s’opposer au
développement inévitable vers la modernisation, aux nécessaires institutions
modernes et à la rationalité moderne ? Pour le dire brièvement : la
critique marxiste des institutions capitalistes, la critique existentialiste de
la réification, la critique postmoderne, ou la protestation des
traditionalistes religieux et culturels — toutes sont fondamentalement
marginalisées, et la nouvelle rhétorique est dans une large mesure devenue
notre seconde nature : ce nouveau discours est séduisant, envahissant et
simplificateur, et il est donc difficile de s’y opposer et d’y résister. —
“ Enfin, beaucoup de choses ne se sont-elles pas améliorées, de nombreuses
façons — alors quel est le problème ? ” — Toutefois, une large part
de cette critique n’a toujours pas perdu de sa validité : la question du
déséquilibre entre les institutions, la perte des liens sociaux et du sens de
la vie, les problèmes pour garantir un développement durable, respectueux à la
fois de la nature et de la reproduction socioculturelle, les problèmes du
dénuement et de la misère, les risques de régression et de crises fatales, le
besoin d’une raison collective et d’une démocratie délibérative. Ces
interrogations soulevées par la critique restent à coup sûr aussi importantes
et pressantes qu’elles l’ont jamais été auparavant.
Ce n’est donc pas qu’en
théorie qu’est intéressant le débat sur la modernité. Aussi la participation à
la discussion publique sur la modernité dans les médias et dans la politique
devrait-elle constituer une responsabilité particulière pour les intellectuels
des différentes disciplines, avec différentes expériences de vies — ceux qui
explorent en même temps ces questions professionnellement, chacun au sein de sa
propre discipline.
Afin de nous en sortir avec la
modernité, nous avons besoin d’une discussion multidisciplinaire réflexive. La
philosophie seule ne fera pas l’affaire. La sociologie seule non plus. On a
besoin de diverses disciplines, au sein d’une culture intellectuelle éclairée
par des réflexions qui proviennent de la philosophie des sciences (y compris
les sciences humaines). Ce n’est que de cette façon que nous pouvons espérer
éviter de comprendre la modernité de manière trop étroite et superficielle. Ce
n’est que de cette façon que nous pouvons avoir bon espoir d’être capables de
nous en sortir à la fois avec les différenciations qui s’opèrent parmi les
institutions et avec la question des différentes formes de validité, dont la
validité des questions morales de base.
Ayant
dit ceci, je me trouve déjà plongé dans l’important débat quant à la nature de
la modernité et de la rationalité moderne — qu’elle soit une ou multiple,
instrumentale ou communicationnelle, stratégique ou argumentative, qu’elle soit
contextuelle ou universelle. Je me trouve dans l’un des débats sur la
modernité, un débat centré sur la rationalité.
Certes,
on ne peut tout dire d’un seul coup ; et l’interdisciplinarité est un
projet collectif de longue haleine. Par conséquent, j’essaierai ici simplement
de dire quelque chose sur la rationalité, dans une perspective
particulière : mon approche est celle de la pragmatique philosophique[9],
élaborée par une discussion de la praxéologie contextualiste et de la
pragmatique universelle[10] ;
elle conduit à une notion pragmatique de la rationalité, qui comporte des
conséquences pour nos conceptions de la modernité et de l’identité morale.
Avant
d’attaquer cette argumentation, encore une remarque introductive : dans la
mesure où non seulement nos théories sont contextuelles, mais où nous-mêmes
sommes situés historiquement, culturellement, institutionnellement et
existentiellement, il est aussi utile de réfléchir à la diversité des
situations personnelles parmi les intellectuels, parmi les professionnels de la
philosophie et de la sociologie. Par exemple, non seulement il y a une
différence entre la Chine et l’Occident, entre les États-Unis et l’Union
Européenne, mais il y en a une aussi entre l’Allemagne et la France, entre la
Suède et la Finlande. Un rappel : dans ses jeunes années, le philosophe
sceptique Arne Naess avait l’habitude de se promener en demandant aux gens ce
qu’ils considéraient comme certain. Les réponses étaient loin d’être triviales.
Il y en avait qui mentionnaient les certitudes du monde vécu ou les expériences
sensibles, mais quelques-uns répondaient en mentionnant des expériences limites
et des crises profondes. C’est ce qu’ils considéraient comme vraiment certain —
par exemple, ein verlorener Krieg,
avoir perdu la guerre. Étrange ? Certainement pas. Que l’on ait gagné ou
perdu, l’expérience de la guerre, ou l’absence de cette expérience, crée une
différence — comme celle qu’il y a entre la Suède et la Finlande, l’Allemagne
et la France, les États-Unis et l’Europe. Il est dangereux de généraliser, et
il est pareillement dangereux de négliger ces faits. L’histoire est difficile,
pour les intellectuels également — elle les influence par les expériences
directes qu’ils vivent, et aussi, indirectement, au moyen des modes culturelles
et des changements institutionnels dans leurs sociétés particulières. Ainsi n’y
a-t-il pas seulement entre nous des différences académiques, disciplinaires.
L’histoire elle aussi, avec diverses formes institutionnelles et culturelles,
crée une différence. On ne peut donc toujours tenir pour acquis la force de
persuasion des arguments et l’intérêt que présente l’argumentation —
exemple : l’opposition entre Habermas et Rorty (l’expérience de la guerre
et l’absence de cette expérience — eine
erlebte Krise, et la question innocente : “ Pourquoi faut-il une
justification morale ? ”). La raison argumentative est ainsi chose
délicate ; la communication rationnelle et la compréhension mutuelle sont
des buts précieux. Ce caractère situé est une part de notre faillibilité et du
fait que nous ne puissions voir le monde que selon un registre de perspectives
assez restreint. Il ne faudrait pas le négliger.
Il ne faudrait pas non plus
négliger le problème du mal. Le mal n’est pas une caractéristique qui ne
s’applique qu’à l’Autre (à l’Autre “ diabolique ”, pour ainsi dire)[11].
Mais en dépit de notre caractère situé, il y a une rationalité pragmatiquement
universelle ; et, en dépit de tout réalisme moral comme de tout
scepticisme moral, il y a dans la mesure où nous sommes des individus socialisés
une identité morale pragmatiquement enracinée.
On peut voir ces remarques sur
notre caractère situé et notre finitude comme les “ confessions d’un
rationaliste post-sceptique ”.
(B)
Il conviendrait d’ajouter une remarque
méthodologique.
Il y a diverses façons de
faire de la philosophie. Il y a diverses façons d’exprimer des idées en
essayant d’être correctement compris d’un public donné, ou en essayant de le
convaincre de changer d’avis. Nous revenons sur des descriptions, nous attirons
l’attention, nous donnons des raisons — et en essayant de présenter des raisons
convaincantes, nous devons prendre en compte des arguments contraires, et nous
sommes alors déjà, au moins virtuellement, dans une situation de discussion
avec des co-participants et avec leurs points de vue.
En essayant de s’assurer que
les idées que l’on exprime sont bien comprises, on peut essayer de décrire sa
propre position et le paysage philosophique tel qu’on le perçoit de ce point de
vue. Toutefois, une façon de décrire où l’on se situe consiste à raconter
comment on en est arrivé là — d’où l’on vient, et pourquoi. Ce type de récit
présente l’avantage d’éclairer non seulement la position que nous occupons en
acte, mais aussi la direction de notre pensée.
Faire de la philosophie exige
certainement diverses activités, telles que lire, écrire, écouter et parler[12],
et il y a des processus d’apprentissage et des expériences authentiquement
philosophiques. Toutefois, acquérir de telles expériences et traverser de tels
processus prend du temps. Cela prend du temps de bien s’accoutumer à certaines
distinctions philosophiques, par exemple en bioéthique, et aussi d’acquérir la
maîtrise d’une discussion critique autour de ces distinctions. Ces activités
sont des processus de formation qui augmentent notre sensibilité à ces concepts
et à ces cas — mais de tels processus d’apprentissage sont de gros
consommateurs de temps.
Dans cet article, j’essaierai
d’éclairer mon point de vue en présentant une sorte de récit des expériences
philosophiques qui m’ont conduit là où j’en suis. C’en est une version courte
et simplifiée, et reconstruite rétrospectivement. Je peux espérer, dans le
meilleur des cas, me faire un peu mieux comprendre ; une compréhension
plus profonde demanderait un long processus d’apprentissage mutuel relatif aux
concepts et aux cas étudiés. Mon récit ne représente que quelques pas, les
premiers, dans un tel processus de discussion, et rien de plus.
Première
étape
La reconstruction que constitue mon récit
commence ici par la philosophie analytique classique — puisque, pour moi, la
manière analytique de faire de la philosophie s’est révélée utile pour les
raisons suivantes [13]:
a) Les discussions sur les
erreurs de catégorie (telles que “ sept est vert ”) et les
incohérences contextuelles (telles que : “ Le roi de France est
chauve ”) mettent en évidence une troisième
catégorie épistémologique, différente de celle de la vérité ou de la
fausseté empiriques et de celle de l’analycité formelle, positive ou négative.
b) Cette troisième catégorie
semble indiquer des conditions
nécessaires de sens, plus précisément
des conditions préalables conceptuelles de sens cognitif, en termes d’énoncés
vrais ou faux. En négligeant ou en violant de telles conditions préalables,
comme dans le cas des erreurs de catégorie et des incohérences contextuelles,
nous terminons avec de l’incompréhensible ou de l’absurde[14].
Ceci ouvre la voie à des “ arguments transcendantaux ” sous la forme
d’arguments informels de reductio ad
absurdum, ou arguments par l’absurde : en négligeant ou en enfreignant
une telle condition préalable, on obtient une absurdité, et en réfléchissant
sur cette dernière, nous pouvons prendre conscience du rôle de la condition
préalable négligée ou enfreinte, c’est-à-dire de son statut de nécessité pour
le sens. Ce n’est pas un argument transcendantal au sens kantien traditionnel.
Ce sont des arguments transcendantaux au sein d’une philosophie linguistique,
pas d’une philosophie de la conscience. Commençant avec quelque chose de donné
(ou plutôt avec une description de quelque chose de donné), les nécessités
constitutives que montrent ces arguments restent relatives à ce point de départ. Dans une perspective sémantique,
cette remarque ouvre la voie à un discours sur “ le cadre et le
contenu ”, la nature constitutive de ces conditions préalables étant alors
interprétée comme dépendant d’une conception de la relation donnée
cadre-contenu, et donc comme contingente au sens philosophique du mot.
c) Quelle que soit l’interprétation
du statut épistémique de ces conditions préalables, la manière analytique de
les étudier nous fait prendre conscience d’une pluralité de “ pannes ”. Par exemple, l’énoncé :
“ Mon chien sait compter jusqu’à dix ” pourrait aussi bien être vrai
que faux, alors que l’énoncé : “ Mon chien sait compter jusqu’à mille
onze ” est à coup sûr empiriquement faux, dans le monde que nous
connaissons. De même, l’énoncé : “ Mon chien est naturellement
vert ” est empiriquement faux dans le monde que nous connaissons, alors
que l’énoncé : “ Mon chien lit couramment le journal ” serait
probablement plutôt perçu comme insensé, pas seulement comme empiriquement faux
— et plus encore pour l’énoncé : “ Mon chien a un doctorat de
philosophie ” : cela ne sert à rien d’étudier empiriquement cette
affirmation afin de s’informer. Cet énoncé est à ce point impossible
empiriquement qu’il sera très probablement perçu comme absurde. Mais il n’est
pas absurde au point que nous ne puissions réaliser un dessin animé à propos d’un
chien qui fasse toutes sortes de choses, non seulement qui lise le journal,
mais aussi qui obtienne légitimement un doctorat — dans des films du type de
ceux de Disney, cela se passe tout le temps. Si l’on dit d’un cas comme
celui-là qu’il est absurde, il faudrait au moins ajouter que de tels cas sont
pensables, au sens que l’on vient d’indiquer. Il y a toutefois des énoncés qui
sont absurdes au sens où ils sont impensables, par exemple : “ Mon
chien est le premier jour de mai ”. Dans ce cas, il n’y a pas moyen de
faire un dessin animé, pas même pour les productions Disney.
L’important est maintenant de
voir que ces cas nous montrent une pluralité
de “ faussetés ”, et même une transition
graduelle de la fausseté empirique à l’absurdité pure et simple : on
part de faussetés empiriques qu’on examine empiriquement, on passe à des
faussetés empiriques tellement invraisemblables qu’un examen empirique n’a
guère de sens, puis à des absurdités qui sont, malgré tout, pensables, pour
finir par des énoncés strictement inintelligibles. Telle est la conclusion
provisoire de la première étape.
Deuxième
étape
Avec le tournant
pragmatique, la dichotomie sémantique du cadre et du contenu est (pour
ainsi dire) dépassée en faveur d’une analyse des traits constitutifs d’un acte.
On effectue des analyses des actes de parole. Les élèves du dernier
Wittgenstein méritent ici notre intérêt : on peut en prendre pour exemple
Jakob Meløe et sa praxéologie[15].
Sa manière de travailler en philosophie se caractérise par des analyses détaillées
et soigneuses portant sur les traits constitutifs d’un choix d’exemples
d’actions simples — constitutifs en ce sens qu’une action donnée aurait été
impossible sans eux.
Ainsi, ce qui est perçu comme
constitutif d’un type d’activités, ce n’est pas la totalité du corps de
l’agent, tel qu’il est réellement, mais les parties et les aptitudes qui sont
exigées afin de faire ce que fait l’agent dans un acte particulier, par exemple
forger un fer à cheval. Ces parties et ces aptitudes représentent le corps nécessaire
pour cet acte même ; sans elles, ce type d’acte aurait été impossible[16].
De même, les idées exigées pour que l’agent fasse ce qu’il fait représentent
les idées constitutives de l’acte : l’agent sait ce qu’il a à faire afin
de faire ce qu’il fait. Et les objets dont on a besoin pour cet acte
représentent les objets constitutifs de l’acte[17].
Il y a donc des nécessités pragmatiques (constitutives d’un acte), pas
seulement des faits empiriques et des décisions sémantiques, pas seulement de
la contingence et des nécessités purement logiques.
Il s’agit donc d’analyses
philosophiques qui indiquent des facteurs constitutifs de nos actes, d’analyses
soigneuses d’exemples d’actes choisis, et, en ce sens, d’analyses
“ transcendantales ” : par une via negativa, par la
négation d’un facteur, nous voyons à l’aide de la réflexion la nature
constitutive du facteur nié. Il s’agit donc d’un emploi philosophique des cas
traités, et pas seulement d’un emploi pédagogique[18].
Mais quelques-unes de ces
nécessités constitutives des actes sont pour ainsi dire des nécessités
contingentes — en ce sens par exemple que nous pourrions dire que la
constitution de notre corps aurait pu être différente de ce qu’elle est ;
mais étant donné ce qu’elle est, certains traits corporels particuliers sont
constitutifs d’actes particuliers. En ce sens, ils sont nécessaires pour tel ou
tel type d’action, même s’il est d’une certaine façon contingent, dans une
perspective évolutionniste, que nous ayons le corps que nous avons — mais pas
absolument contingent, si nous devons être “ nous ”[19].
C’est une approche
pragmatique, pas seulement une approche sémantique. Elle est tournée vers
l’étude soigneuse de cas et, par réflexion sur elle-même, elle est critique
aussi de son propre usage du langage, évitant ainsi les “ grands
mots ” qui ne sont pas situés par le contexte ou par le discours. Mais on
peut objecter à l’encontre de cette praxéologie que son caractère réflexif
reste souvent implicite, et que son scepticisme à l’égard des grands mots et
des théories creuses l’a souvent conduite à du mépris pour la philosophie en
tant qu’activité digne d’analyse, et à un choix d’exemples trop étroitement
attaché au simple artisanat, et ainsi trop éloigné du monde moderne.
Troisième
étape
Les activités scientifiques et discursives
sont des exemples d’activités modernes. Elles sont situées institutionnellement
et réglementées normativement, à savoir par les normes méthodologiques de la
recherche scientifique et de la discussion argumentative. Ceci ne veut pas dire
qu’il n’y ait aucun problème à indiquer ces normes, ni qu’elles soient toujours
respectées. Mais il y a des raisons de prétendre que de telles normes sont
constitutives de ces activités, et l’on pourrait donc aussi appliquer à de
telles activités des analyses tournées vers l’étude de cas.
C’est ce qu’a fait Knut Erik
Tranøy, en se concentrant sur ce qu’il appelle “ actes cognitifs de
base ”[20]. Il fait
une distinction entre deux familles d’actes cognitifs de base, qui sont bien
sûr étroitement liées : celle de l’“ acquisition ” des
prétentions à la vérité, où quelqu’un “ accepte, refuse, ou suspend son
jugement ”, et celle de la “ communication ”, où quelqu’un
“ affirme, nie, ou reste silencieux ”. Pour le dire simplement, la
première sorte se concentre sur les relations individu-argument, la seconde sur
les relations interindividuelles. Puisque ces analyses sont elles-mêmes des
activités argumentatives, il y a ici un élément autoréférentiel, qui indique
leur caractère pragmatico-transcendantal[21].
Voici quelques-uns des cas
discutés par Tranøy[22] :
1) “ Il n’est pas permis
d’accepter p si l’on sait que p est faux. ”
2) “ Il est obligatoire
de refuser p si l’on sait que p est faux. ”
3) “ Il est obligatoire
d’accepter p si l’on sait que p est vrai. ”
4) “ Il n’est pas permis
d’affirmer p à moins que l’on ait une preuve de p. ”
Ces
exemples sont formulés dans un langage juridique. Tranøy suggère qu’un langage
moral ferait l’affaire. Il suggère aussi que le statut épistémique de ces
normes est celui de conditions constitutives, puisque nous pouvons argumenter
en usant d’arguments par l’absurde : la négation de n’importe laquelle de
ces normes implique une absurdité.
Quel est au juste ce statut
épistémique ? De tels exemples peuvent être analysés et discutés de près
afin de mieux le déterminer. Mais il nous faut dans ce récit procéder d’une
manière plus abrupte : à l’examen des trois premiers cas (de la famille de
l’“ acquisition ”), on pourrait soutenir que, dès lors que l’on sait
que p est vrai, ces normes sont contraignantes pour toute personne saine
d’esprit. Une personne saine d’esprit et rationnelle qui se rend compte que
“ 2+2=4 ” doit obligatoirement l’accepter et ne peut le refuser. Cela
semble être une nécessité, constitutive de ce qu’est une personne. Si par conséquent
quelqu’un enfreint l’une quelconque de ces normes alors que l’on sait que p est
vrai, nous dirions probablement qu’il souffre de troubles mentaux ; nous
percevrions cela comme un problème mental
plutôt que comme un problème moral
(ou juridique).
Mais ces cas dont la validité
est certaine ne sont que des cas limites
(Grenzfälle). Comme exemples de tels
cas limites, on trouve les déductions logiques (quand il n’y a pas d’erreur
logique), les perceptions simples (en l’absence de toute illusion), quelques
certitudes de la vie quotidienne (comme celle de la finitude de la vie), et —
ajoutons-le — quelques arguments philosophiques liés aux contradictions
performatives. Mais le plus souvent nous n’avons que des opinions plus ou moins
bien établies, des opinions que l’on doit examiner au moyen d’une argumentation
communicationnelle ; la famille de l’“ acquisition ” est alors
ainsi liée à celle de la “ communication ” : ce que nous
acceptons comme vrai dans ces cas (qui ne sont pas des cas limites) nous est donné
par la communication et l’argumentation. Nous avons par conséquent le principe
bien connu de la force de l’argument meilleur, principe qui joue un rôle
constitutif pour l’argumentation. Tranøy écrit : “ Nous blâmons une
personne qui ne veut pas accepter p (ou qui le refuse) quand il y a des
arguments pertinents en faveur de p ”[23].
Dans ces cas, la norme constitutive a indéniablement le statut épistémique de
norme morale. En même temps, il y a
aussi, on l’a déjà indiqué, certains cas (les cas limites) dans lesquels le
“ il faut ” (“ on doit obligatoirement ”) apparaît avant
tout constitutif, et assez peu moral.
Quand nous examinons le
dernier exemple, de la famille de la “ communication ”, le tableau
est différent. Il est possible de mentir, c’est-à-dire de soutenir aux autres
ce que l’on tient pour faux, en un sens où il n’est pas possible de se mentir à
soi-même[24]. Pour cette
raison, les normes de la famille de la “ communication ” relèvent
davantage d’un statut moral :
les enfreindre est blâmable, et non pas insensé. Mais sont-elles constitutives ? Une réponse
affirmative exige une argumentation plus
développée que dans les premiers
exemples.
(1) Nous pouvons ici
argumenter en parlant de notre dépendance mutuelle, du commerce de la vérité (trade of truth) : nous sommes tous
faillibles et finis, et ne pouvons aucunement contrôler par nous-mêmes toutes
les prétentions à la vérité ; nous avons donc besoin les uns des autres
pour une connaissance de seconde main. Une communauté scientifique ou discursive
exige donc ces normes de confiance
mutuelle. Non qu’elles ne soient enfreintes ou violées ça et là, mais elles
sont nécessaires pour cette forme de recherche en tant que normes constitutives
de la confiance.
(2) Cependant nous pouvons
également argumenter dans les termes de la pragmatique universelle, qui exige
l’acquisition d’une compétence communicationnelle : on a besoin d’une
confiance mutuelle — ce qui, à nouveau, ne revient pas à nier le fait empirique
qu’en de nombreux cas les gens se comportent d’une manière indigne de
confiance.
Les deux approches précédentes
((1) et (2)) développent toute une argumentation en faveur de la nature
constitutive de ces normes de la famille de la “ communication ”.
Trois remarques méritent
d’être formulées :
a) La discussion de tels cas
renvoie à des questions philosophiques majeures, à savoir celles des relations
entre le constitutif et le normatif (le moral).
b) La façon de faire de la
philosophie consiste en analyses de cas soigneuses, afin de voir et de montrer
— des analyses soigneuses qui respectent les nuances (Comme le dit un
proverbe : “ Le Diable se cache dans les détails ”).
c) En effectuant ces analyses
des divers cas, nous pouvons voir que le statut épistémique ne reste pas
toujours identique d’un cas au suivant : nous avons indiqué que l’on
pouvait dire que les quatre exemples comportent tous des “ normes
constitutives ”, mais afin de montrer leur nature constitutive nous
devons, quand il s’agit des cas limites (relativement à p), argumenter sur le
dernier exemple plus longuement que sur les trois premiers, et nous pouvons
plus facilement appeler “ morales ” les normes de ce dernier exemple
que celles des trois premiers. S’il en est ainsi, cela illustre qu’il y a pour
ces normes constitutives des statuts épistémiques variés, et indique que
certaines peuvent être appelées morales en un sens où d’autres ne le peuvent
pas. Ces deux points sont philosophiquement importants : une diversité
épistémique au sein du raisonnement transcendantal, et une différence graduelle
par rapport à l’élément moral mis en jeu dans ces normes constitutives — deux
points qui suggèrent des réponses radicales à la question de l’unité de la
raison transcendantale et à la question souvent débattue de la manière dont des
traits constitutifs peuvent aussi être des normes moralement contraignantes.
Ces réponses sont rendues possibles par la “ modestie ” de notre
méthode : scepticisme à l’égard des grands discours philosophiques, du
travail abstrait mené à l’aide de grands concepts et de grandes prises de
positions, et confiance en l’analyse soigneuse de cas divers.
Quatrième
étape
Apel et
Habermas sont des philosophes qui ont conçu le “ tournant
pragmatico-linguistique ” comme changement de position et comme processus
d’apprentissage, mais fort peu comme changement de la manière de faire de la
philosophie ; sur ce dernier point (la nouvelle manière de faire de la
philosophie), il y a plus à apprendre des praxéologues wittgensteiniens que
d’Apel et de Habermas. Mais tous deux (Apel et Habermas) ont pris part à une
élaboration de grande valeur de la théorie des actes de parole, élaboration qui
les a conduits à une pragmatique universelle, quoiqu’ils aient terminé avec des
conceptions quelque peu différentes de celle-ci.
Habermas conçoit son travail
propre comme un travail de reconstruction. Il n’essaie pas d’élaborer des
arguments par l’absurde, et il pense que les arguments transcendantaux d’Apel,
qui s’appuient sur des autocontradictions performatives, n’ont qu’une validité
limitée, restreinte à l’activité argumentative elle-même, dépourvue d’une force
suffisante pour les autres formes de discours et de communication. Quoi que
puisse impliquer cette controverse, Apel et Habermas soutiennent tous deux la
conception suivant laquelle on peut établir une pragmatique universelle :
une théorie des prétentions à la validité immanentes aux actes de parole
(intelligibilité, vérité, justesse et sincérité), deux de ces prétentions à la
validité (la vérité et la justesse) pouvant être confirmées par l’argumentation,
pour peu que l’on se trouve dans des conditions de parole idéales, qui semblent
indiquer qu’un consensus idéal est une garantie de vérité et de justesse. Mais
Habermas a toujours rencontré de plus grandes difficultés qu’Apel avec les dernières
de ces prétentions, et, en partie pour cette raison, il a ressenti le besoin de
soutenir sa version faible de la pragmatique universelle à l’aide d’autres
théories, telles que celles de la socialisation et du développement moral[25],
celles de la modernisation culturelle et de la rationalité communicationnelle[26],
et celles de l’impact normatif de l’institution juridique dans les sociétés
modernes.
Ce qui reste insatisfaisant
chez Habermas, en dépit de tous ses impressionnants projets théoriques, est le
manque de la clarté conceptuelle qu’apporteraient des analyses tournées vers
l’étude de cas. Malgré tout son scepticisme à l’égard des théories
philosophiques traditionnelles et de leurs positions, il conserve
fondamentalement confiance en son propre travail, mené à l’aide de concepts
vastes et vagues. Les analyses tournées vers l’étude de cas, y compris sur des
arguments par l’absurde, ne font pas partie de sa pratique philosophique.
Apel travaille de façon
similaire, mais avec sa pragmatique transcendantale. Nous nous intéresserons à
lui dans la prochaine partie. Mais nous ferons d’abord une remarque à propos de
Habermas : puisqu’il doute que la méthode qu’emploie Apel pour élaborer
une pragmatique transcendantale permette de le faire avec succès, et puisque qu’il
ne voit pas de manière praxéologique d’améliorer le projet d’Apel, il procède
avec des ambitions philosophiques restreintes, et il s’appuie en partie, comme
indiqué ci-dessus, sur le soutien que lui fournissent d’autres théories
sociales et juridiques, et en partie sur l’emploi de dichotomies conceptuelles
qui lui servent à éviter le relativisme épistémique, par-dessus tout le
relativisme à propos des normes morales de base. Il a donc travaillé avec des
dichotomies rigides entre l’Homme et la Nature, la justification et
l’application, les normes et les valeurs — des dichotomies qui se révèlent
problématiques quand on les analyse soigneusement. Dans la mesure même où
l’approche d’Apel, qui prend au sérieux les arguments par l’absurde, peut
s’améliorer et se renforcer par des analyses pluralistes tournées vers l’étude
de cas, celle de Habermas aurait pu s’améliorer et se dégager de son
abstraction conceptuelle et de ses dichotomies rigides.
Cette remarque nous conduit à
la partie suivante, sur la notion de rationalité pragmatique, au moyen d’une
version améliorée du projet d’Apel, améliorée par une critique mutuelle avec
une manière praxéologique de faire de la philosophie, inspirée du dernier
Wittgenstein. Pour soutenir cette affirmation, nous nous appuyons sur les
processus d’apprentissage décrits au cours des diverses étapes de ce rapide
récit : de la philosophie analytique classique [1], en passant par la
praxéologie wittgensteinienne [2] et les actes cognitifs de base dans la
philosophie des recherches scientifiques et des discussions
argumentatives [3], jusqu’à une version améliorée de la pragmatique
transcendantale [4]).
Cinquième
étape
Apel est dans une large mesure un
faillibiliste et un défenseur des “ rationalités multiples ”[27].
Il est en même temps un ardent défenseur du raisonnement
pragmatico-transcendantal en tant que “ justification ultime ” (Letztbegründung). En ce sens, il est
certainement un fondationnaliste et un porte-parole de l’unicité et de
l’inévitabilité de la raison discursive et performative : nous devons
éviter les autocontradictions performatives.
Il est important de voir que
le raisonnement d’Apel n’est pas déductif, mais pragmatiquement
autoréférentiel. C’est précisément ce que négligent ceux qui soulèvent à son
encontre l’argument suivant lequel il se heurte au trilemme de Münchhausen de
la régression à l’infini, du cercle vicieux ou du décisionnisme[28].
En fait, Apel argumente longuement par la via
negativa d’arguments par l’absurde, plus précisément d’arguments par l’autocontradiction
performative. Il désigne les autocontradictions performatives comme strictement
dépourvues de sens (sinnlos) et à
l’aide de cette idée il essaie de formuler les principes ou les normes qui sont
violés, et qui sont ainsi des conditions préalables pragmatiques du sens.
Toutefois, Apel semble
supposer qu’il n’y a qu’une sorte d’absurdité (Sinnlosigkeit) et donc que les conditions préalables établies
performativement ont un seul et même statut épistémique, celui de
l’inévitabilité stricte (Nichthintergehbarkeit).
Mais comment le savons-nous ? Je répondrais que ce n’est qu’en regardant
soigneusement les divers cas d’absurdité performative, pour voir si ces
derniers sont identiques ou s’ils présentent des différences.
Cela veut dire qu’il ne faudrait
pas seulement concevoir le tournant pragmatico-linguistique comme un changement
de position — quittant une philosophie de la conscience pour une approche
pragmatico-linguistique —, mais aussi comme un changement dans la manière
de faire de la philosophie : plus tournée vers l’étude de cas et plus
autocritique quant à l’adéquation de ses propres concepts théoriques[29].
Je fais l’hypothèse qu’en
choisissant cette approche nous pouvons voir qu’il y a pour ainsi dire une
certaine pluralité de l’absurdité. Mais dans ce récit, nous ne pouvons pas
discuter cette hypothèse suffisamment en profondeur. Nous allons toutefois
mentionner certains des cas traités par Apel lui-même afin d’indiquer comment
il aurait fallu faire ce travail[30] :
1) “ J’affirme par cet énoncé que je
n’existe pas ”.
2) “ Je vous affirme par cet énoncé
que vous n’existez pas ”.
3) “ Je soutiens, comme prétention sur
laquelle peut s’effectuer un consensus [als
konsensfähig] la proposition suivant laquelle nous devrions par principe
remplacer comme but de la discussion le consensus par le désaccord ”.
Nous négligeons ici les cas des prétentions
à la validité inhérentes aux actes de parole[31].
Nous nous restreignons à ces trois énoncés, pour conclure par quelques
remarques provisoires sur la question de l’opposition entre l’unité et la
pluralité des arguments qui s’appuient sur des autocontradictions
performatives.
Premier point : dans tous
ces cas, les prétentions pragmatiques sont énoncées explicitement et
incorporées à la formulation linguistique. Ainsi les contradictions
performatives se voient plus facilement, ce qui pourrait être un avantage, mais
en même temps elles reçoivent une forme sémantique, ce qui rend moins net le
statut performatif[32].
Second point : il y a des
ambiguïtés conceptuelles. Par exemple, dans la formulation : “ Je
vous affirme par cet énoncé que vous n’existez pas ”, le mot
“ vous ” est ambigu. Il peut renvoyer à une personne concrète,
capable de comprendre ce que l’on dit. Mais il y a aussi de nombreuses
situations dans lesquelles le “ vous ” n’est pas une personne
présente et capable de communiquer. Pensez à la possibilité de se rapprocher
graduellement du nouveau né ou de celui qui est mort depuis peu ; dans ces
cas aussi on peut utiliser un “ vous ” (un “ toi ”).
Peut-être le mot “ vous ” est-il ajouté dans “ Je vous
affirme ” afin de “ vous ” définir comme une personne présente
avec qui l’on peut communiquer verbalement. Mais dans ce cas aussi l’énoncé est
ambigu, et cette ambiguïté porte sur la question de l’unité ou de la pluralité
des absurdités créées par les deux premiers énoncés.
Pour élucider cette ambiguïté,
il peut être utile de rappeler la distinction entre (i) les cas limites de la
famille de l’“ acquisition ” et (ii) les cas de cette famille qui
sont liés à la famille de la “ communication ” : on peut
concevoir le premier énoncé comme un exemple d’un “ il faut ” (d’un
“ on doit obligatoirement ”) au sens constitutif de la famille de
l’“ acquisition ”, car la propre existence de la personne qui parle
représente une vérité que cette personne doit
obligatoirement accepter. Mais l’existence présente de “ vous ”,
d’autrui comme personne, n’est pas incontournable dans le même sens, même si
nous acceptons que l’aptitude à utiliser les pronoms personnels appartient à
notre compétence communicationnelle (telle que l’établit la pragmatique
transcendantale). L’affirmation que “ vous ” existez comme personne,
qu’autrui existe comme personne, dépend d’arguments supplémentaires. Conclusion :
les absurdités de ces deux énoncés ne sont pas identiques. Par conséquent, les
conditions constitutives de l’intelligibilité qu’établissent ces contradictions
pragmatiques ne sont pas non plus épistémiquement identiques. Si cette
argumentation se tient, il y a pluralité au sein de la justification
pragmatico-transcendantale.
Le dernier énoncé, sur le
consensus comme but de la discussion, est théoriquement plus compliqué encore
que les deux premiers. Nous pouvons dire, nous opposant sur ce point à Apel,
que le rôle de l’argument le meilleur suffirait, et que le terme consensus ne
convient pas ici, car il est ambigu, et certaines interprétations raisonnables
que l’on peut en donner le rendent philosophiquement difficile[33].
Bref, il ne s’agit pas ou bien de consensus ou bien de désaccord comme but de
la discussion — ce que suggère ce troisième énoncé. Il faut par conséquent se
demander la meilleure façon pour la pragmatique transcendantale d’interpréter
le terme de consensus.
Remarque d’ensemble :
l’absence de mise en situation rend difficile de nous en sortir avec les
ambiguïtés des mots utilisés. On pourrait répondre que ces cas sont censés être
des cas idéalisés : les points importants de la pragmatique universelle se
situent parmi les compétences pragmatiques profondes. Mais il faut alors
montrer par des analyses soigneuses comment concevoir la relation entre le
niveau profond et le niveau du quotidien — des analyses soigneuses, par
exemple, d’arguments par l’absurde.
Les
deux questions qui suivent sont décisives à cet égard : qu’est-ce qu’un
concept ? Où sont les concepts ? Car si l’on choisit de commencer
avec des concepts de haut niveau, rattachés à des positions théoriques, on
rencontre le problème de la manière de les appliquer à des situations concrètes
où sont accomplis de véritables actes de parole. La variété des emplois du
langage dans les actes de parole réels peut alors apparaître comme
“ seulement empirique ”, et donc ne pas être prise au sérieux au
niveau philosophique. Ceci est toutefois exactement la manière de philosopher
tournée vers les positions que j’ai mise en doute, au profit d’une manière de
philosopher plus tournée vers l’étude de cas et conceptuellement
autocritique : quand les concepts sont perçus comme inhérents à nos
pratiques philosophiques, ils ne sont pas alors quelque chose que nous
possédons grâce à une position théorique, mais quelque chose que nous devons
élaborer à partir des pratiques dans lesquelles nous sommes impliqués[34].
Ce sont certainement des
problèmes difficiles. Les perspectives et les positions théoriques sont
importantes pour les concepts que nous utilisons afin de nous en sortir avec le
monde et d’essayer de voir les choses correctement. La diversité de nos usages
des concepts ne devrait pourtant pas être supprimée ni dépassée par des schèmes
conceptuels tirés d’une position théorique. Mon argument consiste à souligner
le besoin de prêter attention en philosophie aux usages réels et pluriels des
concepts dans diverses sortes de situations. En bref, je mets en garde contre
une confiance exagérée en la supériorité de nos propres concepts explicites
dépendants de la théorie.
La prétention suivant laquelle
il n’y aurait qu’une seule sorte d’absurdité, et suivant laquelle, donc, le
statut épistémique des conditions préalables établies par des arguments par
l’absurde serait toujours identique est ici mise en question — comme l’est
ainsi l’opinion qui voudrait que toutes les autocontradictions performatives
soient en un même sens strictement impossibles, et que toutes les conditions
préalables pragmatiques soient en un même sens strictement nécessaires.
Dans la mesure où cette
argumentation est tenable, elle ne veut pas dire que le raisonnement
pragmatico-transcendantal est fautif. Elle veut dire que cette sorte de
raisonnement est moins “ unitaire ” et davantage
“ plurielle ”. On pourrait même dire que cette argumentation renforce
le projet pragmatico-transcendantal puisque l’on traite avec plus de soin
certains des arguments contraires par cette méthode pluraliste tournée vers
l’étude de cas. S’il en est ainsi, nous avons certaines réponses intéressantes
à la question de la justification tant des normes de base que de la compétence
et de la rationalité communicationnelles.
Sixième
étape
Il est temps de conclure : dans ce
récit qui a reconstruit les processus d’apprentissage conduisant à une idée
d’une rationalité moderne conçue pragmatiquement, notre point de départ se
situait au sein de la philosophie analytique classique : nous avons prêté
attention à ses vertus argumentatives, en mettant particulièrement l’accent sur
les arguments par l’absurde comme manière authentiquement philosophique de
faire des analyses conceptuelles, qui permettait en même temps de montrer une
pluralité et même une certaine gradualité dans l’interaction entre fausseté
empirique et absurdités établies philosophiquement (1). Dans les analyses
tournées vers l’étude de cas des actes humains de base, entreprises par les
disciples du dernier Wittgenstein (les praxéologues), c’est — en tant que façon
d’opérer le tournant pragmatico-linguistique — à la dimension pragmatique que
l’on prête attention afin de montrer les facteurs constitutifs du sens de ces
différents actes, et pas principalement à la sémantique (2). Afin de se
concentrer sur des cas modernes, et pas spécialement sur des actes simples
venant de l’artisanat, nous sommes passés à l’analyse pragmatique des normes
constitutives de la recherche scientifique ou de la discussion
argumentative ; cette analyse nous a montré l’interaction graduelle entre
certaines de ces normes, dont la nature est principalement constitutive, et
d’autres normes, qui sont en plus morales par nature (3). En poursuivant
la réflexion sur la nature des conditions préalables pragmatiques, nous avons
abordé les tentatives d’Apel et de Habermas pour établir une conception
pragmatique des actes de parole et de la communication. Les prétentions à la
validité inhérentes aux actes de parole ont pour ces deux auteurs une
importance cruciale. Pour éviter certains des arguments soulevés à l’encontre
de la version stricte de la pragmatique transcendantale telle qu’elle se trouve
chez Apel, Habermas a élaboré diverses approches théoriques. Cependant, en
laissant de côté l’argumentation transcendantale, il a essayé d’éviter le
relativisme en insistant sur diverses sortes de dichotomies. Mais ses
dichotomies, sa théorisation de haut niveau en rapport avec les sciences
sociales et sa négligence relative à l’égard des arguments philosophiques qui
pourraient soutenir son idée normative de la rationalité et de la communication
— tout ceci est l’objet de critiques virulentes, et ces critiques impliquent
que l’approche d’Apel représente toujours un défi pour Habermas (4).
Toutefois, pour renforcer sa philosophie, Apel devrait prêter plus d’attention
à une manière de faire de la philosophie conceptuellement autocritique et
tournée vers l’étude de cas ; ainsi faudrait-il changer sa philosophie
quelque peu essentialiste et monolithique au profit d’une manière de faire de
la philosophie et de concevoir des idées philosophiques qui soit davantage
plurielle et plus souple (5).
Telles sont les étapes
principales de ce récit abrupt.
Afin d’indiquer comment on
peut mettre cette conclusion en relation avec les débats en cours non seulement
sur la rationalité mais encore sur la modernité en général, avec, par exemple,
la controverse qui oppose modernes universalistes et post-modernes
contextualistes, quelques remarques sont nécessaires.
Je suppose en quelque sorte
que la raison, conçue pragmatiquement, est une
et universellement contraignante,
qu’elle est commune à tous et inévitable pour tous. Mais ses voies sont
faillibles, et il y a pluralité de
perspectives et peu de synthèse, et toujours une attraction vers le meilleur,
ou du moins une force qui nous pousse à éviter ce que l’on peut montrer être
moins bien établi. En ce sens, notre raison commune et contraignante semble
indiquer un “ méliorisme ” dynamique, nourri par la “ puissance
du négatif ”, le dépassement des faiblesses et des manques épistémiques,
plutôt que par un idéal de la réponse finale unique.
Pour des raisons
performativement autoréférentielles, nous sommes contraints par l’argument
meilleur, et par la recherche continuelle de celui qui est encore meilleur. En
tant qu’êtres finis, ayant besoin des autres, pour notre socialisation au moyen
des rôles que nous jouons (au moyen de notre role-taking) comme pour notre recherche d’arguments meilleurs, nous
sommes en plus obligés d’essayer de faire participer les autres à nos
discussions et de les reconnaître comme rationnels et faillibles, et comme
vulnérables en un sens moralement pertinent, à la fois dans leur corps et dans
leur identité sociale[35].
Ces conditions préalables
pragmatico-transcendantales de l’usage discursif et collectif de la raison
impliquent une identité moderne particulière : réflexive et décentrée,
puisque nous nous rendons compte de notre faillibilité et de notre
impossibilité à voir le monde autrement que selon un registre de perspectives
assez restreint, mais aussi, en même temps, ferme et souple — ferme pour bien
nous en tenir à l’argument pour le moment meilleur, résister à la tentation et
à la pression sociales, et souple pour changer quand les arguments nous
apparaissent autrement que nous les avions perçus jusqu’alors. Il y a aussi à
cet égard une reconnaissance égalitaire mutuelle : en tant qu’individus
faillibles, nous sommes fondamentalement égaux, dans notre raison, dans notre
finitude, et dans notre vulnérabilité.
Mais il y a aussi ceux qui
sont moralement vulnérables sans être à ce jour des personnes. En bioéthique,
dans les réflexions sur les générations futures, sur les possibilités des
biotechnologies, et dans notre façon de traiter les autres êtres sensibles,
nous devrions étendre notre capacité à jouer un rôle (notre capacité pour le role-taking), nous devrions dans nos
discussions pratiques donner à ces êtres une “ représentation par un
avocat ” équitable. Il y a ici gradualité quant à la nature de la prise de
rôle formatrice de notre identité : elle part des personnes et, passant
par l’humanité, elle s’étend jusqu’aux autres êtres sensibles.
Qu’ai-je fait,
jusqu’ici ? J’ai raconté une histoire, pour vous montrer où je me trouve
et comment j’en suis arrivé là : le lieu, le paysage et le chemin — topos et odos, comme le disaient les Grecs — ; et meth-odos indique la voie par laquelle on avance.
Tout au long, à chaque étape,
il reste encore du travail à accomplir. Développer la rationalité à l’époque
moderne, une rationalité justifiée pragmatiquement et obligatoire, située et
tournée vers l’étude de cas, guidée par un méliorisme critique dirigé contre
les raccourcis idéologiques d’une modernité soumise au marché, aux médias et à
la domination d’un petit nombre de disciplines scientifiques, c’est là me
semble-t-il une tâche urgente, notre tâche, un travail de Sisyphe — au-delà de
l’optimisme et du pessimisme, mais avec la conscience de qui nous sommes, sans savoir pourquoi nous sommes là — ni où et
quand ce travail finira. Et comme nous le rappelle Camus : il faut imaginer Sisyphe heureux[36].
_________________________________
© THÈMES VII/2003
(*) Texte traduit par Jean-Luc Gautero.
Nous remercions notre collègue William Fovet, directeur du
Département d'études scandinaves de l'Université de Lyon et organisateur du
dernier congrès international "Philosophies inter-nordiques" à Lyon,
de nous avoir aimablement mis au contact de l'auteur.
Gunnar Skirbekk a notamment publié en français Rationalité
et modernité, Paris, L'Harmattan. Ce thème de la raison universelle ou
plurielle, de la rencontre de l'universel et du générique, ou du particulier et
du singulier, s'inscrit dans une démarche de réflexion où se retrouve la
philosophie du droit.
J.-M. T.
[1] D’un point de vue philosophique, c’est une remarque
nietzschéenne ; d’un point de vue politique et existentiel, elle
s’enracine paradigmatiquement dans les expériences de crise liées au régime
nazi. Cette expérience d’une crise profonde n’est pas seulement une expérience
allemande, mais une expérience de la crise de la modernité. À ce titre, il
importe de la prendre au sérieux, et il ne suffit pas à cet égard de
répéter : “ Je suis un Américain ”, ou quelque chose de semblable
(cf. Richard Rorty). Cette crise devrait être prise au sérieux en tant que
problème intellectuel et politique de la modernité, et c’est précisément la
motivation sous-jacente d’Apel et de Habermas. Leur pragmatique universelle
n’est rien moins qu’un essai de surmonter le scepticisme et le nihilisme
modernes, théoriquement et dans la réalité. Ceux qui ne reconnaissent pas ce
défi verront difficilement l’intérêt d’essayer de fournir une justification
pragmatico-universelle tant des normes universelles de base que de la rationalité
communicationnelle.
[2] Tels que Wittgenstein et Rorty.
[3] Tels qu’Apel et Habermas.
[4] Comme le fait Habermas.
[5] Comme chez Apel.
[6] Voir les affirmations de Karl-Otto Apel discutées plus loin
dans cet article. Pour un avis critique, voir Gunnar Skirbekk, “ La
rationalité discursive, universelle et contextuelle ”, dans Une praxéologie de la modernité, Paris,
L’Harmattan, 1999.
[7] En plus de l’emploi fréquent du mot “ nouveau ”
et de ses formes dérivées.
[8] En français dans le texte (NdT).
[9] Ou pas tout à fait : ma première publication, à la fin
des années cinquante, sous le titre Nihilisme ?,
soulevait la question de la signification et des fondements normatifs de la vie
humaine. Son contexte historique était l’expérience contemporaine de la crise
(en termes philosophiques : le problème du mal), son style celui de
l’existentialisme de l’après seconde guerre mondiale, et son problème
épistémique celui d’un scepticisme moderne, sceptique à l’égard de lui-même.
(D’après le schème du développement de Kohlberg, dans l’interprétation qu’en
donnent Apel et Habermas : stade 4,5 — en bref, une position proche d’une
position nietzschéenne. Ou plutôt : “ La conclusion est un nouveau
point de départ ” — une conclusion qui m’a en partie mené vers Heidegger,
et en partie vers la philosophie analytique.) En bref, mon point de départ
était celui de la crise, épistémologique et normative. L’approche analytique
est venue plus tard.
[10] Cf. Gunnar Skirbekk, Une
praxéologie de la modernité, Paris, L’Harmattan, 1999. Pour le mot “ praxéologie ”,
voir aussi (en anglais : “ praxeology ”) Encyclopedia of Philosophy, Londres, Routledge, 1998.
[11] Qu’il s’agisse des Serbes, des communistes, des fascistes,
des capitalistes ou des phallocrates.
[12] Cela implique aussi de voyager, ce qui dans un sens
pertinent philosophiquement peut ouvrir à des rencontres créatrices avec des
penseurs d’autres traditions philosophiques et de formation différente.
[13] Pour ce qui suit, voir Gunnar Skirbekk, ibid. (note 10).
[14] Comme dans les exemples ci-dessus.
[15] Cf. Jakob Meløe, “ The Agent and His World ”,
dans Praxeology, sous la direction de
Gunnar Skirbekk, Oslo, Universitetsforlaget, 1983, p. 13-29 ; voir
aussi p. 70-80 et p. 89-93.
[16] Pour reprendre les termes de Jakob Meløe : elles
représentent le corps “ tautologique ” de ce type d’activité.
[17] On pourrait ainsi voir ce type de philosophie analytique
tournée vers l’acte comme une phénoménologie, non pas une phénoménologie du
type qui parle de façon réflexive de toutes les conditions préalables
nécessaires à entreprendre une analyse phénoménologique, souvent sans le faire
vraiment in concreto, mais une
phénoménologie en ce sens que les traits constitutifs des actes, avec les
agents et les objets, y sont soigneusement décrits.
Dans la praxéologie de Meløe, il y a une remarque critique
contre le “ possibilisme ” d’Arne Naess dans les années 50
(Cf. Naess dans Philosophy Beyond
Borders, sous la direction de Ragnar Fjelland et al., Bergen, SVT Press, 1998, p. 32-51) : tandis que
Naess soutenait à l’époque qu’il y a différentes “ conceptions
totales ” possibles sans qu’aucun fondement rationnel ne permette de
procéder parmi elles à un choix rationnel (voir le débat ultérieur autour des
paradigmes de Kuhn), et que le monde vécu est trop imprécis pour permettre des
analyses philosophiques, Meløe essayait de montrer que
les activités du monde vécu présentent des traits constitutifs ; tout
n’est pas que possibilisme, décisionnisme et contingence. (Voir la conception
que Rorty a de la contingence, publiée ultérieurement : Contingency, Irony and Solidarity,
Cambridge University Presse, Cambridge Mass., 1989 ; tr. fr. Contingence, ironie et solidarité,
Paris, Armand Colin, 1993)
[18] Voir la description par Meløe du cueilleur de myrtilles
dans son paysage, dans son essai : “ The Agent and His World ”,
repris dans : Ragnar Fjelland et
al., Philosophy Beyond Borders, Bergen, SVT Press, 1997, p. 77-92.
[19] Sur les possibilités qu’offrent les biotechnologies de
“ reconstruire ” l’homme (et d’en faire un “ surhomme ”),
voir : Lee M. Silver, Remaking
Eden : cloning and beyond in a brave new world, Londres, Phoenix
Press, 1999.
[20] Cf. Knut Erik Tranøy, “ Norms of Inquiry :
Methodologies as Normative Systems ”, repris dans : Ragnar Fjelland et al., Philosophy Beyond Borders, Bergen,
SVT Press, 1997, p. 93-103.
[21] De telles analyses soigneuses tournées vers l’étude des cas
peuvent nous aider à détailler l’interaction entre la nature morale et la
nature constitutive des diverses normes, ce qui est une question qui présente
un intérêt philosophique particulier. Voir plus loin ce qui est dit de
l’interaction entre règles méthodologiques, où certaines sont principalement
constitutives, sans statut moral, et où d’autres ont aussi un statut moral. Dans l’autre sens,
cf. Karl-Heinz Ilting, “ Der naturalistische Fehlschluss bei
Kant ”, dans Grundfragen der
praktischen Philosophie, Francfort, Suhrkamp, 1994.
[22] Un candidat possible pour tenir la place de p est
“ 2+2=4 ” (un autre, faux, est “ 2+2=3 ”). Ce sont bien sûr
des cas particuliers (dans le premier cas, p est clairement vrai, dans le
second, il est clairement faux). Ces cas illustrent bien que nous sommes
contraints à accepter ce que nous percevons comme vrai, mais ce ne sont pas de
très bons exemples pour illustrer que nous ne devrions pas mentir. (Que
pourrait bien être une situation dans laquelle il serait raisonnable de
conférer un sens à prétendre que “ 2+2=3 ” ?) Dans la plupart
des cas, nous n’éprouvons pas une telle certitude ; voir sur ce point les
propres commentaires de Knut Erik Tranøy, : “ Pragmatik der
Forschung. Methodologien als normative Systeme ”, dans Die pragmatische Wende, sous la
direction de Dietrich Böhler et al.,
Francfort, Suhrkamp, 1986, p. 36-54. Il faudrait mener d’autres analyses à
propos de ces cas (plus réalistes). Je pense toutefois qu’à ce stade, les
remarques que je formule sont tenables — mais bien sûr cette affirmation est
ouverte aux arguments contraires, liés aux analyses de ces cas.
[23] Voir Knut Erik Tranøy,
“ Pragmatik der Forschung. Methodologie als normative Systeme ”, dans
Die pragmatische Wende, sous la
direction de Dietrich Böhler et al.,
Francfort, Suhrkamp, 1986, p. 36-54 ; citation p. 43.
[24] Mais il y a des cas limites de “ se mentir à
soi-même ”, voir par exemple ceux discutés par Jon Elster dans
“ Belief, Bias and Ideology ”, dans Rationality and Relativism, sous la direction de Martin Hollis et
Steven Lukes, Oxford, Blackwell, p. 123-148.
[25] En utilisant par exemple Lawrence Kohlberg.
[26] En développant les travaux de Max Weber, et d’autres.
[27] Cf. Karl-Otto Apel et Matthias
Kettner (sous la direction de), Die eine
Vernunft und die vielen Rationalitäten, Francfort, Suhrkamp, 1996.
[28] Voir la critique formulée par des popperiens tels que Hans
Albert.
[29] En ce sens, plus herméneutique, en comprenant
l’herméneutique comme une réflexion critique sur le langage en usage.
[30] Cas tirés par exemple de
Karl-Otto Apel, “ Fallibilismus, Konsenstheorie der Wahrheit und
Letztbegründung ”, dans : Philosophie
und Begründung, sous la direction de Wolfgang Kuhlmann, Francfort,
Suhrkamp, 1987, p. 116-211. Voir de Matthias Kettner : “ Ansatz
zu einer Taxonomie performativer Selbstwidersprüche ”, dans : Transzendentalpragmatik, sous la
direction d’Andréas Dorschel et al.,
Francfort, Suhrkamp, 1993, p. 187-211, en particulier note 10,
p. 196-197. Kettner montre à juste titre
la bizarrerie des cas/formulations chez Apel, et le manque d’analyse soigneuse
de ces cas par Apel.
[31] Voir Gunnar Skirbekk, 1999, ch. III,
“ Pragmatisme et pragmatique. Prétentions à la validité et arguments dans
une perspective mélioriste ”.
[32] Cette critique ne constitue pas un rejet radical de la
sémantique (voir l’utilité pédagogique des manuels de sémantique empirique
d’Arne Naess !). Mais il est à ce sujet important de souligner la
différence entre une approche pragmatique et une approche sémantique.
[33] Voir Harald Grimen, “ Consensus and Normative
Validity ”, Inquiry, 1997,
p. 219-227 ; et Albrecht Wellmer, “ Der Streit um die
Wahrheit ”, dans Die Renaissance des
Pragmatismus, sous la direction de Mike Sandbothe, Francfort, Velbrück
Verlag, 2000, p. 253-269.
[34] Voir Kjell S.
Johannessen, “ Rule Following, Intransitive Understanding, and Tacit
Knowledge ”, dans Philosophy Beyond
Borders, sous la direction de Ragnar Fjelland et al., Bergen, SVT Press, 1997, p. 205-227.
[35] J’ai soutenu que l’existence d’un corps biologique, avec sa
vulnérabilité, est une condition préalable de participation à une discussion
pratique, à cause de la nécessité de jouer un rôle. Les robots, je l’affirme,
ne peuvent être des co-participants à une discussion pratique, puisqu’ils ne
sont pas vulnérables au sens qui serait moralement pertinent. On doit être un
“ sujet moral ” avec un corps biologique humanoïde pour être un
“ participant à une discussion pratique ” (qui présuppose un échange
mutuel de rôle). Sur ces questions, voir Gunnar Skirbekk, “ Verantwortung
— wem gegenüber ? ”, article présenté lors des journées Hans Jonas de
Berlin, le 14 juillet 2000. Voir aussi Onora O’Neill, “ Scope : agents
and subjects : who counts ?”, dans Towards Justice and Virtue, Cambridge, Cambridge University Press,
1996, p. 91-121.
[36] En français dans le texte (NdT).